Loki était désormais sûr qu'il ne remarcherait jamais plus. Ou peut-être que si, mais il ne pourrait plus courir ni marcher très vite, et il aurait probablement besoin de soutien s'il devait rester debout plus de cinq minutes.
Mengloth ne semblait pas décidé à le désabuser de cette certitude – probablement parce qu'elle avait toutes ses chances de se concrétiser. Après tout, une vie passée dans la mauvaise peau, à recevoir une nutrition inappropriée, c'était voué à laisser des séquelles.
Et donc, parce que le Père de Tout n'avait pas pris la peine de réfléchir, Loki se devait de dire adieu à sa folle jeunesse – plus d'aventures dangereuses au point d'en devenir presque mortelles pour lui. Enfin, il fallait s'y attendre, il s'était fait engrosser après tout.
Contrairement à nombres de royaumes, Asgard tolérait qu'une femme se conduise en homme – qu'elle porte le pantalon, prenne les armes, boive à la taverne et s'asseye à la table des guerriers. Mais jusqu'à un certain point seulement, car tout basculait pour la vierge guerrière qui se retrouvait enceinte.
Un enfant réclamant autant d'énergie et d'attention que la guerre, une fille était supposée rendre son bouclier dès que la maternité s'imposait à elle. Du point de vue pratique, le raisonnement se tenait – plus la grossesse progresserait, moins la fille serait en mesure de se défendre, et après, le temps qu'il lui faudrait pour retrouver la forme nécessaire à l'exercice du combat serait long, plus long que pour un combattant ordinaire vu qu'elle se verrait également responsable d'un enfant auquel elle se devait de consacrer un minimum de soins.
Ainsi, dès qu'une manieuse de bouclier devenait mère, on lui retirait ses pantalons pour l'habiller de jupes, on lui ôtait son épée pour lui mettre un rouet entre les mains, on détournait ses pas du terrain d'entraînement pour la guider vers les salons et autres boudoirs. En résumé, on faisait tout pour que le garçon manqué devienne une respectable ménagère.
Loki voyait déjà le processus s'amorcer en ce qui le concernait. Oh, ils se croyaient discrets, mais lui, il était le dieu des mensonges et de la duperie, il leur faudrait faire davantage d'efforts pour le prendre par surprise.
Il y avait encore des pantalons dans son armoire, mais des robes s'y mélangeaient à présent. Pas juste la rouge de la présentation de son morveux à la cour, non, au moins trois autres en vert, gris et jaune, coupées de manière un peu moins couvrantes – pas de col montant et des manches un peu plus courtes avec des broderies discrètes, le genre de tenue portée par une jeune fille de bonne famille fraîchement arrivée à la cour.
Jusque là, il avait évité de les mettre en refusant obstinément de quitter sa chemise de nuit, mais il n'était pas stupide, il savait qu'un jour il serait forcé de faire une apparition publique et alors là…
Ses livres et instruments de magie n'avaient pas été dérangés – peut-être grâce aux pièges qu'il avait posé dessus, Thor et son éternel quatuor avaient toujours eu du mal avec le concept de propriété privée – mais dès qu'il avait voulu savoir ce qu'il était advenu de ses couteaux de jet et de sa lance, la femme de chambre à laquelle il s'était adressé avait détourné les yeux et bafouillé qu'ils avaient été « rangés » en lieu sûr pendant sa convalescence.
Loki savait très bien qu'il ne reverrait plus ses armes. Bon, vu son état physique, ce n'était pas comme s'il aurait pu continuer à s'en servir, mais même. Personne ne lui avait demandé son avis ! Mais depuis quand le lui demandait-on ?
Et puis, il y avait le léger dérapage de cette servante qui l'avait appelé « madame ». Oh, il comprenait la confusion, il avait des seins et avait mis bas un morpion, mais ça lui avait tout de même retourné l'estomac.
Madame. Après tous ces siècles passés à lutter pour être accepté en tant qu'homme, voilà qu'il se faisait ravaler à une femme, la concubine du prince héritier. Même pas la future reine : jamais Asgard ne tolérerait un Géant des Glaces comme reine, quand bien même il aurait mis au monde le nouvel héritier du trône. Non, il ne serait rien de plus qu'un incubateur glorifié pour les enfants royaux, ce que les courtisans n'oublieraient pas. Oh, ils feraient des simagrées polies – insulter une femme passait mal, se moquer ouvertement de la mère du futur roi constituait pratiquement une trahison envers la couronne – mais ils n'oublieraient pas.
Loki avait tant voulu devenir quelqu'un, et voilà qu'il n'était plus rien.
