Ça saute aux yeux que Thor ne veut pas être ici.

Intérieurement, Steve ne peut s'empêcher d'éprouver une certaine déception mêlée d'agacement à l'encontre de l'extraterrestre – certainement pas du dieu, le natif de Brooklyn ne croit qu'en une seule déité, et celle-ci ne se fagote pas en armure et cape rouge – parce que, vraiment, depuis quand protéger plus faible que soi est-elle devenue une activité répréhensible ?

Il essaie de ne pas laisser son humeur se montrer sur son visage tandis que l'une des internes du SHIELD s'efforce de mettre à l'aise l'alien. Pour une raison qui dépasse le soldat arraché à son époque, elle semble croire que le meilleur moyen d'y parvenir, c'est de flirter de manière honteuse avec sa cible.

Dès que l'extraterrestre comprend ce à quoi elle joue – plutôt vite – il se referme comme une huître et repousse fermement la fille.

« Veuillez accorder vos faveurs à un autre, ma dame. Je suis un homme marié. »

Mine de rien, Steve ne s'y attendait guère. Mais après tout, pourquoi pas ? Certains de ses camarades au front n'étaient pas plus vieux que lui, et n'en avaient pas moins des familles à eux.

L'interne ne se décourage pas.

« Vraiment ? Depuis longtemps ? »

« Un an et demi. »

« Votre femme doit vous combler » souffle la fille en papillonnant des cils.

L'alien se raidit – oh, ça n'est pas bien visible, mais Steve peut voir le muscle se contracter dans sa nuque.

« Nous venons d'avoir un fils » répond-il – ce qui ne constitue pas vraiment une réponse à bien y réfléchir.

« Oh ! Toutes mes félicitations » s'écrie l'interne, apparemment sincère. « Vous devez être tellement heureux ! »

Les épaules de l'extraterrestre s'affaissent.

« Je le serais » dit-il, « si seulement je savais comment tous deux se portent. »

Et là, Steve comprend. Sans doute parce que sa mère était une infirmière, et dans la voix de Thor, il y a une fêlure bien trop audible pour qui s'y connaît.

Là où le ramassis hétéroclite de héros convoqués par SHIELD doit faire face à une Apocalypse inhabituelle mais très simple à résoudre, Thor est confronté à un cataclysme très ordinaire mais autrement difficile à vivre. Mine de rien, taper sur une armée de crevettes venues de l'espace intergalactique – dixit Tony – n'est pas un programme nécessitant un décodeur. Mais quand votre femme accouche et que quelque chose risque de mal tourner et que vous ne pouvez rien faire parce que vous n'avez ni les connaissances ni les moyens pour, mais surtout parce que vous n'êtes pas

Ceci, c'est une catastrophe bien moins rare mais tout aussi dévastatrice que la fin du monde. Parce que, dans un sens, votre famille est votre monde, non ?

Et juste comme ça, Captain America sent sa mauvaise humeur s'évanouir comme si elle n'avait jamais été là pour commencer.


Frigga avait eu l'intention de revenir voir Loki après lui avoir laissé le temps de récupérer de l'accouchement, mais tant de choses s'étaient enchaînées à un rythme fou qu'elle avait laissé filer le temps.

Tout d'abord, Thor avait dû courir aider Midgard, actuellement assiégée par une armée de Chitauri, apparemment invoquée par le Tesseract. Une fois leur fils parti, les forces d'Odin avaient choisi de l'abandonner, si bien que le Père de Tout était tombé dans son sommeil régénérateur et était actuellement indisponible. Frigga se retrouvait donc à assurer la régence, et plaintes et demandes n'avaient cessé de pleuvoir de la journée.

A présent, le soir venait de commencer, et la Reine d'Asgard sentait sa tête au bord de l'explosion. Nornes, ce qu'elle pouvait abhorrer les bureaucrates – quelque chose qu'elle avait transmis à Thor, en dépit de ce que croyait tout le monde : Odin avait beau être un guerrier de grand renom, il ne rencontrait aucun problème pour ce qui était de supporter procédures et paperasse.

Enfin, elle se trouvait devant la porte menant à la chambre de Loki, la pièce qu'il n'avait pas quittée pendant presque deux ans. Le cœur battant à tout rompre, elle frappa délicatement.

« Qui est-ce ? » gronda une voix rauque, rappelant davantage un sac de galets se renversant au sommet d'un escalier qu'un être intelligent.

« Je viens voir mon fils et mon petit-fils » répondit Frigga d'un ton serein.

Une pause tandis qu'un murmure inaudible se faisait entendre derrière le battant. Puis la porte s'entrouvrit sur le garde attitré de Loki – le Géant dénommé Angrboda.

« Il est tard » fit remarquer le jotunn sans grande aménité.

La Reine lui adressa un sourire contrit.

« La journée fut longue. Si Loki est trop fatigué pour une visite, j'essaierais de repasser demain. »

Le jotunn ouvrit la bouche mais fut coupé par une voix provenant de l'intérieur de la pièce.

« Qu'elle vienne. »

Angrboda pinça les lèvres mais s'écarta obligeamment, laissant l'Asyne pénétrer dans le lieu. Elle vit tout de suite Loki, le dos redressé par les oreillers de son lit, détaillant d'un regard indéfinissable le paquet enroulé d'une couverture qui reposait sur sa poitrine.

Il ne leva pas les yeux alors qu'elle s'asseyait du bout des fesses sur le lit.

« Comment te sens-tu, dis-moi ? » voulut-elle savoir.

Elle le vit se mordiller légèrement la lèvre inférieure.

« Comme si les os de mon bassin ne se ressouderont plus jamais. Et ce petit monstre a essayé de m'aspirer les mamelons, aussi. »

Frigga dut se retenir d'éclater de rire en entendant le ton grincheux de son rejeton – au moins n'était-il pas trop souffrant pour se plaindre, le second prince d'Asgard adorait les récriminations.

« Ça va passer, ne t'inquiètes pas » le rassura-t-elle – en tant que déesse de la Maternité, elle s'y connaissait en accouchements ainsi que les conséquences qui s'ensuivaient.

Son affirmation se heurta à un reniflement incrédule pour lequel elle eut un sourire indulgent. Cependant, le paquet de couvertures laissa échapper un petit miaulement.

« Espèce d'horreur » grimaça Loki. « Quand je pense à tout ce qu'il m'a fait subir, j'ai envie de le jeter par la fenêtre. »

Pour sa part, Frigga contemplait son petit-fils d'un œil attendri : pour l'instant, les rondeurs du petit minois dodu ne lui laissaient guère le loisir de jouer le jeu des ressemblances, mais elle constatait non sans ravissement que le bambin était pourvu d'une houppette aussi noire que les boucles de Loki, se dressant en l'air de manière tout à fait cocasse.

« Cela aussi passera » déclara-t-elle. « Un jour, tu te réveilleras et tu te demanderas comment tu as fait pour vivre sans lui. »

Elle ne reçut en échange de cette perle de sagesse qu'un regard écœuré qui n'érafla même pas son excellente humeur.