Un gâteau de Noël


En ce vingt-quatre décembre après-midi, Hikaru traversait les rues de Tokyo, le bras chargé d'un gâteau aux fraises et à la crème préparé spécialement pour lui.

Il en était désagréablement gêné.

Une de ses élèves avait fortement insisté pour suivre un cours particulier ce jour-là, et après avoir passé une bonne partie de la session à rougir et se dandiner sur son siège, elle avait fini par lui offrir le dit gâteau.

Hikaru n'avait pas su comment réagir. Un tel jour, un tel effort pour préparer un tel présent, n'était-ce pas une déclaration d'amour ? Elle n'avait rien dit, juste insisté pour qu'il l'emporte, mais il pensait bien que c'était ainsi qu'il fallait interpréter ce geste. Il ne se sentait pas assez insensible pour refuser, aussi avait-il accepté le gâteau dans son joli sac, bredouillé quelques remerciements, et s'était enfui aussi tôt que possible – ce qui était tout de même plus tôt que ce que la politesse aurait exigé.

Même ainsi, il pensait avoir trahi son désarroi et son rejet, et il espérait sincèrement qu'elle n'était pas en train de pleurer ou de se plaindre sur smartphone à ses amies. Le prochain cours serait pour le moins gênant, s'il y en avait un. De fait, il ne savait pas si elle voudrait continuer à être son élève. Il ne savait pas non plus s'il voulait continuer à être son professeur particulier, avec ces possibles sentiments qu'il ne pouvait pas accepter.

C'était une situation très inconfortable, et il aurait bien demandé conseil à Akari si elle avait été disponible, mais quand il avait appelé son téléphone, il était tombé sur son répondeur, et il n'osait pas lui exposer la situation dans un message. Il était possible qu'elle se moque de lui et de sa maladresse – elle le connaissait si bien. Mais elle prendrait certainement le temps de lui expliquer ce que signifiait ce geste, comment il aurait dû réagir, et comment rattraper le coup. Il préférait ne pas demander conseil à Akira ; les méthodes qui marchaient pour Akira ne marchaient pas pour lui, ils étaient trop différents. Il serait cependant intéressant de lui demander s'il avait déjà subi des avances ou des déclarations d'amour de la part d'une de ses élèves, histoire de pouvoir faire preuve de commisération, mais il soupçonnait que les élèves d'Akira étaient trop impressionnées pour s'y risquer. Celui-ci n'était pas vraiment du genre approchable, alors que Hikaru espérait pouvoir se targuer de sa cordialité professionnelle.

Toujours était-il qu'il se trouvait cet après-midi du vingt-quatre décembre dans les rues de Tokyo avec un gâteau à la main. Il ne pouvait pas décemment le jeter, ce serait cracher sur les sentiments de son élève, qu'ils soient amoureux ou non. Il avait également scrupule à le manger, ce serait comme accepter indirectement l'hypothétique déclaration d'amour de son élève, et il ne le voulait pas. Il avait donc un gâteau en trop.

Tout en marchant, il se demanda ce qu'il pourrait bien en faire. Ce serait dommage que personne n'en profite, et il n'allait certainement pas le rendre à son élève, c'était trop tard pour ça. Peut-être pourrait-il l'offrir à quelqu'un d'autre ? Mais un tel cadeau en cette saison pouvait porter à confusion, il fallait qu'il choisisse quelqu'un qui n'y verrait pas de déclaration cachée. Ses parents ? Il se voyait mal leur expliquer l'origine du gâteau quand ils s'apercevraient qu'il était fait maison ; son absence presque totale de talent culinaire l'exclurait d'office de la liste possible des pâtissiers. Waya ? Le pauvre s'était plaint d'avoir été plaqué par sa dernière petite amie, et il serait cruel de lui montrer ce que lui-même avait reçu. Yashiro ? Il habitait trop loin, et d'ici à ce qu'il passe chez Hikaru ou que Hikaru passe chez lui, le gâteau aurait atteint un état de décomposition avancée. Non, il ne voyait qu'Akari pour accepter le gâteau sans arrière-pensée, et pour juger à sa dégustation des sentiments de son élève.

Il pourrait demander à ce qu'ils rencontrent le lendemain, car ce soir c'était impossible. Elle devait fêter Noël avec son petit ami de deux ans, et il supposait qu'elle attendait beaucoup de cette soirée. Après tout ils allaient avoir vingt-cinq ans tous les deux l'année suivante, et à l'instar des gâteaux de Noël ils allaient commencer à perdre en fraîcheur. Enfin, cette règle cruelle s'appliquait plus à Akari qu'à lui, c'était elle qui ressentait le plus la pression de se marier, en tant que jeune fille dans la société japonaise. Hikaru, en tant que jeune homme, en était épargné. En fait, ses parents ne lui en parlaient jamais. C'était d'ailleurs assez étrange qu'ils soient aussi muets sur le sujet. Ils ne se mêlaient absolument pas de sa vie amoureuse, ne demandaient jamais s'il fréquentait quelqu'un, ne s'inquiétaient pas de savoir s'il ramènerait un jour quelqu'un pour leur présenter. Ils ne lui avaient même pas demandé de venir fêter Noël avec eux. En fait, Hikaru n'avait rien prévu de particulier, juste passer la soirée à son appartement.

Hikaru en était là de ses réflexions lorsque ses pas arrivèrent à la boutique qu'il cherchait presque inconsciemment. Une musique festive s'échappait par bouffées de la porte automatique, tandis que la queue des clients s'avançait par saccades. Il alla se mettre au bout de la file, estima son temps d'attente, et se demanda s'il avait le temps de faire une courte partie sur NetGo. Il renonça rapidement, anxieux de perdre par inadvertance sa place dans la file, et se haussa sur la pointe des pieds pour voir comment les personnes devant lui progressaient. Il renouvela l'opération à plusieurs reprises, se dandinant d'un pied sur l'autre, observant les passants, et réfrénant l'envie de grommeler aux autres clients devant lui de se presser. Il n'était tout de même pas impoli à ce point.

Son tour arriva enfin. Il savait déjà ce qu'il voulait acheter. Ses goûts personnels l'auraient porté vers un gâteau au chocolat fondant, ou mieux encore, une forêt noire copieusement aromatisée, mais ce n'était pas la spécialité de la maison. Il était venu dans cette pâtisserie pour la manière dont elle réinventait la tradition japonaise. Cela faisait ainsi quelques jours qu'il avait repéré sur internet la description de leur suprême au thé vert : trois étages de génoise entrecoupés de mousse onctueuse et surmontés d'une délicate couche de chantilly, le tout aromatisé au matcha le plus fin possible. Il n'avait jamais goûté un tel gâteau, n'avait vraiment pas envie de le faire, mais il se fiait aveuglément aux nombreux commentaires qu'il avait lus en ligne. Et au prix. Il en restait d'ailleurs trois exemplaires dans la boutique, et il s'aperçut qu'il n'avait peut-être pas à se presser autant qu'il l'avait fait. Mais peu importait : c'était le gâteau parfait pour Akira. Ce dernier avait le goût si délicat, il fallait bien chercher quelque chose d'exceptionnel. Et avec ce gâteau, Hikaru se sentait certain de le surprendre agréablement.

Hikaru paya et accepta le gâteau dans son joli sac décoré. Il avait désormais un gâteau à chaque main, et craignait de se faire bousculer dans les rues pleines de monde affairé aux dernières emplettes de cette soirée particulière. Il hésita à affronter le métro, regarda à nouveau les deux gâteaux à bout de bras, et se décida à appeler un taxi ; c'était plus sûr.

Le taxi le déposa devant son appartement ; il n'était pas trop tard. Hikaru le remercia, monta les escaliers deux par deux, et laissa le gâteau de son élève par terre pendant qu'il sortait les clefs de sa poche. Il se pencha pour le reprendre en rentrant :

« Tadaima ! lança-t-il en posant les gâteaux sur le meuble de l'entrée, pendant qu'il défaisait ses chaussures.

– Okaerinasai ! » lui répondit Akira depuis la pièce principale.

Hikaru le rejoignit. Akira était assis à sa place habituelle devant le goban de Saï, visiblement en train de recréer un match. Hikaru y jeta un coup d'œil ; il ne reconnaissait pas la partie, mais il en reconnaissait les joueurs, grâce à leur style : il s'agissait sans nulle doute du match qui avait opposé Seiji Ogata et Atsushi Kurata la veille. Il se souvenait avoir appris le soir même qu'Ogata avait gagné, mais en regardant leur partie il était visible que Kurata n'avait pas démérité. Il se refusa cependant à se laisser distraire et s'assit en tailleur de l'autre côté du goban, sur son coussin favori et sortit délicatement le suprême au thé vert de son sac pour le tendre des deux mains à Akira.

« Tiens, c'est pour toi », précisa-t-il en joignant la parole au geste.

Akira posa le kifu qu'il étudiait à côté de lui pour le recevoir des deux mains puis, tenant la boîte d'une main, l'ouvrit délicatement de l'autre. Il en observa le contenu quelques secondes avant de remercier Hikaru.

« Je suppose qu'il vaut mieux que je le mette au réfrigérateur pour le déguster à la fin de notre dîner », commenta Akira.

Hikaru se frotta la nuque, un peu décontenancé :

« Euh… tu sais, je l'ai pris pour toi, tu n'as pas vraiment besoin de le partager avec moi. Ce serait dommage de gâcher une aussi délicate saveur pour un cochon comme moi.

— Si tu le vois comme cela, permit Akira en se levant pour rejoindre la cuisine, je veux bien te laisser manger en entier le gâteau que je t'ai acheté.

— Hein, un gâteau, un gâteau rien que pour moi ? » questionna Hikaru tout en se levant pour le suivre.

Akira ouvrit le réfrigérateur pour y déposer doucement le suprême au thé vert, et, par-dessus son épaule, Hikaru put voir une autre boîte joliment décorée. Curieux, il s'en saisit dès qu'Akira s'écarta et en examina le contenu.

Il s'agissait d'une appétissante forêt noire, sur le sommet de laquelle le chocolat sombre contrastait avec des cerises carmin luisantes de liqueur.

Hikaru referma le couvercle, touché du geste d'Akira :

« Eh, c'est amusant comme on a chacun acheté un gâteau pour l'autre pour ce soir.

— Amusant est un mot possible, concéda Akira.

— Mais vraiment, se plaignit Hikaru en redéposant délicatement le gâteau sur son étagère, tu aurais pu m'attendre avant de commencer à étudier le match entre Ogata et Kurata !

— Tu n'avais qu'à ne pas accepter un cours particulier cet après-midi ! » rétorqua Akira en quittant la cuisine pour rejoindre le goban.

Hikaru le suivit aussitôt en continuant à se plaindre :

« Mais on avait dit que si on se mettait à vivre ensemble c'était pour pouvoir étudier et jouer plus souvent ! Tu n'as pas respecté notre contrat !

— C'est toi qui avais dit ça, je ne me suis engagé à rien ! »

Hikaru grommela mais revint s'asseoir en seiza en face d'Akira, pressé de discuter du match avec lui. Akira le regarda faire, un demi-sourire sur les lèvres.


Ce texte a été inspiré par le thème « dessert » de la cent soixante-troisième nuit d'écriture du FoF, le forum des francophones du site fanfiction où l'on peut se retrouver pour discuter et s'amuser. Noël n'a pas tout à fait la même signification en France ou au Japon. Avez-vous remarqué comme Hikaru peut être aveugle à ses propres sentiments ? N'hésitez pas à me laisser un message pour me dire ce que vous en avez pensé !