Ça n'était pas supposé se passer comme ça.

Le garde était supposé parvenir plus vite auprès d'Odin – il mérite le fouet pour n'être qu'un lambin – Heimdall était supposé les empêcher de passer – qu'est-ce qui a donc pris au Gardien – les Géants des Glaces étaient supposés garder le silence – pourquoi donc cette grosse brute a-t-elle énervé Thor – et pire que tout, son bras n'était pas supposé devenir bleu au lieu d'être brûlé par les engelures !

Loki était supposé être un Ase. Le fils d'Odin. Pas… pas…

(un enfant volé)

Il s'obligea à reprendre pied dans la réalité. Au moins quatre des apprenties guérisseuses étaient penchées sur Fandral – nul doute que l'impénitent coureur de jupon appréciait – Volstagg négociait visiblement pour un casse-croûte, Hogun était aussi lugubre que d'habitude et Sif…

Sif le regardait.

Il voulait lui montrer les dents. Ou fuir en courant. Ou la frapper.

(mais qu'elle détourne les yeux par pitié)

« Mon prince ? Puis-je voir votre bras ? »

Il sursauta. La fille en robe verte le fixait de son regard noisette, attendant visiblement une réaction de sa part.

« Votre bras » répéta-elle.

Oh. Son bras gauche. Celui qui n'avait plus d'armure et qui était exposé à tous les regards. Il aurait voulu se l'arracher.

« Je n'ai rien » déclara-t-il abruptement.

La fille n'eut pas l'air convaincue, d'après sa façon de hausser les sourcils.

« Vous en êtes sûr ? »

« Oui ! » explosa-t-il.

Prise au dépourvue, l'apprentie sursauta et fit un pas en arrière.

« Oh… Dans ce cas… je vais… »

Elle avala sa salive et tourna les talons pour rejoindre Eir à l'autre bout de la pièce, tandis que la guérisseuse experte lui adressait un coup d'œil étrange. Loki sentit la bile lui monter aux lèvres.

(arrêtez de me regarder comme ça)

Du calme. Il fallait qu'il se calme. Il fallait qu'il reprenne ses esprits. Le monde s'écroulait déjà autour de lui, pas question que lui aussi parte en morceaux. Il fallait qu'il soit ferme. Fort.

(un fils d'Odin un Ase se doit d'être fort)

(mais en es-tu seulement un ?)

« Loki ? »

Sif venait de parler et pourquoi le regardait-elle comme ça ? Pourquoi ne regardait-elle pas ailleurs ? Pourquoi est-ce qu'elle restait fixée sur lui ?

(est-ce que tu laisserais sans surveillance un danger potentiel un serpent un monstre)

(non tais-toi. tais-toi)

« Oui ? » parvint-il à dire entre ses dents serrées.

Elle plissa les yeux.

« Tu n'as pas l'air bien. »

Il pouvait sentir l'euphémisme à mille kilomètres dans ces quelques mots. Comment pouvait-il paraître au meilleur de sa forme alors que venait de surgir la possibilité qu'il soit (un monstre) ce qu'il n'avait jamais cru être ?

« La réponse que j'ai donné tout à l'heure est valable pour toi aussi » laissa-t-il tomber, le cœur cognant à tout rompre contre sa cage thoracique, menaçant presque de briser les os.

(pitié détourne les yeux)

Elle se mordit très légèrement la lèvre.

« Tu sais que nous sommes tes amis » déclara-t-elle lentement, comme si elle s'adressait à un enfant ou à un simplet.

Loki faillit éclater de rire tant la remarque était fausse. Ses amis ? Les amis de Thor, plutôt, d'abord et avant tout, obéissant à Thor sans réfléchir, sans protester, prêts à tout…

(même à aller tuer des jotunns)

Son ventre fit un nœud violent, un éclat de douleur incandescent aussi fulgurant que la foudre, mais refusant de disparaître, contrairement à la foudre.

(quand je serais roi je tuerais tous les Géants !)

(le bras de Loki tournant au bleu)

(enfant volé)

Non. Non. Du calme. Thor ne ferait pas ça, tout de même ?

(tu es prêt à parier ta vie là-dessus ?)

« Loki ? »

(Thor qui abat joyeusement Mjöllnir sur le crâne d'un jotunn)

Il ne pouvait plus respirer –

(tu n'as jamais été que le second prince la roue de secours un plan de rechange quelle importance si c'est la pièce superflue qui est détruite)

« Loki ?! »

Il ne pouvait plus respirer –

(Thor protège sa famille)

(mais est-ce que tu es bien de sa famille ?)

Une main sur son bras –

(les Ases tuent toujours les jotunns qu'ils trouvent à Asgard)

Un éclair d'acier. Un tintement de métal sur du métal. Sif recula, son protège-bras éraflé par la lame du couteau que brandissait Loki, les yeux fous.

« N'approche pas » fit-il d'une petite voix.

Il était au bord du gouffre et tout le monde le dévisageait et il voulait que ça cesse que ça s'arrête arrêtez arrêtez arrêtezarrêtez

Hogun fit mine de s'avancer, le bras tendu de la guerrière l'en empêcha. Elle leva l'autre main, dans le style de geste apaisant qu'on adopte face à une bête sauvage prête à mordre.

« Loki. Personne ne te fera rien » dit-elle d'une voix presque douce.

(quand je serai roi je tuerais tous les Géants !)

« Menteuse » répondit-il, la voix sans timbre.

Elle se mordit la lèvre, plus fort cette fois, mais ne prononça pas un mot de plus.


Depuis le ratage en beauté du couronnement, Frigga sentait monter la tempête. Elle ne savait tout bonnement pas quelle forme prendrait cette dernière.

En rétrospective, peut-être (probablement) aurait-elle dû s'attendre au garde qui était entré en trombe dans la salle du Conseil et avait annoncé en bafouillant que le Prince Thor allait partir avec ses amis et son frère en expédition punitive sur Jotunheim. Le pauvre garçon s'était perdu dans les couloirs et n'avait pas osé demander son chemin, en simple enfant de la campagne…

Oh, inutile de pleurer sur le lait renversé. Odin était parti tout de suite ramener la bande d'imprudents – et si jamais l'impulsivité de Thor l'avait conduit à mettre en danger sa vie, celle de ses amis ou celle de Loki, le dieu du Tonnerre se verrait rappeler sans ménagements qu'il avait une mère et qu'une mère n'appréciait pas du tout le genre de sottises capables de tuer quelqu'un.

Lorsque l'une de ses suivantes vint donc l'avertir que le Bifröst avait ramené l'expédition et que celle-ci se trouvait à l'infirmerie, elle ramassa donc ses jupes et prit la direction du domaine d'Eir comme un missile nucléaire à tête chercheuse, prêt à s'abattre sur une cible blonde qui manquait visiblement de cervelle dans la boîte crânienne.

Laquelle cible se trouvait devant la porte de l'infirmerie, arborant une mine de labrador qui vient de se prendre un coup de pied.

« Thor » fit-elle d'une voix aussi douce qu'un fourreau de soie contenant une dague, « pourrais-tu me dire ce qui s'est passé ? »

Il la fixa, toujours avec son air de chien battu.

« Je… je ne sais pas » lâcha-t-il piteusement, « nous étions en train de battre les Géants, et Loki est devenu bleu, et Laufey a accusé Père de voler des enfants et… »

Il s'arrêta et la contempla d'un air implorant.

« Mère, dites-moi que c'est un mensonge. Loki est mon frère, pas… pas un… »

Frigga sentit son cœur passer à travers le parquet soigneusement ciré.

Oh, Nornes. Douces Nornes, pas ça. Pas comme ça. Pas alors qu'elle avait récemment pris la décision de tout avouer à Loki si Odin se refusait à le faire. Pourquoi fallait-il que la vérité se fasse connaître ainsi ?

« Mère ? » répéta Thor, la voix désespérée. « Mère, ça ne peut pas être vrai ? »

« J'ai quelque chose à vous dire » dit-elle lentement, « à toi et à ton frère. »

L'expression effondrée de son fils aîné (unique) lui permit de voir qu'il avait déjà compris la teneur de la révélation. Il s'écarta pour la laisser entrer dans la salle.