Si, trois ans auparavant, quelqu'un était venu dire à Thor qu'il serait marié à son propre frère et enfoncé jusqu'aux yeux dans la diplomatie plutôt que de partir à l'aventure, le Tempétueux aurait cru à une farce pas particulièrement amusante. Comme quoi, les Nornes jouissaient d'un sens de l'humour encore plus déplorable que celui de Loki.
Plus le temps passait, plus il s'effarait de constater à quel point il avait été stupide de désirer le trône – personne de sain d'esprit ne voudrait pareil fardeau. Franchement, quand on pouvait échapper à toute cette paperasse et ces réunions et qu'on ne saisissait pas l'occasion des deux mains, c'était ou qu'on avait un sens du devoir si développé qu'il empiétait sur l'instinct de survie, ou tout bonnement qu'on était indécrottablement déficient en matière de rationalité.
Jamais auparavant il ne s'était demandé pourquoi le Roi d'Asgard se devait d'être marié – excepté pour assurer la succession. Et encore, la loi laissait de la place pour qu'un enfant adoptif puisse monter sur le trône au cas où la lignée principale venait à s'éteindre.
Mais maintenant qu'il finissait sa journée éreinté pour aller passer trop peu de temps en compagnie de son frère et de leur enfant… Il commençait à envisager la fonction de la Reine d'un tout autre œil. Pas seulement comme la responsable de la continuité de la lignée, mais aussi comme le conseiller et l'oreille attentive.
Loki ne se gênait pas pour s'étouffer de rire lorsque Thor venait lui confesser ses déboires et ses luttes contre l'administration ni pour critiquer sans merci sa conduite qui laissait très souvent à désirer – la politique venait très difficilement à un guerrier par nature, apparemment. Mais il était là. Il écoutait. Il pointait les défauts. Et parfois – parce que Loki ne serait pas Loki si sa gentillesse n'était pas inconstante – il condescendait à fournir ses lumières sur telle ou telle question.
Cela ressemblait un peu à ce qu'ils avaient partagé ensemble avant le désastre du couronnement, et en même temps ça n'y ressemblait pas du tout. Il existait désormais une distance – creusée par le fait que Loki était un pupille plutôt qu'un fils du sang, qu'il était un fils de Laufey, un Jotunn, et aussi par leur mariage. Thor savait qu'ils n'étaient pas égaux dans cette union : un consort royal venu de l'étranger ne détiendrait jamais autant de pouvoir que le souverain régnant, pas même sur leurs enfants communs. Jamais plus Loki ne serait son égal.
(est-ce que mère ressentait ce fait aussi douloureusement que Thor lui-même, s'était-elle jamais sentie piégée, en avait-elle jamais voulu à Asgard, à son propre mari de lui avoir infligé cela)
Et pourtant, malgré cette distance, Thor ne pouvait pas nier que les liens d'affection ne s'étaient pas rompus. Ils avaient certainement changés, mais ils ne s'était pas rompus : ils s'étaient adaptés à cette situation renversante, les circonstances qui les avaient contraints de cesser d'être frères pour élever une vie toute neuve en tant que parents.
L'amour qu'on vouait à son frère n'était pas le même amour que celui qu'on avait pour la mère de son fils. Parce que vraiment, cette indulgence protectrice et irritée ne pouvait pas se comparer à la gratitude émerveillée qu'éprouvait le tempétueux lorsqu'il voyait Jormungard dans les bras de Loki.
Le bambin le pétrifiait. C'était plutôt comique, à bien y réfléchir : le prince d'Asgard, utilisateur de Mjolnir, ayant vaincu maints monstres et criminels de premier plan, terrassé par un simple bébé encore incapable de s'asseoir tout seul. Volstagg lui avait juré que c'était parfaitement naturel, que tous les parents éprouvaient cette même épouvante adoratrice quand ils devaient confronter leur progéniture.
Le tempétueux hésitait à le croire tout à fait, à cause de Loki. Parce qu'il voyait bien que Loki avait du mal à accepter cet enfant – comment aurait-il pu en être autrement ? Alors que son expérience avait été tellement plus intime que celle de Thor, alors qu'il luttait encore avec l'obligation de redéfinir tout ce qu'il était.
Mais les choses allaient mieux, il en était certain : même si c'était plus par lassitude, par habitude, Loki n'avait plus guère de difficultés pour garder Jormungard dans ses bras, ne se crispait plus quand il fallait le nourrir, le laissait même lui baver dessus sans ciller. Et parfois, juste parfois, Thor le voyait se laisser aller à un geste affectueux – une caresse dans le dos, une rapide inspiration des fines boucles noires du bébé – presque machinal, comme si Loki lui-même n'avait pas conscience de ce qu'il faisait.
Conscience ou pas, c'était forcément bon signe s'il interagissait avec le bébé plus que nécessaire. Un enfant avait toujours besoin de sa mère, après tout.
