Lorsqu'il avait senti les premières piques de douleur, Loki n'y avait tout d'abord accordé aucune attention. Ces temps-ci, il souffrait en permanence – que ce soit son dos, ses hanches, sa poitrine ou sa tête, alors pourquoi pas du ventre ?

Il avait serré les dents et fait de son mieux pour ignorer la douleur qui s'entêtait à revenir avec une régularité de pendule des plus irritantes. Franchement, il s'étonnait d'avoir réussi à dormir, après un après-midi des moins agréables.

Il s'était réveillé alors que la matinée était déjà bien entamée, et ce d'une humeur absolument massacrante qui ne s'était guère arrangée à midi.

« Tu sais » commenta la brute bleue après la fuite de la femme de chambre, « si tu n'as pas faim, dis-le plutôt que de jeter le plateau à la tête des domestiques. »

Le sorcier refusa de lui faire l'aumône d'une réponse, préférant se pelotonner sous ses draps, les jambes ramenées contre son abdomen atrocement malmené depuis une demi-heure – les piques de douleur s'étaient rapprochées, maintenant. Pourquoi ça ne passait pas ?

Une écharde chauffée à blanc jaillit derrière son nombril et il ne put retenir le sifflement qui s'échappa de la cage serrée de ses dents.

« Mon prince ? Qu'est-ce qu'il y a ? »

Aveuglé par les étincelles pourpres dansant dans son champ de vision, Loki ne souffla mot. Un spasme lui courut le long de la colonne vertébrale et il sentit une humidité visqueuse se diffuser entre ses cuisses.

« Mon prince ? »

Haletant désespérément, le sorcier n'opposa aucune résistance lorsque la brute bleue ôta ses draps. Les yeux sanglants s'écarquillèrent.

« Oh. On dirait que je vais devoir aller chercher Mengloth. »


Eir ne pouvait pas dire qu'elle appréciait beaucoup le guérisseur jotunn. Certes, elle pouvait respecter son expertise et son talent médical, mais il n'en demeurait pas moins qu'il détestait les Ases, et n'avait en rien caché son désir de les voir tomber tous morts. Un peu difficile de se lier d'amitié avec lui dans ces conditions.

Ils n'en demeuraient pas moins collègues, et elle se sentait un tantinet honorée qu'il vienne lui demander de l'aider à mettre au monde l'enfant du prince Loki.

« Vu son état général, ce sera bien assez compliqué de le faire mettre bas sans qu'il se vide comme une truite » avait crûment déclaré le jotunn. « Dans ce genre de situation, je préfère avoir l'aide de quelqu'un ayant un sou de cervelle, et pour une Asgardienne, vous vous débrouillez pas trop mal. »

Grand compliment quoique raciste sur les bords. Elle n'avait pas relevé, au motif qu'elle avait d'autres préoccupations plus importantes.

C'est-à-dire, s'assurer que le prince Loki et son enfant soient vivants et en bonne santé d'ici demain.


Loki voulait hurler.

(non c'est pas possible)

(trois semaines d'avance)

(mais je ne veux pas)

(tout va bien se passer les guérisseurs sont là le bébé et toi sont en de bonnes mains)

(mais je ne suis pas prêt)

Une main effleurant son bras le fit sursauter.

« Comment vous sentez-vous, mon prince ? » demanda Eir, son regard noisette fixé sur lui.

S'il répondait, il allait vomir. Heureusement – terme relatif – une nouvelle contraction décida de lui tordre les entrailles à cet instant précis, lui faisant lâcher un hoquet.

« Mal, mais fallait s'y attendre » déclara doctement le guérisseur jotunn. « Il n'est pas en bonne santé, et c'est sa première fois. Faudra être délicat de notre côté. »

Pendant ce temps, la brute bleue tentait piteusement de réconforter le sorcier :

« C'est juste un mauvais moment à passer, je te le garantis. Dès que tu tiendras ton bébé dans tes bras, ça ne te fera plus mal du tout. »

(mais je ne veux pas de bébé)

Une autre contraction fit s'arc-bouter Loki contre les oreillers – le lit avait été changé, il avait été rhabillé et rallongé, mais il n'était pas tellement en état de l'apprécier.

« La dilatation est à combien ? »

« Disons… deux doigts. On a encore de la marge devant nous. »

Renversé sur le dos, les cuisses écartées, Loki sentit des larmes brûlantes lui brouiller la vue.


« Thor ! Thor, reviens ici ! » s'écria Fandral, courant à toutes jambes derrière le Tempétueux.

« Un accouchement est une affaire de femmes, mon prince » renchérit Volstagg qui suivait avec peine, son poids ne l'avantageant pas. « Vous n'avez rien à y faire ! »

Fonçant à grandes enjambées vers la chambre de son frère, Thor écoutait à peine. Oh, il enregistrait bien les paroles, mais leur demandait mentalement et poliment de ressortir par l'oreille opposée à celle par laquelle elles étaient entrées.

Loki était en train d'amener leur enfant dans le monde, et l'on voulait qu'il se tienne à l'écart ? Un bilgesnipe aurait plus de chances de se laisser dompter et promener en laisse.

Lorsqu'il poussa la porte de la chambre, un regard noisette, un regard rouge sanglant et un regard bleu – depuis quand Mère était-elle arrivée ? – se dardèrent sur lui, ne s'attendant visiblement pas du tout à son irruption. Raidissant le dos, il refusa de se laisser intimider.

« Vous ne devriez pas être ici, mon prince » protesta Eir.

« Dehors, le boucher » grinça Mengloth. « Déjà que ça va être compliqué, si tu viens en plus te fourrer dans nos jambes ! »

« Vraiment, Thor » fit gentiment Frigga qui se tenait à côté de la tête de lit, « ce serait mieux que tu sortes. Tu ne t'y connais pas en matière d'enfantement. »

Mais le blond ne voyait que Loki aussi mou qu'un pantin aux cordes coupées, la chemise de nuit remontée sur le ventre, le visage baigné de larmes. En quelques pas, il se plaça à côté de la tête de lit, le côté opposé à Frigga, se penchant au-dessus de son frère.

« Loki ? C'est moi. »

Une longue main bleue fusa et s'agrippa à sa tunique avec tout le désespoir d'un naufragé qui se noie.

« Arrête ça » gémit le sorcier. « S'il te plaît, arrête ça. »

(thor il y a des monstres sous mon lit s'il te plaît protège-moi)

Thor saisit délicatement la main de son cadet.

« Je suis là. Je ne pars pas. »

« Dites-moi que je rêve ! » siffla Mengloth. « On n'a pas le temps pour ça… ! »

Loki s'étrangla tandis qu'un soubresaut agitait tout son corps.

« La tête ! C'est commencé ! »

« Mais il peut pas rester, voyons… »

« Je crois que nous avons à nous tracasser de plus important que mon fils, guérisseur Mengloth. Ne croyez-vous pas ? »

« Mais – oh et puis, comme vous vous voudrez ! »

Loki gémissait, un bruit douloureux comme s'il allait manquer d'air d'un instant à l'autre. Thor resserra sa prise sur sa main.

« Je suis là. Je reste. »


Il souffrait. Jamais il n'avait connu pareille douleur, pas même à Nidavellir lors de sa mésaventure avec les nains, pas même dans les plaines Vanes infestées de maraudeurs, pas même à Muspellheim si hostile aux étrangers.

Il allait mourir, il en avait la certitude, autrement pourquoi ne distinguait-il plus que du rouge, pourquoi son bassin était-il en feu, pourquoi n'arrivait-il plus à respirer ?

« Poussez, mon prince ! Vous vous débrouillez à merveille. »

Pourquoi Eir lui disait-elle pareil mensonge ? Espérait-elle l'apaiser avant qu'il ne rende l'âme dans ce lit sanglant, dans cette chambre de malade où il avait été relégué près d'un an et demi ?

Un déchirement dans son ventre le poussa à se raidir tandis qu'un halètement rauque s'échappait de ses lèvres.

« C'est bien, Loki… Tout va bien. »

Des lèvres trop chaudes sur son front. Thor. Pourquoi Thor le laissait-il souffrir ? Peut-être était-il secrètement heureux de le voir mourir en couches plutôt que d'avoir à supporter une vie conjugale avec lui. Probablement.

Son abdomen s'était durci, à présent.

« Oui, ça y est presque. Encore un peu. Un tout petit peu… »

Il laissa échapper un petit cri. Il n'en pouvait plus. Il voulait le sommeil. Il voulait que la douleur s'arrête.

Il ne pouvait plus sentir son bas-ventre.

« Et voilà ! »

Une bouffée métallique vint lui assaillir les narines, manquant le faire suffoquer. Il tremblait de manière incontrôlable, le corps glacé par un voile de sueur. On s'agitait entre ses jambes. Une grande main lui caressait les cheveux.

« Tu l'as fait, Loki… Il est là. Il est né. »

Qui ça ? aurait voulu demander le sorcier incapable de réfléchir logiquement, trop assommé par la brûlure de son bassin. Qui est né ?

Un poids lourd sur sa poitrine, autour duquel on positionnait ses bras comme pour une étreinte. C'était lourd, c'était chaud et ça remuait vaguement.

« Ouvre les yeux, Loki. Notre fils est là. »

(notre fils)

Dans un effort titanesque, Loki écarta les paupières.

Au creux de ses bras, enroulé dans une couverture de coton, reposait un nouveau-né rougeaud, fripé, encore un peu visqueux de sang et de fluide amniotique, son visage boudiné présentant une vague ressemblance avec une tomate trop mûre, son crâne oblong couronné d'une touffe de cheveux plaqués par l'humidité, sa minuscule main bouffie tentant de se crisper vainement.

Loki le regarda et se mit à sangloter.


« C'est la fatigue » décréta Mengloth. « Ça arrive à plein de mères après l'accouchement. Laisse-le dormir, il l'a bien mérité. »

Après un bon quart d'heure de larmes, Loki avait fini par sombrer dans l'inconscience. Préférant ne pas le réveiller, les guérisseurs lui avaient retiré le placenta, avaient changé les draps du lit et sa chemise – copieusement aspergés de sang et autres fluides – puis l'avaient bordé, laissant le bébé dans ses bras. Ce dernier point avait été plutôt contesté par Eir.

« Imaginez qu'il se tourne dans son sommeil. »

« C'est une vierge des glaces, il ne se tournera pas. Et ça l'aidera à se calmer, il a besoin de proximité avec cet enfant. Retirez-lui et il va devenir hystérique, et ça n'arrangera pas sa fragilité. »

Au final, Mengloth avait gagné, mais Eir n'en avait pas moins exigé qu'un surveillant reste auprès du lit pour empêcher tout accident. Thor s'était aussitôt porté volontaire.

A présent, à moitié allongé sur la couche, il observait son frère et le bébé, tous deux dormant d'un sommeil de plomb. Loki paraissait véritablement éreinté, et après l'avoir vu expulser presque trois kilos et demi de petit prince de son ventre, le Tempétueux ne lui en tenait certainement pas rigueur.

Le bébé reposait sur son sein, et Thor aurait pu jurer que c'était du contentement qu'il lisait sur le petit faciès aussi écarlate que gonflé. C'était à peine si l'enfant avait émis un son depuis sa naissance, n'émettant qu'un faible piaulement tandis que Frigga le nettoyait et lui coupait le cordon puis le langeait pour lui tenir chaud.

Son fils. Leur fils. Il était là, enfin, après un an et demi d'attente. Thor se sentait affreusement intimidé devant ce petit paquet. Un fils. Qu'était-il sensé faire, maintenant ?

(le poids d'une vie c'est très lourd mon prince)

Le bébé remua faiblement, et Loki poussa un soupir sans se réveiller. Thor se délita comme un gâteau trempé dans du lait chaud.

Il ne savait pas ce qu'il devait faire, mais une chose était certaine : il serait là. Pour Loki et pour l'enfant.

Il serait là.