Une semaine après le réveil de Loki, une Sif à la mine plus sinistre qu'Hogun – exploit des plus notables – s'en vint trouver Thor occupé à casser la tête de mannequins dans l'arène d'entraînement.

« Loki est dans l'aile médicale » annonça-t-elle sans préambule, et le tempétueux sentit son cœur lui remonter dans la gorge.

« Pourquoi donc ? »

La vierge guerrière n'avait hélas guère de lumière à jeter sur le sujet, et le prince en fut réduit à cavaler le plus vite possible vers le quartier des guérisseuses. Il arriva juste à temps pour faire deux pas dans la salle avant de déraper et de s'aplatir sur le nez.

« Regardez qui voilà » ricana la voix rocailleuse d'un des jötnar.

« Capitaine Angrboda, quand vous voudrez bien cesser de vous en prendre à quiconque passe cette porte » grinça la voix d'Eir.

Un reniflement méprisant et la glace fondit, si bien que Thor se releva avec le devant de sa tunique bien trempé. Le dieu du tonnerre n'avait cependant cure de pareille bagatelle, toute son attention se focalisant sur la mince silhouette bleue en chemise de nuit, gisant sur la table d'examen.

« Mon frère est-il souffrant ? » interrogea-t-il tout à trac.

Mengloth retroussa ses lèvres grises sur ses crocs jaunes.

« Faut vérifier son état général. Le petit chieur récupère à une vitesse effroyable, mais ça veut pas dire qu'il récupère comme il faut. Quand on s'est négligé toute sa vie… »

Thor accusa le coup. Il était heureux qu'il ne s'agisse que d'une simple vérification de santé, mais ne se sentait guère optimiste. Après tous ces mois passés au fond d'un lit, qui savait quand Loki pourrait remarcher ? Redescendre dans l'arène d'entraînement ?

Et surtout, en aura-t-il seulement le désir ? Le sorcier refusait de parler à son frère, devait être menacé pour qu'il se laisse nourrir et sanglotait sans bruit dans son oreiller après son humiliation nocturne obligatoire. Si jamais il restait ainsi, une coquille vidée de son intelligence, de sa sensibilité, de tout ce qui faisait de lui Loki ?

Cependant Eir avait activé ses appareils et examinait les formes colorées dansant à présent au-dessus du corps du second prince d'Asgard.

« L'atrophie musculaire a diminué d'environ six pour cent » marmonna-t-elle, sourcil haussé. « On dirait que vos assouplissements sont efficaces. »

« Ça oblige à l'exercice » grogna Mengloth. « Et il en aura pas sous ses couettes. »

« D'après les chartes que vous m'avez fournies, je dirais que ses apports nutritionnels sont mieux équilibrés. Il faudra poursuivre… »

« Tant qu'on a ce qu'il faut » rappela Angrboda, les bras croisés.

« Les os se recalcifient, c'est parfait… et – oh ! »

« Quoi ? Quoi ? » s'écria Thor tandis que la guérisseuse écarquillait les yeux.

« Oh, une grenouille » ricana Angrboda, s'attirant un coup d'œil meurtrier.

« Que se passe-t-il ? » siffla Loki, prenant la parole pour la première fois de la journée.

Eir se mordit la lèvre presque jusque au sang.

« Et bien, mon prince… »

Mengloth coupa pour annoncer sans fards :

« Tu portes un enfant. »


Les Nornes avaient une dent contre lui, Loki ne voyait pas d'autres explications. Autrement, pourquoi sa vie aurait-elle pris pareille direction ?

Tu portes un enfant.

Tu portes un enfant.

Non, voulait-il hurler. Non, non, non. Non ! Pas de bébé, pas en lui, pas de Thor. Non.

Tu portes un enfant.

Et pourtant, roulé en boule sous les draps de son lit où il avait été recouché, il avait une main plaquée sur le ventre et oui, sentait bien la présence d'un bedon. Sur lui qui avait toujours été maigre et était à présent décharné. Un bedon.

Et quelque chose avait remué sous la peau bleue, il en était certain.

Tu portes un enfant.

Il voulait hurler. Non, il l'avait déjà fait. Il avait hurlé en apprenant la nouvelle, hurlé jusqu'à s'en étouffer, presque. Si seulement. Mais il était toujours là, infirme, repoussant, le ventre ballonnant déjà d'une abomination.

Nornes, que ce soit une fausse couche. Par pitié.

Mais vu sa chance, ce serait probablement des jumeaux, bleus et grands au point de lui déchirer le ventre pour naître. Bah, au moins il serait mort, toujours ça de pris.

Une ombre se pencha sur lui.

« Tu n'as pas l'air bien » fit remarquer le monstre chargé de jouer les garde-malade – Angrboda.

Loki émit un bruit à mi-chemin entre le sanglot et le rire hystérique.

« Je me demande pourquoi » lâcha-t-il.

Le monstre prit quelques secondes de silence avant de faire doucement :

« Tu es vraiment l'enfant de ta mère. »

Laisse Frigga en dehors de tout ça, voulut crier Loki, mais il se mordit la langue et laissa la créature rajuster ses draps.


Gjalp vérifia une dernière fois que le sort qu'il avait exigé de Jarnsaxa était en place – hors de question que le gardien d'Asgard surprenne la communication qu'il devait passer – et la jugeant acceptable, tira de sa poche une petite sphère de cristal noir qu'il tapota une fois, puis trois puis à nouveau une fois.

« Des nouvelles ? » demanda la voix s'élevant de la sphère noire.

« La vierge a conçu » annonça l'ambassadeur. « D'après Mengloth, il devrait accoucher dans un an à peu près. »

Impossible de voir le visage de son interlocuteur mais Gjalp pouvait très bien imaginer son expression satisfaite.

« Parfait. D'ici un an, nous récupérerons donc le Cœur d'Ymir. »

« Et Asgard aura son héritier » fit Gjalp.

Vraiment, c'était parfait. Le Coffret rendu à Jotunheim, et un futur Roi d'Asgard né d'une mère jotunn. Bon, certains pouvaient râler que le sang jotunn d'Odin ne l'avait pas empêché de ravager le monde natal de sa mère, mais Bestla avait été l'unique influence jotunn dans la vie de sa progéniture. Les enfants de Loptr Prince – car il y en aurait d'autres, c'était une certitude – seraient bien mieux encadrés. Ils grandiraient en contemplant le vrai visage de leur mère, sauraient quelles étaient leurs origines et en tireraient fierté.

Vraiment, tout s'annonçait on ne peut mieux.