Depuis qu'il avait pu sentir son enfant remuer dans le ventre de Loki, Thor était en proie à une instabilité émotionnelle des plus aiguës : quand il ne marchait pas sur un petit nuage (notre bébé sera si vigoureux !) il sombrait dans l'attaque de panique (et si ça ne dure pas ?) ou dans les abîmes d'une dépression carabinée (qu'est-ce que je sais de la paternité, moi ?). Le climat d'Asgard en subissait les conséquences, le soleil chassant la grêle avant d'être à son tour chassé par des trombes d'eau, pour le plus grand déplaisir des fermiers et éleveurs.
Au bout d'une semaine de pur chaos, Volstagg fut dépêché pour consoler Thor, au motif qu'ayant déjà quatre enfants il serait le mieux qualifié pour gérer la situation.
« J'ai l'impression d'être revenu aux toutes premières années de mon mariage » déclara-t-il en posant sa chope de bière, « alors que Gnà et moi attendions notre fille aînée. Laissez-moi vous l'avouer, mon prince, je vivais un calvaire ! »
« Vraiment ? » s'enquit le Tempétueux. « Ce n'était pourtant pas toi qui portait cet enfant. »
« Hé non. Mais cela n'empêchait guère ! C'était mon enfant, voyez-vous. Pire encore, c'était ma première-née. Le plus grand bouleversement de mon existence, et la source de mes plus grandes frayeurs. Jamais plus je n'ai été confronté à ennemi plus horrifiant. »
Thor plissa le front.
« Que me racontes-tu là ? Un bambin ne saurait être un monstre. Qu'y a-t-il donc à en redouter ? »
Le volumineux guerrier poussa un soupir.
« Je me suis mal exprimé, mon prince. Je ne redoutais pas ma fille elle-même, mais ce qu'elle signifiait. Elle a fait de moi un père. Elle m'a rendu responsable d'une existence. Elle m'a chargé d'élever une future femme, une future mère, une personne tout entière. Le poids d'une vie, c'est très lourd, mon prince. On ne s'en rend pas compte sur le champ de bataille, mais au coin du feu, quand vous raccrochez votre bouclier et prenez votre enfant dans vos bras, c'est un poids qui ne cessera jamais de vous surprendre. »
Thor contempla les profondeurs de sa propre chope.
« N'est-ce pas étrange ? » finit-il par demander. « Cet enfant n'est pas même né, et en dépit de cela son ombre me hante où que j'aille. »
« C'est loin d'être étrange, mon prince, ce n'est qu'ordinaire pour un futur père. En fait, cela ne m'étonnerait pas si vous y étiez plus sensible : après, c'est le futur Roi d'Asgard qui naîtra de vous. »
Le prince se cacha la tête dans les mains.
« Merci de me le rappeler » grogna-t-il tandis qu'une odeur d'ozone venait saturer l'atmosphère.
Volstagg se tança intérieurement pour son faux pas. Néanmoins, impossible de nier le fait : même si l'identité de la mère laissait à désirer – peu de gens savaient qu'il s'agissait de Loki, mais personne n'ignorait que le Prince héritier avait épousé un enfant de Laufey pour éviter une guerre – l'annonce de la naissance imminente du premier petit-fils du Père de Tout réjouissait autant les nobles et courtisans que les serfs et paysans. Une ligne de succession fermement établie était garante de stabilité, après tout.
Bien sûr, cette ligne de succession dépendait du sexe de l'enfant à naître. Mais considérant la tendance des jötnar – il avait enfin retenu le mot – à n'enfanter que des mâles lorsqu'ils se mariaient avec une autre race, Loki avait toutes ses chances de donner le jour à un fils.
« Je ne veux pas ajouter à vos ennuis, mon prince » déclara le guerrier. « Je veux seulement vous assurer que vos peines sont partagées par tous les hommes depuis des temps immémoriaux. »
Thor resta silencieux un long moment avant de reprendre la parole :
« Est-ce que ça finit par passer ? »
« Nornes, certainement pas, mon prince » confessa Volstagg contrit. « Tout recommence dès que votre épouse engrosse de nouveau. La seule différence, c'est que vous savez à quoi vous attendre. »
Le blond grogna de plus belle.
« C'est un cauchemar. »
« Oui, mon prince. Mais attendez l'instant où vous verrez enfin votre fils, et vous vous apercevrez que c'est le plus beau rêve que vous ayez jamais fait. »
Mengloth avait prévenu Angrboda, il n'empêchait que le garde s'ennuyait mortellement à veiller sur son prince maintenant que celui-ci passait ses journées à dormir.
C'était comme le coma des premiers temps de la grossesse, à la différence notable que la vierge des glaces se réveillait quand on le secouait – ce qui ne contribuait guère à améliorer son humeur.
C'était attendu, bien sûr : durant les six mois de gestation où l'enfant se développait le plus, les jötnar avaient tendance à se fatiguer et à dépenser le moins d'énergie possible. Chez les vierges des glaces – de constitution bien plus délicate – cela se traduisait par une forme de léthargie persistante, interrompue seulement pour se nourrir et pour évacuer les déchets. Quand celle-ci s'achevait, la future mère entrait dans la phase de la tanière et refusait le plus souvent de sortir de la maison, en préparation de l'accouchement imminent. Cette dernière phase était généralement très éprouvante pour la famille, comme c'était la période où les sautes d'humeurs s'accentuaient violemment.
Angrboda avait perdu le compte du nombre de serviteurs traumatisés ayant préféré donner leur démission que de continuer à affronter Farbauti gravide jusqu'aux yeux, ainsi que du nombre de guérisseurs – lesquels en avaient pourtant vu d'autres ! – réduits à une stupéfaction muette et du nombre de courtisans éreintés marchant sur des œufs pour ne pas déclencher un nouvel accès de furie ou une énième crise de larmes. Quant à Laufey, celui-ci avait carrément déclaré qu'entrer en guerre avec Asgard avait été une partie de plaisir comparé à devoir satisfaire et apaiser son consort sur le point de mettre bas.
Angrboda attendait avec une certaine impatience de voir l'enfant de Farbauti sortir de son hibernation et entrer dans la phase de la tanière. Les Asgardiens finiraient tous en larmes, il en était certain. Maintenant, s'il pouvait mettre la main sur un capture-d'image et surprendre le boucher une fois celui-ci bien traumatisé par son Altesse Laufeyson…
Oh, l'image ferait le tour de Jotunheim, garanti sur facture. Si jamais Angrboda réussissait pareil tour, il pourrait mourir heureux comme un roi.
