Comme Loki l'avait prédit – parce qu'il fait souvent des prédictions correctes, mais personne ne l'écoute jamais, à croire qu'il est cette prophétesse démente de Midgard, Cassandre de Troie, s'il rappelle bien le nom – les promenades (enfin, pas tellement vu qu'il ne peut toujours pas marcher et commence à douter qu'il pourra de nouveau un jour) deviennent une habitude.

Elles ont lieu le soir, généralement quand la soirée est plutôt avancée : Asgard est un monde qui se lève tôt, si bien que ses habitants se couchent tôt et ne s'attardent pas la nuit. Pour Jotunheim, c'est apparemment le contraire, et en soi c'est assez logique : la lumière sur la neige devient vite douloureuse pour les rétines au bout d'un certain temps, alors la plupart des espèces qui peuplent le monde polaire sont résolument nocturnes, y compris les Géants.

Le créneau choisi est donc parfait pour ne laisser personne poser les yeux sur Loki, ce que le sorcier apprécie nettement. Ce qui lui procure moins de plaisir, en revanche, c'est de se voir escorter par toute une troupe de nourrices – c'est ainsi qu'il les nomme dans sa tête, parce que vraiment, il n'est pas un nourrisson, il vient d'enfanter un nourrisson, mais il faut croire que c'est du pareil au même pour les Ases – lors de ces excursions à l'air libre.

Angrboda s'est d'office attribué le poste de porte-sorcier, signifiant qu'il prend Loki dans ses bras comme on prend une mariée et supporte héroïquement le fardeau pendant toute la durée de la promenade. Des fois, Loki pense sérieusement à se laisser grossir pour qu'un jour, la brute finisse par se déplacer une vertèbre en essayant de le soulever.

(En parlant de grossir, jamais il n'a été moins maigre. Confiné dans un lit sans pouvoir sauter de repas ou brûler de calories par la sorcellerie ou la pratique des armes, le prince brun a pour la première fois depuis son entrée dans l'adolescence un poids à peu près sain pour sa tranche d'âge, et apparemment il a encore une sacrée marge avant que ça devienne trop : les vierges des glaces ont traditionnellement de larges rondeurs, conséquences de grossesses multiples, si bien que Mengloth encourage Loki à s'épaissir. Le sorcier n'est pas tellement enthousiasmé par la perspective.)

Il y a aussi les deux troufions qui n'ont visiblement rien de mieux à faire que de se plaindre à profusion de tout et de rien – enfin, surtout le mal dégrossi, celui au collier de pierres endigue stoïquement la diarrhée verbale de son congénère avec une désinvolture qui trahit une longue accoutumance. A force, ils deviennent un élément du décor – le type en arrière-plan dont l'absence provoque un vague malaise tellement on s'est habitué à le voir tous les jours. Ça ne fait pas non plus de mal qu'ils soient plutôt attachants – dans le genre cabots pleins de puces qui viennent se coucher sur votre lit sans que vous leur ayez demandé.

Mengloth et Eir ont aussi vigoureusement imposé la présence d'un apprenti guérisseur à chaque sortie – une mesure que les jötnar acceptent sans trop broncher, après tout ça la ferait mal si la mère du petit-fils d'Odin se foulait la cheville ou attrapait le rhume sous leur garde, n'est-ce pas ? Un apprenti, donc, mais ce n'est jamais le même plus de trois sorties d'affilée : une histoire de roulements. Et en général, ils se montrent plutôt nerveux et tendus – rien que de très attendu, lorsqu'on se retrouve isolé le soir en compagnie de trois brutes bleues monstrueusement plus fortes que vous.

En général, Jörmungard se tient tranquille pendant ces petites promenades – sauf quand il est saisi de coliques. Alors là, il faut qu'il braille à réveiller tout le palais. C'est bien le fils de Thor, ce morveux-là – et en parlant de Thor, le tempétueux se fait rarement voir, ces temps-ci. Puisque Loki n'est plus disponible pour se charger des devoirs princiers « ennuyeux »mais que les Neuf Mondes persistent à tourner, Thor se retrouve donc contraint à agir en créature respectable – ô abomination.

Loki ne manque jamais de s'étouffer de rire lorsque le tempétueux épuisé se plaint que les elfes refusent de dire clairement ce qu'ils veulent ou que les nains ont tous la tête si dure que le mithril passerait pour du pain détrempé en comparaison. Bien sûr que Thor mendie l'aide de Loki sur ces problèmes, une aide que le sorcier se fait une joie de lui refuser les deux tiers du temps – ça lui apprendra à tourner sa langue dans sa bouche avant de traiter la diplomatie de discipline inutile. Le tiers restant, il se laisse fléchir par les yeux de chien battu que lui tire le blond – comment une montagne de muscles peut-elle à ce point ressembler à un canidé martyr, ça dépasse la compréhension des formes de vie supérieures.

Bien malgré lui, Loki sentait son anxiété diminuer à chacune de ses sorties : personne ne le voyait jamais, il voyait autre chose que les quatre murs de sa chambre et profitait de la fraîcheur vespérale sans gêne – qui allait venir lui reprocher de s'exhiber en chemise de nuit, hein ?

Il s'habituait malgré lui. Il ne savait pas si c'était une bonne ou une mauvaise chose.