Les mains de Stiles étaient rouges, et pas seulement parce que certaines des blessures qu'il s'était fait avec le verre cassé s'étaient rouvertes. L'eau coulait, nettoyait plus ou moins bien ces mains abîmées et couvertes d'un sang qui n'en provenaient qu'en partie seulement. Il arrêta le robinet, sécha grossièrement ses mains en les secouant et si plusieurs gouttes se logèrent sur le petit miroir sale de la minuscule salle de bain du bunker, il n'y accorda absolument aucune attention. Parce que relever les yeux pour essuyer lesdites gouttes reviendrait à redécouvrir son reflet, reflet qu'il ne voulait plus voir. Il n'avait pas besoin de se rappeler les bleus, les ecchymoses par dizaines, son œil au beurre noir, les entailles qui parsemaient ses joues, sa gorge, jusqu'à ses clavicules… Il voyait déjà ses poignets bleuis et c'était déjà bien trop pour son esprit torturé, à deux doigts d'abandonner toute résistance à la solution de facilité qu'il entrevoyait déjà depuis un long moment. Elle s'était déjà immiscée en lui, avait pointé le bout de son nez voilà déjà quelques jours et s'il faisait tout pour l'écarter, c'était bien difficile. En effet, elle le narguait avec ses belles promesses, dont celle qu'il ne souffrirait plus. Qu'une fois tout terminé, il ne ressentirait plus rien et n'aurait à regretter que de laisser un père orphelin de son fils dont le destin était déjà scellé sans savoir que le destin en avait, en réalité, déjà décidé autrement.

Stiles attrapa, sans âme, un linge qui traînait par là. Un linge blanc. Puisqu'il n'avait pas trouvé de serviette et qu'il n'avait pas le cœur à en chercher une à ce moment-là, ce chiffon ferait l'affaire. L'hyperactif s'essuya le visage comme il put et appuya longuement sur certaines zones en grimaçant, histoire de stopper les légers saignements qui subsistaient encore. La douleur, il la ressentait à peine alors qu'elle était bel et bien présente. C'était son corps qui y réagissait, pas vraiment lui. En soi, il avait mal partout, mais son esprit n'y faisait pas vraiment attention, trop éteint qu'il était pour ne serait-ce qu'y penser consciemment.

Non, la seule personne à laquelle il songeait, c'était Lydia. Si Scott ne l'avait pas mise dans cette équation, Stiles ne serait jamais allé le voir. Au départ, il avait fait cela histoire de pouvoir discuter avec son ancien meilleur ami, pour remettre les choses à plat et discuter d'une meilleure coopération entre eux… Pour le bien de la meute. Et puis, Stiles avait naïvement pensé que Scott regrettait sa tentative de meurtre de l'autre jour.

En réalité, il n'en était rien.

Autrefois, jamais il n'aurait pensé voir Scott jubiler parce que Scott était gentil, serviable, il détestait faire souffrir les gens. Enfin, c'était ce qu'il pensait jusqu'à ce que son ancien meilleur ami le passe à tabac, purement et simplement, en le menaçant de s'en prendre à Lydia s'il osait se défendre. Tenter de protéger son visage avec ses bras, il en avait eu le droit. Mais essayer de riposter ou même de faire apparaître ces flammes du démon, il en était hors de question. Parce que Scott savait frapper là où ça faisait mal, contrairement à ce que Stiles pensait autrefois. Puisqu'il savait qu'il devait rester loin de la meute sauf lorsque celle-ci le contactait par besoin de ses services, Stiles n'était pas là pour protéger Lydia. Et puis il doutait fortement que celle-ci accepte qu'il lui colle aux baskets juste pour la protéger efficacement. La surveiller de loin ne suffirait pas. Comme les autres – de son point de vue –, elle le détestait et ne voulait plus rien avoir à faire avec lui, mis à part pour avancer sur cette affaire de Psis. Stiles étant le seul membre de cette espèce qu'ils avaient à disposition, autant en profiter.

Alors, il avait laissé Scott se défouler, lâcher ses pulsions de violence contre lui.

Le linge blanc tomba dans le lavabo sans que Stiles puisse y faire grand-chose. Ses mains tremblaient à un point inimaginable, comme si son corps, en plus de ressentir la douleur, se mettait à prendre le contrecoup de ses émotions tardives. Parce que sur le moment, sa souffrance physique était telle que c'était la peur de mourir qui était passée devant. Stiles s'était protégé la tête, juste pour ne pas perdre la vie à cause d'un coup plus fort que les autres. Parce que même si des idées noires, il en avait, le phare qu'étaient la meute et son père l'empêchaient pour l'instant de céder. Sa résistance était fragile, mais il avait encore ça pour le contraindre à ne pas sauter le pas tout de suite. Quand la situation serait un peu moins critique, peut-être. En attendant, il ne pouvait pas laisser son ancienne meute se jeter dans la gueule du loup, sans défense contre ces êtres qu'ils connaissaient si peu et lui, si bien. Il fallait qu'il leur apprenne, qu'il les mette hors de danger. Après seulement, il pourrait s'en aller. Parce que son père était encore là, qu'il avait donc encore une attache.

Alors, il pouvait bien supporter qu'on le détruise physiquement. Quelques coups, ce n'était pas grand-chose, n'est-ce pas ?

- C'est rien, murmura-t-il difficilement, c'est rien…

Mais la vérité éclata dans ses larmes alors qu'il se laissait tomber à genoux dans cette petite salle de bain.

xxx

Noah serra ses doigts sur les rebords du lavabo. Sa respiration était rapide et un tantinet irrégulière. Bruyante. Dans ses yeux, seules sa fatigue et sa souffrance étaient visibles. S'il avait été un Cardinal, les étoiles blanches auraient quitté les orbes noires depuis bien longtemps. C'était un signe non pas de faiblesse, mais d'épuisement. Chez les Psis, on mesurait la puissance par le rang. Plus le rang était haut dans un domaine, plus le Psi en question était considéré comme puissant. Généralement, chaque Psi avait sa classification de prédilection et des classifications secondaires. De son côté, Noah était un Tp-Psi de rang 8,5. Son gène empathique avait été mesuré à 5,6 avant l'instauration du protocole Silence. L'on était un cardinal lorsque le rang d'une classification dépassait 10. Passée cette limite, il n'était plus mesurable. Noah n'était pas un Cardinal, mais il n'en était pas loin en termes de chiffres. De toute manière, on ne devenait pas Cardinal. On naissait Cardinal. Un enfant aux yeux de jais était tout de suite placé dans cette catégorie car même si au départ, ses capacités étaient faibles si l'on parlait de puissance, l'on savait qu'elles se décupleraient jusqu'à dépasser le rang 10.

Chose extrêmement rare, son fils Stiles était né double Cardinal. On l'avait également su grâce à ses yeux, uniques. Si un Cardinal naissait avec les yeux d'un noir abyssal moucheté d'une infinie nuée d'étoiles blanches, un double pouvait avoir n'importe quel mélange de deux couleurs et c'était quelque chose de forcément unique, qui attirait l'attention. Stiles, pour sa part, en avait trois et elles attiraient effectivement l'œil. En fait, l'hyperactif était spécial en tous points et Noah aimait chacune de ses particularités, tout comme il l'aimait tout simplement lui, du plus profondément de son cœur. C'était son fils, la chair de sa chair, le dernier souvenir que lui avait laissé Claudia avant de rejoindre un monde où Silence n'existait pas. Alors c'était pour lui qu'il faisait ça, pour lui qu'il souffrait.

Noah ferma ses yeux ridés pour bien des raisons. L'âge, le souci, la douleur, les épreuves, les souvenirs. Dans son esprit, c'était la catastrophe. Il n'allait plus tenir bien longtemps, mais il gagnait du temps : il n'avait pas le choix. C'était ça, ou… Non, il refusait d'y penser. Il fallait qu'il résiste, il devait le faire pour Stiles.

Une main se posa doucement sur son épaule et il sursauta sans pouvoir s'en empêcher.

- Noah ?

Le shérif ouvrit la bouche pour répondre, mais aucun son n'en sortit. Il fallait qu'il se stabilise avant de parler. Autour de son esprit malmené, il érigea de nouvelles barrières, qu'il renforça autant que possible, car celles qui avait la plupart du temps étaient lentement en train de se fissurer. Une fois que cela fut fait, il ouvrit les yeux et tourna finalement la tête vers Deaton qui le regardait avec une inquiétude non feinte. Deux longues minutes s'étaient écoulées depuis que le vétérinaire l'avait appelé.

- Je… Vais bien.

Enfin il allait bien dans la mesure du possible. C'était tellement relatif qu'il aurait pu en rire dans une autre situation.

- Noah, il faut que vous vous reposiez, lâcha le vétérinaire, sans enlever sa main de son épaule. Vous n'avez pas fermé l'œil depuis vingt-quatre heures…

Ses sourcils étaient froncés d'une manière qui montrait clairement son inquiétude. Alan avait entendu le shérif marcher toute la nuit dans la chambre d'ami qu'il lui avait attribuée. Noah ne s'était pas posé une fois et si le vétérinaire avait pu dormir un peu, il savait que ce n'était pas son cas.

- Je ne peux pas…

C'était un aveu direct. Noah ne passait pas par quatre chemins : il ne le pouvait pas. Chercher à mentir ou bien à tourner les choses d'une manière à ne pas trop en dire consommait trop d'énergie chez lui. En fait, il faisait toujours son corps et son esprit de manière économique pour résister. C'était triste et ça lui faisait mal, mais il avait dû faire quelque chose d'important pour se concentrer sur lui-même : se couper de Stiles. Il détestait ça, il détestait ne pas pouvoir aider son fils alors qu'il avait besoin de lui. Noah le savait, il l'avait senti. Une partie des émotions de son fils passait par le lien familial qu'ils partageaient sur le PsiNet. Mais ces émotions-là le déconcentraient et le faisaient dériver de sa tâche actuelle qui le fatiguait fort rapidement. Et puis, il fallait aussi qu'il protège son fils. Pour qu'il ne se rende toutefois pas compte de la supercherie, Noah n'avait pas sectionné leur lien. Il avait simplement verrouillé les canaux de son esprit qui allaient en direction de Stiles. Ainsi, il n'envoyait rien et ne recevait rien. Puisque Stiles passait la plupart de son temps au bunker et que Noah lui avait raconté que la télépathie ne passait pas non plus chez Deaton à cause de la poudre qui entourait sa maison, comme le bunker – ce qui était faux –, Noah était tranquille. Pourtant, une partie de lui hurlait qu'il devait rouvrir ses canaux mentaux et ne pas laisser son fils aussi seul, isolé. Il avait beau en être conscient, il ne pouvait pas faire ça. Ni pour lui-même, ni pour Stiles.

- Alan, articula-t-il difficilement alors qu'une nouvelle douleur naissait dans son crâne. Envoyez un message à Stiles, dites-lui… Dites-lui que je vais être injoignable pendant un moment.

- Il va s'inquiéter, objecta le vétérinaire, comme je m'inquiète moi.

- Trouvez une excuse… Quelque chose pour le pousser à ne pas enquêter…

Deaton se mordit la lèvre. Il n'approuvait pas vraiment l'idée du shérif, tout comme il n'était pas vraiment d'accord quant au fait de ne rien dire à Stiles mais… Il finit par hocher la tête de dépit, tout en espérant que Noah avait pris la bonne décision.

Les dés étaient jetés.