Mengloth savait que tôt ou tard viendrait la dépression post-partum, mais ça ne voulait pas dire qu'il avait envie de la voir débarquer. Ou même d'avoir à la soigner. Pourquoi avait-il accepté le Serment des guérisseurs, déjà ? Ah oui, parce que sous couvert de les soigner, il pouvait tyranniser les nigauds autant qu'il voulait et personne ne pouvait protester contre ses traitements.

Mais la dépression post-partum. En temps normal, ce n'était pas une partie de plaisir – même avec la mère entourée et à peu près psychiquement stable. Mais ça ? Une jeune mère toute fraîche – toujours les pires – en proie au racisme internalisé, à la dysphorie corporelle et qui ne voulait pas de bébé pour commencer ?

Ce n'était plus une tragédie, ce n'était plus non plus une comédie grotesque, non, ça allait si loin dans les deux genres qu'il aurait pu rire hystériquement tout en versant des flots de larmes, et sa réaction serait on ne plus rationnelle. Elle serait même recommandée, tiens.

Sauf qu'il ne pouvait pas se le permettre, parce qu'il avait un patient et que le patient avait toujours la priorité. Vie de merde, comme disaient certains jeunots qui passaient entre ses mains.

« Vous exagérez un peu » minaudait l'Asgardienne responsable de l'infirmerie. « Je vous l'accorde, le prince est certes un peu déprimé, mais avec un peu de temps... »

Le géant lui renvoya un regard torve et eut l'immense satisfaction de la voir ciller – rien de tel que d'avoir les yeux rouges pour décupler le facteur d'intimidation.

« Et si ça dégénère en psychose post-partum ? Vous avez envie de perdre un prince ? Ou peut-être même deux, il serait bien capable de fracasser le crâne de son propre enfant, vu la profondeur de sa dépression. »

Ah, , elle eut une réaction : elle contrôla rapidement son horreur, reprenant un masque serein – avantage de plusieurs siècles passés à rassurer ses patients – mais il avait eu le temps de voir et se promit de chérir le souvenir comme celui-ci méritait de l'être.

« Je vois » déclara-t-elle, faisant visiblement un énorme effort pour parler calmement. « Que préconisez-vous, dans ce cas ? »

Mengloth se laissa aller à soupirer.

« Ce sera chiatique vu que son organisme est déjà déséquilibré, alors pas question qu'il ingurgite des médicaments. Et puis, ça pourrait passer dans le lait, et je veux pas risquer de détraquer la santé du petit. »

« Ce serait mauvais » reconnut l'Asgardienne, sourcils froncés.

« Il faudra se contenter de le garder à l'œil » se lamenta le géant, « et d'essayer de lui remonter le moral quand il commence à descendre. Oh, évitons de le faire pleurer, aussi. Ça n'arrangera pas ses affaires. »

Ce n'était pas grand-chose, mais pour le moment, il faudrait que ça suffise. Et puis, ça constituait un bon début, le temps qu'ils se creusent la tête et trouvent un traitement approprié.

(****)

Angrboda était loin d'être aveugle, même si la lumière virulente d'Asgard l'éblouissait et ne faisait guère de faveurs à son champ de vision. Son Altesse Laufeyson allait mal, et c'était inacceptable.

Heureusement qu'il avait eu à endurer les sautes d'humeur de Farbauti – il n'aurait jamais cru penser ça un jour, surtout sur le moment – ce qui voulait dire qu'il savait exactement quoi faire.

Son Altesse remua à peine alors qu'Angrboda le soulevait dans ses bras, prenant soin de ne pas déloger le bébé niché sur sa poitrine.

« Je peux savoir ce qui te prends ? » grogna la vierge des glaces tandis que sa nounou sortait dans le couloir.

« Il te faut un changement d'air » déclara le géant en toute simplicité, ses grandes enjambées le rapprochant rapidement de la destination prévue. « D'après la reine, les jardins sont plutôt charmants à cette époque de l'année. »

Son Altesse sortit aussitôt de sa léthargie.

« Qu-NON ! Tu ne peux pas m'emmener dehors ! »

« Bien sûr que si, qu'est-ce que je suis en train de faire ? » rétorqua placidement Angrboda sans prêter la moindre attention aux courtes griffes noires qui tentaient de lui lacérer la poitrine et le cou.

« Ramène-moi dans ma chambre ! C'est un ordre ! » s'écria le prince, réveillant le bébé qui se mit à piauler de sa voix la plus stridente.

« Désolé, je ne t'entends pas ! » mentit éhontément le géant. « Le petit crie trop fort ! »

Ce fut dans une joyeuse cacophonie qu'ils débarquèrent dans les jardins. Aux yeux d'un Géant des Glaces élevé toute sa vie sur Jotunheim, tout ce vert avait quelque chose de bizarre. Cependant, son Altesse s'était recroquevillé dans son étreinte, tremblant de tous ses membres.

« J'avoue, c'est un drôle de choc, toutes ces plantes » commenta Angrboda, délibérément désinvolte. « Surtout après un an et demi enfermé dans la même pièce. »

En guise de réponse, il n'entendit qu'un gémissement. Ceci ne l'étonna guère : vu son état d'esprit, son Altesse n'avait probablement aucun désir de se montrer en public, plus encore après le cauchemar qu'avait été la présentation de son premier-né à la cour.

« Horaire parfaitement choisi, en plus. Pas un chat en vue ! Bon, d'un autre côté, vous autres Asgardiens ne sortez que pour vous rendre à la taverne ou l'arène, alors des jardins... »

Angrboda savait qu'une seule visite ne parviendrait pas à apaiser l'anxiété virulente de la vierge des glaces. Si bien qu'il comptait répéter la chose. A force, sa charge finirait bien par se détendre et cesser de voir des menaces tapies dans chaque ombre.

Sans compter que ça l'empêcherait de broyer du noir. A force de voir les mêmes quatre murs toute la journée, on ne manquait jamais de virer zinzin.