Cette fic est écrite dans le cadre de la 90ème nuit écriture du FoF (Forum Francophone) pour le thème "Abandon". Le FoF est un forum regroupant tous les francophones de ffnet où l'on peut discuter, demander de l'aide ou s'amuser entre nous. Le lien se trouve dans mes favoris. Rejoignez-nous !


Toute ma vie n'a été qu'une putain de succession d'abandons. Pas moi qui ai abandonné, hein. Moi qui aie été abandonné. Je devrais m'y être habitué, à force. Enfin, je crois que je m'y suis habitué, même. Sinon, je serai pas en train de me dire tout ça, pas en train de me demander quand sera la prochaine fois.

Quand j'étais gosse, je me suis souvent demandé si c'était de ma faute. Ce que j'avais fait pour que chaque personne que j'ai jamais connue m'abandonne, me jette comme certains salauds jettent sur le trottoir un chien devenu trop envahissant, qui demande trop d'attention. Est-ce que c'était mon cas ? J'en sais rien.

Je me souviens même pas du premier abandon. Comment je pourrais m'en souvenir, je venais de naître ? Enfin, c'est ce que les amis de Grand-Père disaient quand ils pensaient que je ne les écoutais pas, que j'étais dans ma chambre. Mais selon eux, mon premier abandon, c'était mon père. Quelques heures après ma naissance, il a décrété à ma mère qu'en fait, il ne voulait pas être père. Et il est parti. Comme ça. C'était tellement facile, de disparaître dans la nature sans laisser de traces en me laissant dans les bras de ma mère. Mais bizarrement, je suis quand même content de cet abandon là. Pour deux raisons. La première, c'est que si mon père était suffisamment con pour faire ça, c'est qu'il l'aurait été pour faire plein d'autres choses, et que mon enfance n'aurait certainement pas été la même que celle que j'ai eue chez Papy. La deuxième, c'est que je me raccroche à cet exemple quand je me demande si ces abandons sont de ma faute ou pas. Non, celui-là ne l'était pas. J'étais certainement comme tous les gosses de quelques heures, c'est-à-dire moche, hurlant à plein poumons, faisant dans ses couches toutes les demi-heures et n'arrêtant de brailler que quand on me nourrissait. Chiant, quoi. Mais tous les gosses le sont. Peu importe comment j'étais, c'était pas de ma faute. J'en suis au moins sûr pour cet abandon là.

Le deuxième, c'était ma mère. Celui-là, j'en ai quelques souvenirs. Quelques. Non parce que, j'avais quatre ans, hein. Mais je suppose que vous savez ce que c'est, les quelques flashs que vous conservez de cet âge-là, sans savoir pourquoi votre cerveau a décidé de garder ces moments-là et pas les autres ? C'est ce que j'ai. Des flashs. Ma mère, triste. Ma mère, devant les magazines qui la montraient en photo. Elle m'avait expliqué – ou on m'a dit après ? Je sais plus – qu'avant, elle était une star célèbre. Avant de tomber enceinte d'un salaud. Qu'elle avait tout arrêté pour moi. C'est peut-être à cet âge-là que la culpabilité est arrivée. Mais je me souviens de l'abandon. Du jour où elle m'a déposée chez Papy avec une tonne de valises, où elle m'a embrassée en me disant qu'on se reverrait très vite. Je l'ai revue très vite. A la télé. Elle avait repris sa carrière de star, elle était devenue heureuse – en laissant chez son père le seul problème qui l'empêchait de l'être. Moi. C'est à ce moment là que je me suis demandé si c'était de ma faute. Si les gens m'abandonnaient parce que je les empêchais d'être heureux. Papy m'a promis que non, et j'ai eu envie de le croire. Je savais pas pourquoi, mais cet abandon-là non plus, je ne le regrettais qu'à moitié. Il aura fallu des années pour que je comprenne pourquoi. Il aura fallu que je rencontre Yûko, et qu'elle me dise, au détour d'une conversation, qu'une mère un peu absente mais heureuse sera toujours plus bénéfique qu'une mère qui crève de tristesse au point de faire comprendre à ses enfants qu'elle a renoncé à tous ses rêves pour eux. Et avec le recul, j'ai compris. J'ai compris que je n'en voulais pas plus à ma mère qu'à mon père – pour la même raison. Ils sont plus heureux sans moi, et j'ai probablement été plus heureux sans eux. La culpabilité est restée, hein. Encore aujourd'hui, quand je tourne en rond dans mon lit pendant des heures sans réussir à dormir, je me demande ce que j'aurais pu faire à l'époque pour rendre ma mère heureuse, pour ne pas lui faire regretter sa carrière. Cette réponse là, je la cherche encore.

Des abandons, y en a eu un tas d'autres après. De tous mes entraîneurs de patinage. Et pourtant, des clubs et des entraîneurs différents, il y en avait un paquet, à Moscou. Mais ils finissaient tous, au bout de quelques mois, parfois un an, par convoquer Papy pour lui dire que ce ne sera plus possible. Que j'étais doué mais que je dissipais tout le groupe, que je ne faisais pas les exercices demandés, que je faisais d'autres choses trop dangereuses et pas de mon âge, que je me fichais des cours de souplesse ou de renforcement musculaire. Je n'ai pas compté le nombre de clubs qui m'avaient viré. Mais à cette période, j'ai arrêté de culpabiliser. J'avais pas le choix. Enfin si, je l'avais. Soit je décidais que le problème venait des autres, qu'ils n'étaient tous qu'une bande d'abrutis qui ne méritaient pas que je les côtoie. Soit je décidais que le problème venait de moi, que c'était moi qui énervais tout le monde, qui rendais tout le monde malheureux, qui les persuadais de me jeter dehors comme une merde. J'ai longtemps hésité, mais j'ai fini par prendre la première option. Parce que j'aimais patiner, que j'avais besoin de croire en moi pour le faire, et que la deuxième option était beaucoup trop destructrice pour ça.

Le seul avantage de cette succession de clubs, c'est que j'ai progressé. C'est la preuve que je n'étais pas si dissipé que ça non plus, hein ? J'ai progressé et, dans mon dernier club, je suis arrivé premier d'une compétition départementale. Quelques jours avant d'être viré. Papy était encore en train de chercher un club qui ne m'avait pas encore dégagé quand il a reçu un courrier de Yakov. Il m'avait vu en compétition, je l'intéressais et il voulait me faire passer des sélections. A Saint-Pétersbourg. Et si j'étais pris, je devrais vivre là-bas. C'est complètement con, et aujourd'hui, je me demande ce qu'aurait pu être ma vie si ce moment-là avait été différent. Mais sur le coup, j'ai dit à Papy de déchirer la lettre. Pas que je ne voulais pas, hein. Mais j'étais bien conscient que, si je n'avais que Papy dans ma vie, lui, il n'avait que moi. Et l'abandonner pour se consacrer à une carrière me rappelait une succession de flashs que je refusais de lui faire subir. Mais il a insisté. Il m'a dit de ne pas m'en faire pour lui, qu'on continuerait à se parler, qu'il s'en sortirait tout seul et tout ce paquet de mensonges que les adultes peuvent sortir quand il s'agit de rendre leur progéniture heureuse. Et j'ai craqué. J'ai été passer ces sélections. Et je suis resté à Saint-Pétersbourg.

J'avais neuf ans et j'étais trop petit pour habiter seul. Yakov a dit que ce n'était pas un problème, que la fédération payait des familles d'accueil pour héberger les sportifs dans mon cas et qu'ils m'en trouveront une. Ils l'ont fait, et rapidement. J'ai emménagé chez les Medvedev. Un couple suffisamment âgé pour avoir des cheveux blancs et des enfants partis vers d'autres horizons, pas assez pour avoir des petits-enfants dans les pattes. Je n'ai pas trop de souvenirs de cette période-là. A part que j'étais bien. J'étais choyé, protégé, ils s'inquiétaient de mes résultats en compétition, de ma santé, de mon mental. J'étais aimé, quoi. Enfin, je croyais l'être. Parce qu'un jour, ils m'ont fait venir dans le salon pour m'annoncer qu'ils prenaient leur retraite. Que malgré tout le bien qu'ils pensaient de moi, malgré ceci, malgré cela, malgré toutes ces conneries, être famille d'accueil était avant tout un métier, et qu'ils l'avaient exercé suffisamment longtemps pour pouvoir partir à la retraite. Donc qu'ils allaient le faire. Alors, ne vous méprenez pas, hein. J'aurais eu neuf ans, j'aurais pu comprendre. Sauf qu'à ce moment-là, j'en avais déjà treize. Il m'aurait fallu quoi… Deux ans, peut-être trois pour être assez grand pour avoir mon appart' ? Et puis j'avais pas l'impression de les faire chier non plus. Enfin je crois. Est-ce que c'était un travail si dur que ça, de me supporter ? Peut-être, en fait. J'en sais rien. Et ça fait partie des questions que je refuse de me poser, parce que je dois croire en moi pour être le meilleur, et que je veux être le meilleur.

Alors j'ai déménagé le jour où le premier versement de la retraite des Medvedev est arrivé. Mais pour aller où ? Personne ne me l'a expliqué en ces termes, mais j'ai vite compris le problème. Personne ne voulait de moi. Les familles d'accueil de la fédération suivent les compétitions, au moins à la télé, et mon caractère de merde avait dû se faire remarquer, parce que la fédé était incapable d'en trouver une qui n'avait pas d'excuse rêvée pour justifier qu'elle ne pouvait pas me prendre. J'ai passé une ou deux nuits chez Yakov, mais on savait que c'était pas l'idéal. Il finissait de travailler trop tard et commençait trop tôt pour avoir mon compte de repos et j'aurais fini par m'effondrer. Je me faisais à l'idée de devoir vivre seul à treize ans. Quand Victor m'a hébergé. Comme ça. Alors que Yakov hurlait au téléphone sur le mec de la fédé chargé de me trouver une famille, Victor a débarqué dans son bureau et a dit qu'il pouvait m'héberger. Le temps que la situation se débloque. Je suis vraiment resté sur le cul. Des personnes qui m'abandonnent après que je me sois mis dans leurs pattes, j'avais l'habitude. Mais des personnes qui acceptent de me recueillir comme ça, sans condition, juste pour rendre service, parce que je leur ai fait pitié – ou que Yakov leur a fait pitié ? Non, c'était trop anormal, trop inhabituel. Et puis, c'était temporaire, hein. Le temps de trouver une autre solution. Alors j'ai accepté cette situation, et j'ai emménagé chez Victor en attendant.

Mais ça n'a pas été temporaire. Victor et moi, on s'entendait bien. Très bien. Il me chouchoutait, me préparait mes repas et me conseillait sur mes chorégraphies. Et, au bout d'une semaine, il est retourné voir Yakov pour lui dire de laisser tomber les recherches, que je pouvais rester chez lui autant de temps que je voudrais. Au fil du temps, j'ai compris que Victor aussi avait été abandonné, trop souvent, trop longtemps, et que s'il avait fait ça, c'est parce que lui-même adorait avoir quelqu'un à ses côtés. Ne rêvez pas, il a beau être parfait, charismatique, et tout ça tout ça, il reste trop égoïste pour faire quoi que ce soit sans y avoir un intérêt personnel. Mais à l'époque, je le savais pas. C'est peut-être pour ça que l'abandon suivant a été aussi douloureux. Son abandon. Je pensais franchement qu'il était heureux avec moi. Que pour la première fois de ma vie, j'avais rendu quelqu'un heureux. J'avais réalisé que non en le voyant au bal de Sotchi, en train de danser avec le porcelet alcoolisé. Mais bon, qu'est-ce que ça aurait changé ? Le Yuri de contrefaçon s'est payé le toupet de l'ignorer quand Victor lui a reparlé le lendemain, et ça aurait pu s'arrêter là. Ça aurait dû s'arrêter là. Mais en vrai, ça s'est arrêté pendant un entraînement, trois mois plus tard, quand j'ai vu sur Internet que ce porcelet avait reproduit sa chorégraphie. Je l'ai traité de tous les noms, et j'avais hâte de rentrer chez moi – oui, chez Victor, c'était devenu chez moi – pour en plaisanter à ce sujet avec lui. Mais quand je suis rentré, il n'était plus là. Plus aucune de ses affaires, plus de Makkachin, juste un mot sur la table m'expliquant sa décision et m'assurant que je pouvais continuer à habiter ici aussi longtemps que je le voudrais.

C'est ce jour-là que j'ai chialé pour la première fois à cause d'un abandon. Je me suis effondré comme une merde sur son carrelage et j'ai chialé pendant je ne sais pas combien de temps. Mais j'avais été con, en même temps. Pourquoi j'y avais cru, franchement ? Je savais que je ne rendais personne heureux, que je serais toujours abandonné, pourquoi ça faisait aussi mal de le constater encore une fois ? Après avoir chialé, je me suis ressaisi. J'ai classé Victor dans la liste des connards qui n'étaient pas dignes de m'avoir, mais je voulais quand même le faire payer. L'abandon, j'aurais dû m'y attendre. Les promesses brisées, c'était autre chose. Alors je l'ai retrouvé à Hasetsu, je l'ai obligé à m'écrire une chorégraphie et j'ai failli l'obliger à revenir avec moi en Russie. Failli. Si j'avais été capable de battre le porcelet, si je n'avais pas compris plus tôt que c'était une compétition truquée dont le seul juge avait choisi le vainqueur avant qu'elle ne commence.

Je suis revenu à Saint-Pétersbourg, seul mais avec ma choré, et j'ai déménagé. C'était trop douloureux de continuer à vivre chez lui. J'ai emménagé seul – comme ça, j'étais sûr de ne pas encore me faire mettre dehors, et je me suis fait une raison. Je ne rendrais jamais personne d'autre que moi-même heureux, je serai encore et toujours abandonné, alors je ferais mieux de ne pas m'attacher aux gens.

C'est peut-être pour ça qu'aujourd'hui, je ne fais pas d'espoir. Ne croyez pas que je ne l'aime pas, hein, non ! Je suis heureux quand je suis avec Otabek. Et lui me jure qu'il est heureux avec moi. Mais ils ont tous dit ça au début. Alors j'ai arrêté d'espérer. Je ne me demande plus s'il m'abandonnera lui aussi – je sais qu'il le fera. Et me persuader qu'il le fera, ça me fera sûrement moins mal quand ça arrivera. Mais c'est cette question, dont je n'ai pas encore la réponse. Quand est-ce que ça arrivera ? Parce que si je le savais, je pourrais m'y préparer, me faire à cette échéance. Ne pas m'attacher à lui. Parce que je ne sais pas quand est-ce qu'il partira, mais que je sais qu'il le fera un jour. J'ai arrêté d'espérer, et j'ai changé de stratégie : Je profite de chaque instant, de chaque seconde, pendant lesquelles il veut encore de moi à ses côtés. Parce que ça fait du bien de se sentir aimé, même si c'est éphémère. Même si je sais qu'il finira par m'abandonner comme tous les autres.


"Une mère un peu absente mais heureuse sera toujours plus bénéfique d'une mère triste au point de faire comprendre à ses enfants qu'elle a renoncé à tout pour eux". Cette phrase m'a été dite par Aqualys et elle a possiblement été une vraie révélation pour moi. Donc je tenais à rendre à César ce qui est à César et, Aqua, si tu passes par là, à te redire encore un grand Merci pour m'avoir un jour écrit ça.

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