Lorsqu'elle était petite, Sif avait trouvé un nid de fauvettes plein d'oisillons, dont un nettement plus gros et plus batailleur que les autres. Son oncle lui avait expliqué que l'oisillon en question était un coucou, un oiseau d'une autre espèce qui s'était glissé dans la couvée car ses propres parents ne voulaient pas l'élever. Sif avait demandé s'il existait aussi des coucous parmi les Ases, une idée qui avait fait éclater de rire le vieux soldat.

(oncle Tyr je crois que tu t'es trompé)

Loki était à cran et en toute honnêteté, elle ne pouvait pas lui jeter la pierre. Elle-même ne savait plus trop quoi penser depuis que le contact d'un jotunn avait fait tourner au bleu le second prince d'Asgard. Tout ce qui lui venait à l'esprit, c'était la vieille histoire sur la mère d'Odin Père de Tout.

(or il advint que Bor fils de Buri se rendit à Jotunheim et y découvrit une beauté qui lui fit perdre le sens dès que ses yeux se posèrent sur elle)

(non c'est absurde comment le Père de Tout aurait-il pu partir en guerre contre les Géants des Glaces si sa propre mère en était une)

Mais si l'histoire était vraie ? L'oncle de Sif pratiquait l'élevage de dogues, et il avait soigneusement expliqué combien c'était important de choisir quels chiens se reproduiraient ensemble, puisque leur descendance hériterait de leurs tares comme de leurs atouts. Parfois, une tare n'apparaissait pas tout de suite. Parfois, elle ne faisait surface qu'à la deuxième ou troisième génération.

Si l'histoire de Bestla Bolthornsdottir était vraie, alors Loki…

L'irruption de la Reine d'Asgard – suivie par un dieu du tonnerre à l'expression complètement démoralisée – empêcha la vierge guerrière d'aller jusqu'au bout de sa pensée.

« Majesté ! » s'écria aussitôt une apprentie, visiblement nouvelle étant donné son air effarouché, tandis que le reste des occupants de la salle s'immobilisait aussitôt.

Les yeux bleus de Frigga embrassèrent rapidement la situation – Fandral allongé sur une couchette, Volstagg à la mine embarrassée, Sif qui s'interposait entre Hogun prêt à dégainer sa masse d'armes et Loki visiblement au bord de la crise de folie – et se plissèrent de manière inquiétante.

« Sortez tous de cette salle » ordonna-t-elle à mi-voix, « excepté mes fils et leurs compagnons d'armes. »

Quelques unes des guérisseuses firent la grimace, mais elles n'en exécutèrent pas moins toutes le commandement, laissant la souveraine avec ceux qu'elle avait désignés.

Thor considéra Loki, plissa le front et fit mine de s'avancer vers son cadet. Ce fut tout juste si le sorcier ne sauta pas au plafond : il brandit de nouveau son couteau, serrant la garde au point d'en avoir les phalanges d'une blancheur de craie.

« Reste où tu es » fit-il non sans hystérie dans le timbre.

Thor avait beaucoup de qualités, mais l'un de ses défauts notoires était son incapacité à reconnaître quand il fallait s'arrêter. A voir son expression, Sif savait qu'il ne tiendrait pas compte des avertissements de son frère, qu'il avancerait quand même, que les nerfs de Loki lâcheraient totalement et tout finirait par un bain de sang.

Elle s'avança et agrippa la cape du prince blond qui tourna la tête et la considéra d'un air réprobateur, signalant muettement lâche tout de suite.

Elle verrouilla sa mâchoire et lui adressa son regard le plus noir. Pas maintenant. Le message dut passer puisque le dieu du tonnerre parut soudain se rétrécir et fit un pas en arrière, les yeux toujours fixés sur Loki.

Frigga poussa un soupir.

« Loki, Thor… Nous avons à parler. De ce qui s'est passé sur Jotunheim. »

Les mots franchirent les lèvres de Sif avant qu'elle ne puisse les retenir.

« Cela vient de la reine Bestla, n'est-ce pas, Majesté ? »

Voyant tous les regards se porter sur elle, elle n'eut pas d'autre choix que de développer :

« On raconte… que la mère du Père de Tout avait du sang jotunn. Est-ce que… ce sang s'est transmis ? »

Du coin de l'œil, elle aperçut Loki se redresser imperceptiblement, l'air tout à coup plein d'espoir.

(s'il vous plaît que ce soit la bonne réponse la bonne explication nornes s'il vous plaît)

Les mains de la Reine se crispèrent.

« Non. Mais Bestla avait les mêmes origines que Loki. »

Le silence s'abattit sur la salle comme une chape de plomb. Thor dévisageait sa mère comme si celle-ci venait de se métamorphoser en hydre gigantesque, Volstagg avait l'expression de qui vient de se faire renverser par un bœuf et Hogun lui-même avait écarquillé les yeux – c'était dire la gravité de la situation.

Sif ne pouvait plus penser. Son esprit se révulsait rien qu'à envisager ce que venait de suggérer la Mère de Tout. Non. Purement et simplement, non.

Plate et soigneusement contrôlée, la voix du sorcier brisa enfin le silence.

« Le coffret n'est pas la seule chose que le Père de Tout a pris à Jotunheim à la fin de la guerre, n'est-ce pas ? »

Frigga secoua la tête.

« Après la dernière bataille, il a pénétré dans le grand temple d'Utgard, et il y a trouvé un nouveau-né. Un enfant anormalement petit pour la progéniture d'un Géant. Un enfant qu'il a ramené ici, à Asgard. »

La Reine leva les yeux vers son second fils.

« Loki, tu étais cet enfant » fit-elle d'une voix douce.

Tout d'abord, le prince brun parut trop choqué pour répondre, ses prunelles agitées de tics, les mains tremblantes.

« Pourquoi ? » finit-il par demander, presque sauvagement. « Il baignait jusqu'aux genoux dans le sang jotunn, pourquoi m'avoir pris ? »

Frigga sursauta, l'air surprise et blessée, comme si la réponse allait de soi.

« Tu n'étais qu'un bébé ! » s'exclama-t-elle. « Même au cœur des guerres les plus sanglantes, ton père n'a jamais levé la main contre un innocent… »

« Mais il n'est PAS mon père ! » cracha Loki, la bouche tordue dans une grimace hideuse. « Il avait des projets pour moi, n'est-ce pas ? Il y a toujours une raison à tout ce qu'il fait, il y a toujours un dessein – pourquoi ? »

« Comment avez-vous pu faire ça ? » intervint Thor, l'air d'un labrador attaché dehors par un maître indigne. « Mère, comment avez-vous pu nous cacher une telle chose ? »

La Reine fuyait le regard des deux princes.

« Nous ne voulions pas que Loki se sente différent. »

« Et quelle merveilleuse réussite vous avez obtenue » ricana cruellement le sorcier. « Tout le monde a toujours su, tout le monde crache sur le second fils ergi d'Odin… »

« Si on m'avait dit qu'il y avait un fonds de vérité à ces commérages » marmonna Fandral éberlué, s'attirant un regard noir du prince héritier.

« Qu'as-tu dit ? »

Le coureur de jupon fit une grimace navrée.

« Et bien, Loki est loin de vous ressembler, mon prince, et sa Majesté la Reine étant de Vanaheim… sans vouloir offenser quiconque, les Vanes ont une certaine réputation. »

Frigga et Hogun accusèrent le coup sans broncher : contrairement à Asgard, les Vanes préféraient l'amour à la guerre – l'amour sans distinction ni respect d'aucune frontière, pas même celle du mariage. Pour sa part, Thor tourna au rouge brique.

« Ma mère n'a jamais trompé mon père de la sorte ! » rugit-il, une odeur d'ozone se répandant à l'intérieur de la salle.

« Et bien, le second prince d'Asgard n'a guère convaincu les gens de cela » répondit le charmeur. « Né alors que la guerre a tenu le Roi éloigné du lit conjugal ? Et avec une magie pareille ? La plupart des courtisans croit fermement que la Mère de Tout s'est consolée avec un de ses compatriotes, ou peut-être un dignitaire elfe en visite… »

« Et bien, qu'ils ne comptent pas revoir leur or s'ils ont parié là-dessus » commenta Sif encore secouée.

(Loki est un jotunn Loki est un jotunn Loki est un jotunn)

(je me suis battue aux côtés d'un jotunn)

(si ta lame peut chanter avec la sienne alors il ne peut pas être un monstre non ?)

« C'est… c'est ignoble ! » s'écria Thor. « Mère ! Vous auriez dû dire la vérité ! »

« Pour que je me fasse égorger au berceau, j'imagine ? » persifla Loki. « Pas étonnant que tu perdes aux jeux de Tafl, idiot. Tu ne penses jamais à protéger tes pions. »

« Tu n'es pas un pion ! » s'insurgea le dieu du tonnerre.

« Non, je suis juste le monstre dont les parents parlent à leurs enfants la nuit ! » lâcha le sorcier, les yeux prêts à déborder de larmes.

Ce fut comme s'il venait de gifler les deux représentants de sa famille présents dans la salle.

« Loki ! Tu n'es pas un monstre » déclara Frigga, la voix tremblante.

« Je suis un jotunn. Ce n'est pas la même chose ? »

« Bien sûr que non ! »

« Alors pourquoi tout Asgard applaudit Thor quand il parle de les massacrer jusqu'au dernier ? »

Oh. Sif avala sa salive. Le prince blond arborait l'air horrifié de qui vient de découvrir qu'il a commis le pire des sacrilèges imaginables.

« Loki » balbutia-t-il, « je te jure… »

Le sorcier leva la main d'un air fatigué, quasi résigné.

« Epargne-moi tes geignements. Finis le travail, c'est tout. »

Le prince héritier plissa le front.

« Quoi ? »

Loki écarta les bras.

« N'as-tu pas déclaré que tu anéantirais les Géants ? Et bien, va-y. Commence par celui en face de toi. »

Il y eut un silence le temps que la phrase pénètre dans les esprits.

« LOKI ! » éclata le tempétueux. « Comment oses-tu me suggérer pareille abomination ? »

« Tu voulais tuer tous les Géants. Tous, Thor. Tu n'as jamais dit vouloir en garder un en vie. »

« Tu es mon frère ! » s'écria Thor effaré.

« Non, je ne le suis pas. »

Sif avait l'impression d'agiter à une tragédie grotesque avec des acteurs cachés derrière des masques en carton-pâte. Plus rien n'allait droit, comment les choses avaient-elles pu en arriver là ?

« Silence. »

Contrairement à tout à l'heure, la guerrière n'avait jamais été aussi heureuse de l'arrivée du Père de Tout.