Hrym hésitait entre la franche terreur et l'excitation pure : après tout, ce n'était pas n'importe quel jotunn qui se voyait autorisé à quitter la planète… pour aller directement chez leurs ennemis jurés, lesquels n'attendaient sans doute qu'un prétexte pour les écorcher vifs.

D'un autre côté, il aurait l'immense distinction de servir et protéger un membre de la famille royale – mieux encore, une vierge des glaces de sang royal, et Ymir savait que les vierges des glaces étaient déjà rares parmi les lignées nobles, pour ne rien dire de la lignée royale…

Oui mais il serait bloqué à Asgard, qui promettait d'être rempli de bruit et de lumière et d'agitation, et comment des gens raisonnables pouvaient-ils vivre dans un monde où la neige ne tombait jamais ? Peut-être que c'était pour ça que les Asgardiens étaient des fous assoiffés de mort, la chaleur devait leur agiter le sang.

Heureusement pour l'escorte, Jarnsaxa s'y connaissait un peu en magie et avait lancé un sortilège pour que personne ne fasse de malaise en arrivant dans l'air étouffant du Royaume d'Or. Maintenant, il n'y avait plus qu'à survivre à l'hostilité des résidents de l'endroit. Hrym avait beau être naturellement optimiste, il n'aurait pas misé là-dessus.

« Arrête de gigoter » grommela Jarnsaxa, « sinon le capitaine va nous tomber sur le dos. »

« J'aimerais t'y voir » gémit Hrym. « Et ne va pas me dire que tu ne flippes pas à l'idée de te retrouver parmi les Ases ! »

Jarnsaxa se raidit, resta silencieux l'espace de quelques secondes puis souffla :

« Tu pouvais pas éviter de me le rappeler ? Maintenant, je vais plus penser qu'à ça ! »

« Content de voir que je serais pas le seul » jeta son interlocuteur.

L'autre lui lança un regard mauvais et ouvrait la bouche pour répondre quand une voix sinistre se fit entendre.

« Puis-je savoir de quoi vous parlez ? »

Les deux troufions déglutirent avec un ensemble remarquable.

« Rien, chef ! » bégaya Hrym.

Le capitaine Angrboda haussa un sourcil dubitatif.

« Tiens donc. J'avais cru entendre des voix dans votre direction. Vous n'avez rien dit ? »

« Non m'sieur ! Rien de rien, m'sieur ! » bafouilla Jarnsaxa. « Peut-être que c'était un écho ! »

Le regard inexpressif du capitaine aurait fait passer un joueur de poker pour un exubérant sans la moindre honte.

« C'est votre dernier mot ? »

« Oui chef ! »

« Et bien, je conseillerais à l'écho de se taire, s'il ne veut pas perdre sa peau et la voir pendue aux murs de la citadelle. Le chien de garde de l'Agent du Mal ne va pas tarder à envoyer le Bifrost, et c'est une troupe disciplinée qu'il introduira chez les Asgardiens, compris ? »

« Oui chef ! » couinèrent à l'unisson les soldats terrifiés.

Angrboda les considéra encore une minute, et se détourna au moment précis où Hrym envisageait très sérieusement d'oublier ce que sa chère maman lui avait appris lorsqu'il avait commencé à marcher et de se faire dessus.

« Je le hais » souffla-t-il, encore tremblant, s'attirant une calotte de la part de Jarnsaxa.

« La ferme. Et redresse-toi. »

Machinalement, Hrym obéit et jeta un bref coup d'œil vers le ciel, aussi plombé qu'à l'ordinaire. Depuis le vol du Coffret, le ciel étoilé de Jotunheim avait toujours été voilé par les nuages.

Mais cela changerait, une fois officialisée l'union entre l'enfant volé de Laufey Roi et le boucher Asgardien. L'Agent du Mal avait été contraint de permettre le retour du Cœur d'Ymir, la renaissance de Jotunheim. Tout cela grâce à son assassin de fils. Audhumla avait vraiment le sens de l'humour, semblait-il.

La tête levée vers la voûte, le capitaine leva brusquement la main à hauteur du visage, auriculaire et pouce séparés des trois autres doigts collés ensemble, signal indiquant que les choses allaient devenir houleuses.

« Messieurs, voici notre convoi ! »

Hrym serra les dents et fléchit les genoux, deux secondes avant que la lumière impitoyable du Bifrost ne frappe leur petit groupe.


Jarnsaxa s'était attendu à ce que le transport par Bifrost soit similaire à une chute, mais à l'envers : tomber en haut plutôt qu'en bas.

A la place, il eut l'impression d'être retourné comme un gant, chacune de ses fibres secouée sans le moindre égard, avant d'être reconstitué en vrac, sans souci de remettre tous ses organes à la place adéquate. Le tout dans une lumière qui changeait de couleur sept fois en un millième de seconde.

Si bien que lorsque la chaleur d'Asgard le frappa de plein fouet, le mage-soldat se sentait déjà passablement nauséeux et guère en mesure d'aligner deux syllabes cohérentes. Oh, et il n'y voyait rien non plus. Il fallait s'y attendre, après le pont arc-en-ciel, sans compter que le Royaume d'Or était actif durant la journée et non durant la nuit, comme l'était Jotunheim…

La voix du capitaine se fit entendre :

« Jarnsaxa, clarifiez-nous la vue, voulez-vous ? »

Ravalant la bile qui ne demandait qu'à fuir sa bouche, l'apprenti mage prit une inspiration peu assurée et marmonna un enchantement. Presque aussitôt, l'ignoble clarté s'assombrit, ramenant l'immense salle dorée – le Royaume d'Or faisait honneur à son nom – dans le spectre visible.

La main posée sur la garde d'une immense épée, un Asgardien au teint sombre sous son armure et son casque cornu les considérait de ses yeux jaunes impassibles. Derrière lui, un petit groupe d'hommes – dont quelques uns devaient être des gardes – tentait de paraître décontracté et non hostile, réussissant plus ou moins bien dans l'entreprise.

Un Asgardien brun dont la barbe commençait à grisonner s'éclaircit la gorge et fit un pas en avant.

« Bienvenue à Asgard, envoyés de Jotunheim. Je suis Kvasir Honisson, représentant d'Odin Borson, Père de Toute Chose. En son nom, je vous accueille et vous remercie de nous faire l'honneur de votre présence. »

Honneur. Ah. Jarnsaxa écrasa discrètement le pied de Hrym pour l'empêcher de rigoler bêtement tandis que le diplomate envoyé par Laufey Roi – un aristo, vu ses lignes familiales et sa tronche suave – faisait à son tour un pas en avant, provoquant un net frisson de nervosité chez les Asgardiens.

« Je suis Gjalp Geirrödson, représentant de Laufey Roi, et en son nom vous remercie de nous accueillir dans votre royaume et sous votre toit pour célébrer l'union de leurs altesses Laufeyson et Odinson. »

A la mention du nom Laufeyson, deux ou trois parmi les Asgardiens dégagèrent un net fumet de malaise. Pour quelle raison ?

« Est-ce là tout votre équipage ? » interrogea le diplomate Asgardien, avec une pointe de surprise dans la voix – il fallait dire que six jötnar seulement avec trois grosses malles, ça ne devait pas faire très impressionnant.

« En effet » répondit Gjalp. « Voici mon frère qui me secondera dans mes devoirs de diplomate, voici la garde d'honneur de son altesse Laufeyson, et voici un guérisseur pour l'éventualité d'un malheur spécifique à notre race. »

L'Asgardien plissa les yeux.

« Un guérisseur, vous dites ? »

« En effet. Ceci vous est-il désagréable ? »

« Non » se hâta de rattraper l'autre. « Il se trouve simplement que nous aurions besoin de ses services. »


« Thor ! Thor, ouvre cette porte ! »

Avec un sursaut, le prince blond retomba dans le monde réel et se leva de son sofa en catastrophe pour ouvrir la porte à un Fandral surexcité.

« Que se passe-t-il ? » interrogea le tempétueux. « Est-ce Loki ? »

Cela faisait trois jours depuis que son frère – certainement pas sa femme et au diable ce que disait Père – s'était effondré dans l'infirmerie et n'avait pas repris conscience en dépit des soins d'Eir et de ses assistantes. La chaleur avait tout d'abord été pointée comme l'unique cause du malaise, mais ne s'était avérée qu'une partie du problème puisque refroidir le sorcier brun n'avait abouti qu'à le stabiliser, non à le faire aller mieux.

Thor serait volontiers resté au chevet de son cadet mais en avait été chassé par les guérisseuses, lesquelles craignaient que l'état de Loki ne le rende vulnérable aux maladies communes des Ases. Depuis, Thor s'était retiré dans ses appartements, d'où il n'était sorti que pour tenter de convaincre Père d'annuler le mariage prévu – sans réussite, hélas.

« Les jotunns » haleta le séducteur. « Les jotunns sont arrivés ! »

Thor sentit son cœur s'arrêter.

« La délégation pour les noces ? » voulut-il s'assurer.

« Deux diplomates en pleines palabres avec le Père de Tout, trois gardes, et un guérisseur qu'on a traîné chez Eir » résuma Fandral. « Tous bleus et gigantesques, heureusement que nous avons des plafonds hauts… Mon prince ? Où allez-vous ? »

« Voir Loki ! » rugit le prince qui s'était rué dans le couloir – si un guérisseur jotunn était auprès de Loki, alors peut-être connaîtrait-il le remède à l'affliction qui torturait le sorcier brun.

Fandral fit la grimace et lança alors que le tempétueux disparaissait de sa vue :

« Au moins mets ta chemise ! »