Le cauchemar durait depuis à présent six mois et ne faisait pas mine de vouloir s'interrompre bientôt. Thor se demandait combien de temps il arriverait encore à tenir avant de devenir fou.
L'état de Loki – lequel avait été ramené dans ses anciennes chambres – ne donnait aucun signe d'amélioration. Oh, il lui arrivait de grogner ou gémir faiblement, même de remuer vaguement, mais jamais il n'ouvrait les yeux. Il restait simplement allongé entre ses draps, mou comme la poupée de chiffons tant chérie par la fille aînée de Volstagg.
Et tant que Loki resterait inconscient, Odin contraindrait Thor à se rendre dans la chambre à coucher de son cadet et à l'humilier davantage. Tout cela sous le regard goguenard des jotunns (jötnar l'avait corrigé Fandral tu dis un jotunn mais des jötnar) jubilant d'assister à la déchéance d'un prince d'Asgard.
Thor sentait que si cette abomination qui se prétendait guérisseur continuait à lui adresser son sourire arrogant chaque fois qu'il croisait son regard, il irait chercher une lance et tant pis si l'ordre était de ne pas lever la main sur la délégation jotunn.
Il fuyait désormais toute autre compagnie que celle du Trio Palatin et de la dame Sif, lesquels évitaient sagement de parler de son frère ou des géants devant lui. Il faisait de son mieux pour se concentrer sur sa pratique des armes et du combat, cela avait toujours réussi à lui changer les idées par le passé.
Sauf que tous les jours, la réalité venait s'imposer à lui sous la forme d'une visite aux appartements de son frère.
Loki flottait dans un océan obscur.
Il n'y avait aucune lumière. Il n'y avait aucun son. Il n'y avait personne. Rien que les ténèbres et le silence, recouvrant ses yeux, pénétrant ses oreilles, s'insinuant dans sa bouche. Il était seul.
Il avait déjà été seul, au tout début. Seul dans le froid. Mais cette fois était différente, il avait chaud et il savait que quelqu'un veillait sur lui, tout le temps. Il était en sécurité… tant qu'il ne se réveillait pas.
Il s'en savait capable. Mais il ne le devait pas. S'il reprenait conscience, il devrait faire face à quelque chose d'horrible, il le savait. Tant qu'il resterait endormi, rien ne pouvait se passer. Il devait être éveillé pour que l'horreur se produise.
Mais il n'était pas réveillé. Il était à l'abri sous la couverture des ténèbres. Rien ne pouvait lui arriver.
Jarnsaxa s'ennuyait comme un rat mort.
Oh, cela avait tout d'abord été marrant de voir les Asgardiens pâlir et se sauver à sa vue, mais maintenant, la blague avait fait long feu. Ces nains roses commençaient à lui taper sur les nerfs avec leur racisme à la manque.
Et par-dessus le tout, rien à faire. Les deux noblaillons s'occupaient à palabrer avec l'Agent du Mal, Mengloth s'occupait de remettre à peu près d'aplomb son Altesse Laufeyson, Angrboda montait la garde devant la porte, et Hrym… et bien lui était content comme tout de pouvoir faire la sieste aussi longtemps qu'il en avait envie. Ce qui laissait Jarnsaxa tout seul.
Il serait bien allé exaspérer la bande de laquais, mais ceux-ci passaient leur temps libre à consoler le boucher Asgardien. Mais à le consoler de quoi, Niddhogg ? Si Jarnsaxa avait eu l'opportunité d'épouser une vierge des glaces, lui n'aurait certainement pas réagi comme si Laufey Roi l'avait condamné à être castré puis écorché vif !
Des perles pour les porcs, toute cette histoire. Son Altesse Laufeyson méritait mieux que ça, et si l'Agent du Mal avait eu ne serait-ce qu'un grain d'intelligence dans son crâne épais, il n'aurait pas insisté pour garder les plus grands trésors des jötnar sous la garde de ceux qui ne sauraient ni les apprécier à leur juste valeur, ni en prendre convenablement soin.
Seulement voilà, depuis quand les Asgardiens étaient-ils intelligents ?
Il était sans souffle. Il était sans voix. Il était sans nom. Tout ce qu'il avait, ce n'était qu'un simple soupçon de pensée. Un début. Une esquisse. Une ébauche.
Parfois, il y avait des intrusions dans son univers obscur. Un intrus qui allait et venait, et qui remplissait le monde d'extase, mais ça ne durait jamais. Le monde retournait vite à une tiédeur confortable et rassurante, familière et persistante.
L'intrus lui déplaisait. L'intrus dérangeait son monde et apportait quelque chose qui était tellement fort que c'en devenait déplaisant. Il préférait quand le monde était normal.
Quand le monde était normal, il était en sécurité. Il était protégé.
Mengloth avait bien certifié que réparer les dégâts provoqués par des siècles de malnutrition et de déséquilibre hormonal prendrait du temps. En fait, il était persuadé que le prince volé de Jotunheim resterait dans le coma pendant quatre à cinq ans au strict minimum.
Seulement voilà, Loki avait son chic pour défier toutes les attentes, si bien que six mois, une semaine et deux jours à peine après s'être évanoui sans se réveiller, le prince entrouvrit les yeux.
