Yo !

Cet OS est écrit pour un défi du FoF, AU en folie, sur la proposition d'Univers Alternatif « Conte, légende et mythologie ».

Avec cet OS, le recueil passe en Rating M.

/!\ Il y a des Trigger Warnings, que je place en fin de texte pour ne pas risquer de spoiler.

Bonne lecture !

Pretty Little Thing

Ma mère, c'est la plus belle. La plus belle de tout le royaume. C'est la Reine, et elle marche dans les couloirs du château avec une assurance qu'on ne connaît qu'à notre famille. Elle marche dans les couloirs du château, vers la porte principale. Elle ne la passera qu'une fois. Elle ne reviendra plus. Elle a dit cela, qu'elle n'avait plus de temps à perdre ici, avec mon père et moi, qu'il y a par-delà la mer un royaume plus grand et plus riche où elle règnera seule, sur un trône fait d'or et de diamants.

Mais Maman, dis-moi, pourquoi tu ne prends rien ? Pourquoi tu ne prends pas l'âne, celui qui chie de l'or et des émeraudes et des rubis ? Pourquoi tu ne prends pas ta robe de mariage, celle qu'on a cousue dans une soie lointaine et immortelle ? Pourquoi tu ne prends pas ta couronne ? Pourquoi tu ne prends pas ta fille avec toi ? Pourquoi tu laisses tout, tout derrière toi ? Pourquoi tu n'emportes que le cœur de mon père ?

Maman, tu m'as laissé ton héritage et tes richesses. Maman, tu as dit que je serai Reine à mon tour, et je serai Reine, c'est vrai. Mais le squelette de mon père, qu'est-ce que j'en fais ? C'est ton mari, je ne peux pas hériter de lui aussi, je ne sais pas quoi en faire, les saphirs et les améthystes, je connais, mais un homme ? Un homme sans cœur et sans amour ? Un homme si plein de chagrin qu'il a oublié comment pleurer. Maman. Qu'est-ce que je fais de lui ?

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« Altesse ? »

Elle est petite et chétive, la servante aux cheveux roux qui entre dans la chambre de la princesse. Il y a du boucan dans la ville en contrebas, le crieur public a la voix qui porte. On dit partout que le roi a répudié la reine. C'est faux. Peu de gens savent que la reine est partie, même à la cour. Il n'y a que le roi, la princesse, le chef de la garde et sa fille, femme de chambre.

« Qu'est-ce que tu veux ?

— Son Altesse Royale demande à prendre le thé avec vous. On m'envoie vous préparer.

— Eh bien qu'est-ce que tu attends ? Mon bain ne va pas couler tout seul.

— Je ne crois pas que vous ayez le temps de faire –

— J'ai le temps que je veux prendre. Mon père attendra.

— Bien, Votre Altesse. »

La servante ne fait presque pas de bruit quand elle quitte la chambre pour aller chercher de l'eau chaude. Chloé l'apprécie pour cela : sa discrétion. Elle est sans doute la meilleure domestique qu'elle ait jamais eue. Pas assez moche pour que sa vue répugne la princesse, pas assez jolie pour qu'elle se prenne à la jalouser. Silencieuse, attachée à son travail, obéissante. Elle écoute Chloé plus qu'elle n'écoute le Roi, et c'est une qualité que la princesse apprécie.

Bientôt, la chambre se remplit d'un parfum de lavande et de chèvrefeuille, et la princesse se lève. Aussitôt, sa servante vient détacher ses cheveux, et la défaire de sa robe de chambre. L'eau est à une température idéale quand Chloé s'y glisse et bientôt ses cheveux sont lentement peignés. Elle ferme les yeux. Elle veut prendre son temps. Elle ne veut pas voir son père. Sa servante ne l'a jamais si longuement coiffée.

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« Il est presque l'heure de dîner, ma chérie … »

Chloé hausse les épaules. Peu lui importe qu'elle soit en retard. Elle croise les bras sur son torse et vient s'asseoir sur le banc recouvert d'une peau de mouton, confortable.

« Pourrions-nous être laissés seuls ? »

Le roi s'adresse clairement à la femme de chambre de sa fille, mais Chloé lève la main.

« Non. Je veux qu'elle reste. Pourquoi m'avez-vous fait appeler ? »

Le Roi pince les lèvres, tout embêté. Il a toujours cet air un peu penaud sur la face, un peu bête. Chloé ne s'étonne pas que sa mère soit partie. Mariée à un incapable pareil, elle a dû en avoir assez. Tout ce qu'il a pour lui, c'est sa richesse.

« J'ai pensé à ce que tu m'avais dit … Au sujet du mariage. »

Le départ de la Reine aura des conséquences politiques importantes, la princesse est loin de l'ignorer. Ce château est le sien à présent, et elle refuse qu'il perde la face. Un château sans Reine ? Ce serait ridicule. Le Roi est trop faible, ils seraient attaqués dans l'année. Il lui faut se remarier : c'est urgent. Mais un mauvais mariage le ferait tomber en disgrâce. Le Roi ne peut pas épouser une femme moins belle que l'ancienne reine. Mais la mère de Chloé est la plus belle du monde. C'est une situation impossible que Chloé a créée : elle a statué qu'elle refuserait une belle-mère moins belle que sa mère.

Elle sait les complications qu'elle crée. Mais elle refuse de voir son père remplacer sa mère si vite. C'est de sa faute à lui, si elle est partie.

« Eh bien ? Vous avez trouvé une prétendante ? Où est-elle ?

— Vous n'êtes pas sans savoir que ces derniers jours, j'ai envoyé mes hommes par-delà le continent pour chercher une épouse digne de la mémoire de votre mère, conformément à votre souhait, mais pas une ne l'égale en élégance et en beauté.

— J'en déduis que vous n'avez rien de nouveau. Vous gaspillez mon temps avec vos âneries. Sabrina ! Reconduis-moi.

— Attendez ! Ma fille, il est dans ce royaume une fille qui est plus belle que votre mère. Plus forte, plus intelligente et plus élégante que ce que j'aurais cru voir de toute ma vie. »

La Princesse fronce les sourcils, arrêtée dans son geste pour partir. Elle a du mal à y croire. Comme le Roi ne poursuit pas immédiatement, elle s'impatiente.

« Qui est-elle ?

— C'est vous. »

Chloé est prise d'un sursaut, et retient son hoquet en avalant lentement. Bientôt, le Roi quitte le trône et marche jusqu'à elle, se met à genou à ses pieds.

« Ma fille, ma Princesse, vous êtes la plus belle créature que le monde ait jamais porté. Vous lui ressemblez tellement … Je ne pourrais jamais trouver meilleure épouse. Me feriez-vous l'immense honneur de bien vouloir être ma femme ? »

Chloé repousse la main qui allait se poser sur sa joue, mais ne recule pas. Elle réfléchit du plus vite qu'elle peut, mais tout se mélange dans sa tête. Elle veut épouser un homme beau, et gentil, assez agréable pour qu'elle puisse lui marcher sur les pieds et qu'il baise encore les siens, assez riche pour satisfaire ses caprices. Elle veut l'héritier du royaume Agreste, que son père lui a promis sans avoir jamais réussi à nouer une véritable alliance avec le Roi Gabriel.

Mais si son père n'est pas beau, il est à ses pieds comme le bon chien qu'elle veut. S'il n'est pas jeune, il est le plus riche du continent. Elle grimace. Elle sait qu'elle mérite mieux.

« Je vais y penser. Vous respirer trop près de moi. Relevez-vous. Vous êtes pitoyable. Je me retire. Faites savoir aux domestiques que je dînerai dans ma chambre. »

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« Vous ne pouvez pas l'épouser, Altesse ! »

Si elle brille le plus souvent par sa discrétion, Sabrina sait également parler, et elle le fait si peu souvent que quand elle ouvre la bouche, Chloé est bien obligée d'écouter. Elle sait que sa servante ne dirait rien si elle ne le jugeait pas absolument nécessaire.

« Ah ? Qu'est-ce que je ferais, alors ? Je le laisserais en épouser une autre moins jolie ? C'est hors de question. Mais je ne peux pas dire oui si simplement …

— Votre Altesse ? Est-ce que vous me permettez ? »

Sabrina désigne une chaise, et Chloé opine du chef. Elle s'assied toujours quand elle va parler longtemps, mais elle fait bien attention à remplir deux coupes de vin avant de ne plus pouvoir le faire. La princesse s'assied en face d'elle, et écoute.

« Quand j'étais enfant, ma mère me racontait cette histoire venue d'un pays très loin à l'est … On y voit une jeune femme qui est belle, si belle que tous les hommes de son empire veulent l'épouser. Afin de faire fuir ses prétendants, elle leur demande de lui ramener un trésor légendaire, quelque chose d'impossible, afin de prouver leur désir. Ils se mettent en chasse, et beaucoup meurent sans parvenir à satisfaire la princesse.

— Où veux-tu en venir, Sabrina ? Parle plus clairement, ou bien ne parle pas.

— Je vous présente mes plus plates excuses, Altesse. Je voulais vous suggérer de demander l'impossible à votre père, de demander qu'il vous apporte quelque chose d'aussi beau que l'amour qu'il vous porte. »

La princesse opine du chef et prend une gorgée de vin. Elle se mord la lèvre, réfléchit sombrement. Oh, ce serait bien, si son père mourait en lui cherchant un cadeau de fiançailles, mais il ne faut pas exclure que certains de ses conseillers chercheraient à reprendre la place qui revient de droit à Chloé.

« Qu'est-ce que je pourrais bien lui demander ? Quelque chose d'aussi beau que l'amour qu'il me porte ?

— Le Roi … Le Roi disait souvent qu'il aimait la Reine autant que les fleurs aiment le printemps.

— Et ? Je ne peux pas lui demander de m'offrir le printemps, c'est trop gros. Même lui n'avalerait pas ça.

— Et la couleur du printemps ?

— La couleur … Une robe couleur de printemps, non ! Une robe couleur de temps.

— Une robe … couleur de temps ? »

La Princesse sourit grandement, satisfaite. Elle sort du parchemin et rédige un message pour son père, inscrivant qu'elle refuse de paraître devant lui sans cette robe.

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Deux semaines plus tard, la tête basse, Sabrina frappe à la porte de la chambre de la Princesse. On lui dit d'entrer, et elle pose la robe qu'elle tient dans ses mains sur le lit. Chloé halète. C'est la robe la plus somptueuse, la plus exquise qu'elle ait jamais vue. Elle en prend une manche, et les reflets qui courent là semblent infinis. Elle a l'impression que le monde entier se résume à cette robe, qu'on y voit le passé, le présent, l'avenir, le soleil de l'été et les neiges de l'hiver. Elle recule vivement, comme brûlée par le vêtement, et Sabrina lui tend un bout de parchemin.

« Cette lettre allait avec la robe.

— L'as-tu lue ?

— Je ne sais pas lire, Altesse.

— Ah, oui. J'oublie souvent que tu es bête. Enfin. Il … Le Roi m'invite à dîner avec lui ce soir. Dans ses appartements. Seigneur.

— Voulez-vous que je vous y accompagne ?

— Oui. Oui. Mais … Mais tu n'as rien à te mettre. Hors, pour ce genre de dîner, il te faudrait une parure. »

Aussitôt la pensée formulée, la princesse s'active à écrire une nouvelle note, qu'elle tend à sa servante.

« Porte ceci à mon père, et reviens avec sa réponse. Je dînerai dans ma chambre encore ce soir : tu viendras dîner avec moi, car il faut que l'on parle.

— Bien, Votre Altesse.

— Majesté. A partir de maintenant, tu m'appelleras Majesté.

— Bien, Majesté. »

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« Puis-je … Savoir ce que vous lui avez écrit ? Le visage du Roi est devenu tout rouge lorsqu'il a lu votre mot.

— Je lui ai demandé une robe pour toi. Puisque tu es discrète, silencieuse et féminine, je lui ai demandé de te faire une robe couleur de lune pour que tu puisses dîner en notre compagnie à tous les deux.

— Majesté ! Je ne suis pas digne d'un tel égard !

— Je n'ai pas besoin que tu sois digne, j'ai besoin que tu fasses ce que je te dirai. Lorsque les artisans du royaume auront achevé la robe couleur de lune, je dirai que nos parures sont mal assorties, que les lumières argentées sur ton jupon me font de l'ombre. Alors, afin de compléter le tableau, je lui demanderai une robe de la couleur du soleil pour accompagner ma splendeur.

— Et si le Roi dit non ?

— Il dira oui. Il est d'un esprit faible, il fera ce qu'on lui dira de faire. Comme il aura réussi ces trois tâches ardues, je lui accorderai un dîner, où nous discuterons des fiançailles. Et qui dit fiançailles dit …

— Robe de mariage ?

— Comme tu es bête. Enfin, heureusement que je suis là. Je parle du cadeau de fiançailles. Il me demandera quelle robe je voudrai, ou quelle parure. Je lui dirai que je n'ai besoin de rien de ce genre, car aucune chose de la nature n'excède la beauté du soleil, de la lune ou du temps.

— A part vous, Majesté.

— Je pensais que cela allait sans dire. Ainsi, il s'enquerra à nouveau de mon vœu, et je ferai la demande la plus extravagante, la plus impensable qui soit. Je demanderai à ce qu'on recouvre mon trône du symbole de notre richesse éternelle. Sur le trône autrefois occupé par ma mère, on clouera en tapisserie la peau de ce vieil âne qui crache des diamants par l'arrière. Et sur la tête de cet âne, on fera tenir la couronne de ma mère. Je voudrai quant à moi une nouvelle couronne, plus belle et plus sophistiquée. La situation aura alors trois issues : ou il acceptera, ou il refusera, ou il demandera du temps pour réfléchir. S'il refuse, nous partirons, sans dire un mot, sans le saluer ni le regarder, et vous ferez dire à tout le château que j'ai arrêté de manger, et que je ne mangerai que la chair de l'âne riche. S'il demande du temps pour réfléchir, nous continuerons le dîner comme si de rien, mais venu le temps du dessert, tu renverseras du vin sur ma poitrine et tu prendras un temps infini à le nettoyer. Nous reviendrons le lendemain. S'il accepte, tu auras à jouer un rôle des plus importants : tu iras cacher l'âne dans un endroit sûr, dans la forêt, et tu le remplaceras par un autre âne, ordinaire et environ du même âge. Afin de faire illusion, tu devras remplir les fesses de cet âne ordinaire des bijoux que je te donnerai. Tu auras peu de temps pour agir : après avoir accepté, je lui demanderai d'avoir l'âne abattu à l'aube, comme le veut la tradition. Je te congédierai et tu te mettras immédiatement au travail.

— Que ferais-je des gardes qui surveillent l'âne ?

— Tu leur donneras un ordre, agrémenté du sceau de mon père que j'ai volé il y a quelques années, tu leur diras de patrouiller en ville car un vieil homme a été vu à regarder à la fenêtre de la princesse. Les robes devraient nous donner le temps d'effectuer quelque repérage dans la forêt, nous avons quelques semaines avant le dîner. Va te coucher, à présent. Et ! Il est ridicule que tu ne saches pas lire. Demain, après avoir servi mon petit déjeuner, mon maître viendra te donner une leçon pendant que j'assisterai à cet étrange tournoi que mon père organise.

— Je vous remercie. Bonne nuit, Votre Majesté.

— N'éteins pas la chandelle. Il commence à faire froid la nuit. L'hiver sera bientôt à nos portes. »

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Les semaines passent, et comme les jours se refroidissent, la princesse porte par-dessus sa robe couleur de temps la riche cape en hermine que sa mère a laissée à l'abandon. Elle n'a de cesse de se plaindre du froid, et comme arrive la nuit la plus longue de l'année, elle ordonne à sa servante de se coucher dans son lit avant qu'elle ne s'y réfugie elle-même, afin de le réchauffer de sa chaleur humaine. C'est une semaine encore plus tard, pour son anniversaire, que la princesse reçoit la robe couleur de soleil, brillant comme de l'or au milieu des pierres nues des couloirs.

Elle dîne avec son père et Sabrina, et ils parlent des fiançailles. Elle espère qu'il refuse, elle espère jeûner et patienter encore un peu, mais à l'aube de sa quinzième année sur cette terre, son père amolli de vieillesse et fatigué de l'hiver qui perturbe son sommeil accepte de tuer pour elle son âne fétiche. Chloé se tend sur son fauteuil recouvert de la peau d'un ours que son père a chassé dans sa jeunesse, et congédie Sabrina. Il faut que tout se passe bien. Elle court peut-être à sa perte, peut-être à sa gloire.

Afin d'avoir le temps de prévenir leurs seigneurs et les éminents des royaumes voisins, il est décidé que les fiançailles dureront jusqu'au premier jour du printemps, où se tiendra une cérémonie plus belle que toutes celles qui ont jamais eu lieu dans la salle de bal de ce château.

Comme l'âne n'est pas tué le jour même des quatorze ans de la princesse, Sabrina doit, chaque matin, aller dans le bois où elle a caché l'âne riche, récupérer les bijoux qu'il a produits et les enfoncer dans le fessier de sa doublure.

Les mois qui précèdent le mariage sont ponctués de cadeaux venus de pays lointains, afin d'excuser l'absence de certains régents à la cérémonie. Des pays les plus au sud, Chloé a reçu une herbe à fumer et des épices qu'elle charge ses domestiques d'étudier. Des pays à l'est, elle a reçu un alcool transparent à l'odeur forte et des fourrures d'une pureté éclatante, et des pays à l'est encore de l'est, du pays qui paraît être le bout du monde, la soie la plus douce et la plus fragile que la princesse ait jamais vue, ainsi qu'une poudre blanche et deux pipes longues. La soie sera couplée à la mousseline royale pour confectionner sa robe, et elle garde jalousement le paquet de drogues orientales, le tenant pour l'instant secret.

L'âne est tué, tout est en ordre et le mariage sera demain. Chloé sait ce qu'elle a à faire. De la patience, elle en a. Son père est vieux et gros, et il ne vivra pas plus de deux ans. Il est déjà faible. Peut-être certains ne verront en elle qu'une petite fille avec une jolie robe, une gamine blonde et riche et orgueilleuse et stupide. Mais elle sera leur reine, et plus rien ne se tiendra entre le pouvoir et elle. Elle sera grande. Elle sera plus belle qu'elle ne l'a jamais été, avec une couronne, et elle sera libre.

Le jour des noces, les seigneurs se pliant de respect devant elle l'enivrent plus que le vin, plus que l'herbe qui se fume et elle garde un sourire faussement doux tout du long, assise sur le trône recouvert de peau d'âne. La prêtresse lie leurs mains et ils se promettent amour et fidélité jusque dans la mort. Et Chloé sait qu'elle a réussi.

« Vous êtes magnifique, Majesté.

— Je sais. »

Sabrina brosse lentement les cheveux de la reine. La robe des noces est au sol et Chloé ne porte plus que sa robe de nuit en soie blanche brodée de fils bleus et verts. Elle rejette la main de Sabrina et se lève, contemplant son reflet dans le miroir.

« Je suis prête. »

Elle regarde sa chambre d'enfant, dans laquelle elle ne couchera plus. Ses robes, ses jeux, sa fenêtre et sa commode. C'est ce qu'elle a voulu, et elle le croit sincèrement, qu'elle est prête, alors elle enfile une peau et marche seule jusqu'à la couche royale. Mais la vérité, elle l'apprend ce soir, c'est qu'aucune fille ne peut être prête à ça. On a pu lui raconter ce qui se passait dans les chambres, on a pu lui donner des conseils, rien n'a pu la préparer à la vision de son père nu, à l'odeur d'un autre corps que le sien qui l'imprègne sans qu'elle le veuille, au bruit affreux d'une respiration lourde dans son cou. On lui avait dit que ça faisait mal. Ce n'est pas le pire, la douleur. C'est de sentir qu'on entre en elle, qu'on entre un corps dans son corps, et quelque chose de gluant et d'écœurant qui jaillit dans un grognement, et le goût des dents gâtées du roi.

Quand son mari s'endort à ses côtés, Chloé pleure pour la première fois depuis que sa mère est partie. Elle est la reine. Elle est la plus puissante femme de ce pays. Alors pourquoi elle se sent soudain si faible et minuscule, si horriblement humaine ?

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Maman. Toi aussi, tu as fait ça ? Toi aussi, tu t'es couchée à côté de cet homme ? Comment as-tu réussi ? Dis-moi, comment est-ce que tout en toi n'a pas cédé, comment ne t'es-tu pas brisée contre un sexe qui ravage et qui n'aime rien ?

Je croyais être aussi forte que toi. Et je veux l'être. Je veux rester, et ne jamais m'enfuir, parce que c'est bien ce que tu as fait. Tu t'es enfuie. Tu as couru loin de son souffle fétide et de son ventre lourd. J'espère qu'où tu es à présent, tu regrettes. J'espère que tu as entendu parler de mon mariage et que tu t'en veux, et que tu es fière de moi. J'espère que tu es coupable, j'espère que tu es libre comme je ne le suis plus.

J'ai si longtemps voulu marcher dans tes chaussures que je n'ai jamais voulu voir qu'il y avait des épines sur la semelle, et que si ton visage était si froid c'est parce que chaque pas que tu faisais te déchirait la plante des pieds. Maman, pourquoi tu ne m'as pas emmenée avec toi ?

Qu'est-ce que je fais de ton sceptre ? Est-ce que toi aussi, tu as voulu l'enfoncer dans la poitrine de mon père, écraser avec sa pointe le cœur faible de notre mari ?

Maman, je ne sais plus qui tu es pour moi. Je ne sais plus qui est mon père. Parfois, je ne sais même plus qui je suis.

Il y a des douleurs qui saignent. Il y a des douleurs qu'on ne peut ressentir que quand on ne saigne plus.

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« Sabrina ?

— Oui, Votre Majesté ? »

Chloé a trouvé l'utilité de la poudre blanche de l'est quand elle en a versé pour la première fois dans le vin de son mari. Il se fatigue plus vite, s'endort et ronfle aussitôt, alors elle peut retourner dans son ancienne chambre, serrer un coussin contre sa poitrine et résister aux larmes qui menacent. Sabrina est toujours là. Il semble à Chloé qu'elle a grandi. Elle lui souhaite de ne jamais se marier.

« Dans mon ventre. Dans mon ventre il y a ma petite sœur. »

Les yeux de la servante grossissent comme des plats ronds, et la reine poursuit.

« C'est une fille, je le sais. Elle sera plus intelligente, plus jeune et plus belle que moi. Elle m'admirera, comme j'ai admiré ma mère. Je serai jalouse d'elle. Et, un jour, elle me détestera comme je déteste ma mère. Je veux que tu ailles chercher la sorcière du village. Ma petite sœur ne doit jamais sortir de mon ventre.

— Bien, Votre Majesté. Puis-je faire autre chose pour vous ?

— Ne te marie jamais. Ne me quitte jamais. Dans la richesse comme dans la pauvreté, dans le bonheur comme dans le malheur, pour ce qu'il y a de resplendissant et ce qu'il y a de repoussant dans l'avenir, pour ce qui est facile et ce qui est impossible, reste à côté de moi. N'aime personne comme tu m'aimes, ni homme ni femme, ne sois jamais plus belle que moi, et surtout, ne me laisse pas dormir seule.

— Evidemment, Votre Majesté. Je resterai avec vous toute notre vie, et lorsque le roi mourra et qu'il faudra vous habiller comme une pleureuse, je maquillerai vos joues de noir en riant.

— Promets-le moi.

— Je vous le promet. Majesté ? Puis-je … Puis-je vous demander à mon tour une promesse ?

— Soit. Enonce ta requête.

— Promettez-moi de ne jamais laisser quelqu'un vous aimer plus que je ne vous aime. Promettez-moi que vous ne laisserez plus jamais quelqu'un vous blesser comme votre père vous a blessée. Et enfin, promettez-moi de ne pas mourir avec votre sœur.

— C'est ridicule, Sabrina, complètement ridicule. Tu en as d'autres, des évidences à déblatérer avec ton air timide ? Ha ! Il n'est pas né, celui qui pourra me faire mal, je suis la reine et je le resterai. Je serai la femme la plus belle, la plus puissante et la plus riche de ce siècle, et dans cent-mille ans, les bardes chanteront encore les louanges de la Grande Chloé, reine soleil, et de sa conseillère aux cheveux couleur de feu. C'est une promesse, Sabrina. »

Comme la servante venait réchauffer le lit de sa reine, leurs doigts se trouvèrent et s'enlacèrent longuement. Elles n'eurent jamais d'enfant, ni l'une ni l'autre, elles incinérèrent le roi avec une rage qu'elles étaient les seules à voir, et quand la reine mourut, une lourde nuit d'été, Sabrina l'accompagna sur le bûcher, comme la lune suit le soleil. Les robes flambèrent brillamment, et ce feu marqua le début d'une longue guerre pour s'accaparer les terres de la reine, qui tua plus d'hommes que Chloé et Sabrina auraient pu le rêver jamais.

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TW : Inceste, viol, avortement

Et voilà ? J'espère que ça vous a plu.

A très vite !