Bon je sais pas vous, mais ffnet me fait un peu n'importe quoi : il ne me prévient plus des publications, ni des reviews. Mais sur mon profil, à chaque fois il me dit qu'il y a un souci sur mon mail et me fait cliquer sur "j'ai réglé" le souci... encore et encore. En boucle. J'espère que vous ne ratez pas de chapitres à cause de problèmes similaires !
Bonne lecture !
Chapitre 21
Sherlock n'était pas levé quand John descendit dans le salon, le lendemain matin. C'était plutôt surprenant de sa part, il n'était pas un gros dormeur, surtout pas quand quelque chose d'intéressant était prévu dans la journée. Aller faire son show à la police pour résoudre une enquête en faisait partie, et John aurait plutôt pensé qu'il le réveillerait avant 6h du mat, comme souvent. Au lieu de quoi, il était presque neuf heures, et ils avaient rendez-vous à dix heures.
La porte au fond du couloir n'était pas fermée, comme toujours. Depuis aussi longtemps que John le connaissait, Sherlock ne fermait pas les portes. Il les repoussait, les fermait à moitié, mais c'était tout. Il ne mettait jamais la clenche, ne les verrouillait encore moins. Même pour la salle de bains, il était rare qu'elle soit totalement fermée. John le savait. L'avait toujours su. La seule fois où elle avait été complètement fermée, Sherlock essayait de lui dissimuler la transformation de son corps.
Il s'approcha, jeta un œil dans l'ouverture. La présence d'une silhouette dans le lit lui confirma que Sherlock dormait encore.
Sans entrer, ni ouvrir davantage le battant, il frappa le chambranle de son poing fermé, de longs coups sonores.
— Sherlock, debout ! Il est presque neuf heures, on est attendus, lève-toi ! On part dans trente-cinq minutes ! Debout, habille-toi !
Il eut le plaisir de voir le détective sursauter dans le lit, poussant un cri de surprise. C'était peut-être mesquin, mais ça le vengeait pour tous les réveils en sursaut au milieu de la nuit, les dizaines de fois où il l'avait secoué par l'épaule en le fauchant en plein milieu d'un rêve pour lui raconter une hypothèse plus ou moins fondée, les centaines de fois où John avait manqué la crise cardiaque en découvrant les yeux brillants de son ami à quelques centimètres de lui dans le lit, alors qu'il venait le tirer du sommeil. C'était une petite vengeance sans conséquence, une fois de temps en temps. John savait aussi qu'il était reconnaissant pour les milliers d'heures de violon au milieu de la nuit, quand il se réveillait en sursaut, le corps glacé de sueur, et que la douceur de l'instrument jouait des berceuses jusqu'à ce qu'il parvienne à se rendormir. Il ne savait pas comment, mais Sherlock avait toujours su prédire ses cauchemars, et les apaiser à sa manière.
L'absence de violon la nuit était l'une de choses qui avait été le plus difficile à gérer durant son absence. John cauchemardait beaucoup, et dormait très peu, étant incapable de se rendormir dans le silence de Baker Street. Il avait fini par acheter un CD de berceuses jouées par des instruments à cordes (et avait imaginé Sherlock se moquer de lui : « Il doit y avoir une application ou une chaîne de vidéos en ligne pour ça, John, qui achète encore des CD ? »), et ça avait plus ou moins fonctionné. Mais rien n'avait réellement remplacé le fait d'entendre Sherlock jouer, et avoir l'assurance jusqu'aux fins fonds de ses tripes qu'il jouait pour lui.
Il fit demi-tour pour aller préparer le petit déjeuner, quand il vit que le détective repoussait ses draps et se levait. Il était à peine habillé, et John ne souhaitait pas assister au spectacle.
Sifflotant, de bonne humeur, il mit la bouilloire à chauffer, infuser le thé, griller quelques toasts. Il rajouta sur les siens ses haricots à la sauce tomate que Sherlock détestait, et beurra ceux de Sherlock. Il écouta les bruits habituels de la maison, Sherlock qui se levait, passait dans la salle de bains pour des besoins naturels, se rafraîchir, Sherlock qui revenait dans sa chambre pour s'habiller, Sherlock qui arrivait dans la cuisine, tiré à quatre épingles.
Il s'immobilisa en mordant dans son toast. Sherlock n'arriva pas. Et, à la réflexion, il ne l'avait pas entendu retourner dans sa chambre.
Abandonnant son petit déj, il retourna en direction du couloir. La porte de la chambre du détective était totalement ouverte, et un léger courant d'air indiquait que Sherlock avait ouvert sa fenêtre pour aérer. La porte de la salle de bains était close.
— Sherlock ? appela-t-il.
Un cri étranglé lui répondit, en provenance de la salle de bains. John s'immobilisa devant.
— Sherlock, je peux entrer ?
Il posait la question par pure politesse. Fermée, verrouillée ou non, il n'hésiterait pas une seule seconde à l'enfoncer s'il le fallait. Il savait faire. Tout comme il savait que les films qui les ouvraient à coups d'épaules étaient des purs mensonges.
— Non ! répliqua le détective.
Sa voix était pleine de terreur. John essaya de se concentrer pour essayer de deviner ce que cela impliquait, mais avec un seul mot, il n'allait pas aller bien loin.
— Sherlock, tu vas bien ? Je te jure que si tu as le moindre problème, j'enfonce cette porte, je...
— J'ai cru que je faisais une hémorragie.
La voix étranglée du détective coupa le sifflet à John, ainsi que toute son énergie, le laissant abasourdi.
— Mais ce n'est pas le cas. C'est juste... je...
Il ne prononça pas les mots. John essaya de l'imaginer, enfermé dans la salle de bains, assis sur les toilettes, paniqué, cherchant de l'air dans ses poumons pour essayer de prononcer des mots qu'il se refusait à imaginer. Quand on connaissant l'éloquence habituelle de Sherlock Holmes, c'était un spectacle douloureux à imaginer.
— J'ai mal, rajouta-t-il. Au ventre. Aux... aux s... aux seins.
Il geignait presque. John sentait presque sa douleur irradier à travers la porte.
Le médecin se racla la gorge, essaya de retrouver son mode docteur.
— Il y a... Hem. Molly m'avait dit d'acheter... Bref. Sous le lavabo, dans le placard. Il y a des tampons, et des serviettes hygiéniques. Peut-être que... enfin, utilise ce que tu veux. Contre les crampes, je vais... je serai à la cuisine pour te préparer quelque chose. Sauf... sauf si tu veux... de l'aide ?
Jamais, dans son existence, John n'avait songé prononcer une phrase pareille, et il ferma les yeux, priant un Dieu en lequel il ne croyait pas de lui venir en aide pour poursuivre sa vie sans mourir de honte à l'instant même.
— Non, refusa aussitôt Sherlock.
La vitesse avec laquelle il répondit aurait pu vexer John, s'il n'avait pas été aussi soulagé. Son mode médecin analysait désormais les indices, la fatigue, l'irritabilité (encore que, s'agissant de Sherlock, c'était parfaitement habituel), les douleurs aux seins. Il y avait sans doute eu d'autres indices, le syndrome prémenstruel étant vaste et empli de particularités propres à chaque femme[1], mais Sherlock les avait probablement négligés les uns après les autres, les faisant taire avec détermination. Surtout avec une enquête en cours.
Il apparut soudainement à John que Sherlock et lui avaient de la chance d'être des hommes. Il ne doutait pas une seule seconde que Sherlock aurait été aussi brillant et intelligent s'il avait été une femme (la situation actuelle le prouvait), mais il y avait des choses inhérentes à leur boulot (et John songeait surtout à celui de Sherlock, pas tellement le sien) qui étaient réellement simplifiés par le fait d'être un homme. Outre, bien sûr, tous les machistes ou sexistes ordinaires qu'ils rencontraient sur leur route, et qui leur parlaient bien plus volontiers parce qu'ils étaient des hommes (et blancs, et cisgenres, par-dessus le marché). Mais pouvoir passer douze heures dans une planque, sans avoir à s'inquiéter de si leurs règles allaient débarquer, ou s'ils devaient changer de tampon, c'était un avantage auquel John ne pensait jamais.
Pas plus qu'il ne songeait quand ils coursaient un assassin ou un coupable, qu'il avait choisi les bonnes chaussures ou le bon soutien-gorge pour courir. S'il leur arrivait d'être malade, comme tout un chacun (encore que, là encore, Sherlock défiait les statistiques), ils n'avaient pas à souffrir chaque mois de douleurs au bas-ventre, de pics acérés indiquant l'arrivée imminente des règles, de fatigue ou de seins douloureux.
Les hommes avaient leurs inconvénients physiques aussi, c'était certain. Ils portaient leur faiblesse entre leurs jambes, et un coup de genou ou de talons bien placé pouvaient mettre à terre bien des hommes. Mais globalement, ils semblaient mieux lotis que les femmes.
— Je finis de préparer le petit-déj, annonça-t-il à travers la porte. Je... Si tu as besoin...
Il n'acheva jamais sa phrase, préférant s'éloigner et laisser mourir sa voix.
Sortant son téléphone, il envoya un SMS à Molly « Sherlock a eu ses règles ».
Il le supprima aussitôt après envoi. Son colocataire ne devait pas jamais découvrir qu'il avait avoué ça à Molly, car il serait probablement furieux. La légiste, cependant, avait demandé à être informée. Il s'agissait moins d'une curiosité perverse qu'une saine inquiétude médicale. Sherlock avait changé de corps depuis presque un mois. S'il n'avait pas déclenché ce phénomène féminin et naturel, Molly aurait insisté pour davantage de tests, et d'analyse. Pour l'instant, ils savaient que le corps de Sherlock était parfaitement normal, et semblait opérationnel à 100%. Une absence de règles, c'était un dysfonctionnement qui pouvait être un indice.
Une vibration dans sa poche indiqua une réponse, et John la consulta : « Tant mieux, au moins on sait qu'il n'est pas enceinte ! »
Cela arracha un sourire nerveux à John. Non pas qu'il y avait le moindre risque. Il avait littéralement passé tout son temps en présence de son ami depuis son changement. Il n'aurait pas pu tomber enceinte sans qu'il le sache. Et John détestait que cette constatation le réjouisse.
Nouvelle vibration.
« Blague à part, tiens-moi au courant s'il y a quelque chose d'anormal ».
John lui répondit par l'affirmative, tout en se demandant comment il était censé savoir si tout allait bien. Il ne se voyait pas demander négligemment à son meilleur ami si la couleur, la forme, l'odeur, et le débit de ses règles lui paraissaient normal. Au rang des conversations bizarres (et ils en avaient eues. Il vivait avec un homme qui aimait décongeler des orteils, pour l'amour du ciel), cela se hisserait sans le moindre effort au top niveau.
Tout en agissant en pilote automatique, John en revint à ses réflexions sur la difficulté d'être une femme dans la vie de tous les jours. En tant que médecin, il connaissait parfaitement le cycle hormonal, les impacts que cela pouvait avoir sur l'humeur ou l'énergie d'une femme. Et subitement, cela lui semblait injuste qu'une femme passe un entretien d'embauche un jour de règles, de syndrome prémenstruel, avec tous les bouleversements, les impacts que cela pouvait avoir sur elle. Pour être aussi méritante qu'un homme, elle devrait alors dépenser deux fois plus d'énergie. Déjà qu'il leur fallait se battre généralement deux fois plus pour être reconnues à leur juste valeur... Où était l'égalité des chances, dans tout ça ?
— Ce monde est merdique, commenta-t-il à voix haute en soupirant.
Sherlock n'avait pas encore fait son apparition dans la cuisine, mais il l'avait entendu bouger, se déplacer entre la salle de bains et sa chambre. Il se gardait bien d'aller voir ce qui se tramait.
Sherlock apparut finalement au moment précis où John se disait qu'ils allaient vraiment être en retard, cette fois. Le détective était tiré à quatre épingles, et d'apparence, rien ne laissait supposer qu'il traversait un drame. John le connaissait cependant suffisamment pour lire dans son teint légèrement pâle son angoisse, dans sa bouche légèrement plissée sa douleur.
— Je suis prêt, indiqua Sherlock.
Sa voix était parfaitement normale, sauf à qui le connaissait par cœur. On pouvait alors détecter les minuscules fêlures dans son ton. John les remarqua, comme il avait remarqué le reste, et ne dit rien.
Il lui tendit deux toasts beurrés, et un comprimé d'antalgiques. Sherlock le goba comme s'il s'était agi d'un bonbon, et mordit dans les deux tartines à la fois. John détestait quand il prenait les médicaments ainsi. Il avalait les pilules sans eau sans le moindre effort, même quand elles étaient volumineuses, et le médecin ne pouvait s'empêcher de penser que le junkie en lui avait dû gober des comprimés par dizaines au cours de sa vie, pour être capable désormais d'ingurgiter n'importe quoi sans rien d'autre que sa salive pour faire glisser. La part raisonnable de lui se rappelait que Sherlock avait toujours préféré ce qui se fumait ou s'injectait, plutôt que ce qui s'avalait, mais ce n'avait pas de prise sur le ressenti du médecin. Sherlock avait cet effet-là sur lui, d'annihiler toute sa rationalité.
— On est en retard, décréta le détective en quittant la cuisine, la bouche pleine et postillonnant des miettes.
John n'avait même pas envie de le reprendre sur ses manières, et il le suivit, tandis qu'ils mettaient manteaux et chaussures, et quittaient la maison, direction Scotland Yard.
Sherlock acheva ses tartines dans le taxi, indifférent aux regards courroucés du chauffeur, qui le fusillait à travers le rétroviseur parce qu'il continuait de mettre des miettes partout.
— Tu te sens bien ? osa John.
Un son indéterminé sortit de la poitrine de son ami pour toute réponse. Ça ne semblait pas être un cri de douleur, alors John prit ça pour un assentiment, et décida de s'en contenter. L'antalgique allait faire effet. Sherlock allait survivre. Des milliards de femmes y survivaient chaque jour, une semaine dans le mois. L'espèce de diva précieuse qu'était son colocataire pouvait bien le faire aussi. Même si John n'enviait pas sa place pour la moindre seconde.
S'absorbant dans la contemplation du paysage qui défilait, John songea à ce que Molly lui avait dit, peu de temps auparavant. Sherlock continuait de ne pas vouloir discuter du changement de son corps, et vivait avec sans y réfléchir, mais ce n'était pas le cas des deux amis.
Molly avait intelligemment relevé, quelques jours plus tôt, que Sherlock n'avait pas eu ses règles. Or, cela faisait bientôt un mois qu'il avait changé. De fait, s'il les avait dans les prochains jours, il était raisonnable de penser que son corps avait débuté son cycle hormonal lors de sa transformation, si toutefois « raisonnable » pouvait être employé pour désigner une situation aussi improbable. Ainsi, un mois plus tard, Sherlock avait eu ses règles et donc un cycle complet, d'un point de vue hormonal.
La légiste avait donc suggéré que la situation serait désormais définitive. Comme si, dans le premier mois, tout pouvait évoluer, Sherlock n'était pas pleinement et totalement une femme. Maintenant qu'il avait vécu un cycle complet, et ses règles, il était totalement une femme. La supposition, bien sûr, n'était pas fondée sur grand-chose. Une supposition hasardeuse, une volonté de rationaliser des faits qui ne l'étaient pas. Mais John n'avait pas trouvé ça si stupide. Un mois était une bonne durée pour considérer que les choses allaient durer.
Or, si cela durait, il faudrait réfléchir à la suite. Sherlock était un homme, de cela il était certain. Il se revendiquait en tant que tel, John continuait de le genrer ainsi dans sa tête, et quand il lui parlait. D'ailleurs, tout le monde faisait de même, dans leur entourage proche. Il maintenait mordicus que son corps n'était qu'un transport, une coquille, quelque chose destiné à lui obéir et répondre à ses demandes, mais le médecin savait que la réalité était plus complexe que cela.
S'il devait garder pour toujours ce corps, peut-être en faudrait-il passer par les thérapies hormonales, les opérations ? Quelle ironie, quand on y songeait, qu'il en devienne transgenre (si l'on pouvait dire, ce n'était pas tout à fait identique et la situation était particulière) mais pour correspondre à son sexe assigné à la naissance, perdu dans des conditions inexpliquées ! John se massa les tempes, tandis que son imagination jouait contre lui. Il savait que les personnes transgenres devaient lutter pour faire accepter leur identité, convaincre les médecins d'être sûres de leur choix, équilibrées, etc. Sherlock ne convaincrait jamais aucun psy, il le déduirait et se ferait insulter en moins de trois minutes. Il leur faudrait des spécialistes de pointe, prêt à agir sur ordre sans poser de questions, et moyennant sans doute une rémunération faramineuse... Mycroft leur serait nécessaire, sans doute. Ne serait-ce que pour cacher que le patient est identifié de sexe masculin sur ses papiers, présentait un corps féminin, et réclamait un retour au corps masculin et...
— Arrête de réfléchir.
John releva la tête. Sherlock l'observait attentivement, encore plus qu'à l'accoutumée. Il se sentit rougir.
— Tu penses trop, reprit le détective. Je l'entends d'ici. Je vais bien. Arrête de réfléchir.
Il était totalement improbable que Sherlock ait pu détecter la nature exacte des pensées de John, mais ce dernier continua de rougir, comme pris en flagrant délit d'un truc honteux.
— Je vais bien, répéta Sherlock.
Il tendit la main entre eux, et John le regarda faire, surpris. Il avait toujours su que Sherlock n'était pas quelqu'un de tactile, qu'il érigeait des barrières entre lui et le reste du monde, qu'il détestait être touché. Ce n'était pas pour rien qu'il portait aussi souvent des gants, si ajustés qu'ils étaient clairement une seconde peau. Avec John, cependant, il semblait avoir accepté l'idée qu'on puisse le toucher, et tolérait son contact. Depuis qu'il avait changé de corps, ils avaient même des contacts beaucoup plus fréquents, principalement dû aux crises de panique du génie, que John avait calmé. Il acceptait totalement la présence de John proche de lui, et qu'il touche sa peau. Cependant, il n'était pas vraiment celui qui initiait le contact le plus fréquemment, alors le médecin contemplait cette main pâle, nue, qui traversait l'espace entre eux avec une réelle surprise.
De toute évidence, Sherlock aussi en était surpris, et ne savait plus vraiment quoi faire. Il avait eu l'intention de réconforter John (l'ironie de la situation ne leur échappait pas, que Sherlock veuille réconforter John de quelque chose qui lui arrivait à lui, Sherlock) mais ne savait pas exactement comment faire. Prendre sa main ? Presser son épaule ? Sa cuisse ? Il était maladroit, gêné, la main à moitié en l'air, à l'arrière d'un taxi.
John eut pitié de lui et résolut son dilemme, levant la main à son tour et serrant celle de Sherlock. Pas comme un salut professionnel, pas comme un couple qui enlace leurs doigts, un geste un peu bâtard, à mi-chemin entre ces deux options, des doigts qui se referment les uns sur les autres, qui se serrent et qui pressent, qui disent « je suis là ».
— Merci, Sherlock, prononça lentement John en récupérant sa main, quand le moment eut assez duré.
Il détacha chaque syllabe, pour être sûr que sa voix ne trahirait pas son trouble, qu'elle resterait stable.
— On arrive, se borna à répondre son ami.
Scotland Yard était en vue.
La sergente-cheffe Yana Semman les accueillit avec plaisir, dans son bureau, situé à quelques mètres de celui de Coulson. John et Sherlock étaient l'objet de regards curieux partout sur leur passage dans les couloirs, mais personne ne leur fit la moindre remarque. La jeune Helen Stevens, toujours à sa place, leur adressa un sourire rayonnant, mais ce fut tout. Semman resta entièrement professionnelle, n'évoquant jamais ce qui s'était passé la veille, ni ne posa de questions sur comment ils avaient pu passer de « mettre un poing dans la figure d'un fonctionnaire de police » à « le faire démettre totalement de ses fonctions » en moins d'une journée. Elle se borna à reprendre l'enquête qui les intéressait, le noyé retrouvé dans la Tamise, et que Sherlock affirmait avoir résolue. Comme prévu, la sergente-cheffe avait fait venir la veuve dans les locaux de la police, et elle patientait pour être interrogée par le détective pour valider sa théorie.
— Elle n'est pas dans une salle d'interrogatoire, précisa la femme. Ni menottée, ni quoi que ce soit de ce genre. Elle est venue librement pour discuter du meurtre de son mari. Elle est très éprouvée.
Elle coula un regard vers Sherlock pour s'assurer qu'il avait bien compris le sous-entendu. John eut pitié d'elle et traduisit.
— Semman te demande si, d'après tes conclusions, il va falloir arrêter la veuve à un moment donné, ou bien elle repartira d'ici libre comme elle y est arrivée, volontairement ? De plus, elle te demande de la ménager parce qu'elle vient de perdre son mari, et qu'elle est susceptible de fondre en larmes ou de t'insulter à tout instant.
— Elle n'est pas coupable, trancha Sherlock. Si la question sous-jacente était de savoir si vous deviez la faire amener dans une salle d'interrogatoire pour la questionner comme une coupable, la réponse est non. Quant à la ménager, je ne peux rien promettre, s'amusa-t-il.
La sergente-cheffe s'agita derrière son bureau, mal à l'aise. Elle était ravie d'avoir cette enquête, d'avoir été promue en évinçant Coulson, elle était entièrement d'accord pour faire confiance à Sherlock, accepter son aide sur cette enquête, mais elle ne le connaissait pas. De réputation, plus ou moins, mais elle ne l'avait jamais rencontré en personne. Elle avait toujours cru que c'était un homme, et avait été surprise en découvrant une femme entrant dans son bureau. Encore plus surprise quand elle l'entendait parler avec une inflexibilité, peu de douceur, un je-ne-sais-quoi qui lui rappelait plutôt les hommes de son entourage qu'une femme.
— Ne vous inquiétez pas, la rassura John de sa voix de médecin, parce qu'il avait bien remarqué son malaise. Je suis là. Il se tiendra sage.
Il accompagna sa phrase d'un regard pénétrant à Sherlock, lequel haussa les épaules négligemment. La plupart du temps, la présence de John le restreignait en effet, parce qu'il n'aimait pas décevoir son meilleur ami, ni qu'il passe pour ce qu'il n'était pas. Sherlock se foutait de passer pour un connard, un abruti, un taré, qu'on le pense insensible à l'humanité et qu'il prenne son pied en regardant des cadavres. Il n'était pas étranger au portrait que les gens dépeignaient de lui. Le fait qu'on l'ait cru si facilement capable d'avoir enlevé des enfants, dans le « grand plan pour décrédibiliser Sherlock Holmes » de Moriarty ne prouvait pas seulement le génie du psychopathe, mais aussi et surtout la crédulité des gens, et l'image qu'ils avaient de lui. Sherlock s'en fichait avant, et il s'en fichait toujours royalement. Un tel plan ne fonctionnerait pas une deuxième fois, et il fallait le génie de Moriarty pour l'exécuter, de toute manière, et Moriarty était mort. Il pouvait de nouveau être un connard si cela lui chantait.
En revanche, il ne supportait pas que John souffre de cela. De manière inexpliquée, il avait nettement plus de considération pour le médecin qu'il n'en avait pour lui-même. Et John était un homme profondément bon. Il avait ses démons, son passé et ses cauchemars, mais il avait une réelle et sincère préoccupation pour le bien-être de l'humanité. Donc, quand il s'engageait à ce que Sherlock se tienne bien, il savait que c'était le levier le plus efficace pour que Sherlock le fasse réellement. Parce qu'il n'aimait pas décevoir John. Parce qu'il n'aimait pas faire mentir John.
Ça ne fonctionnait pas toujours. Parfois, Sherlock était à dessein un abruti négligeant les sentiments de ceux à qui il s'adressait. Parfois, le Jeu et l'adrénaline consumaient tout sur leur passage et il oubliait d'être prudent, ne voyant les choses que sous l'angle parfaitement théorique, objectif et rationnel.
Mais la plupart du temps, John parvenait à restreindre Sherlock. Cette fois ne ferait pas exception. Cela faisait deux jours que le détective avait résolu l'enquête, il n'était plus dans l'adrénaline du moment, et John voulait de lui qu'il se tienne bien. Alors il le ferait.
— Allons-y, alors, leur indiqua la sergente-cheffe.
Elle se leva et contourna son bureau pour aller rouvrir la porte et les précéder dans le couloir, pour aller interroger la veuve, comme prévu. Une voiture était prête ensuite pour les emmener au bord du fleuve, là où on avait trouvé le cadavre, puis suivre les instructions de Sherlock, qui gardait tout pour lui jusque-là.
John ne put cependant pas rater le regard de travers qu'elle leur lança avant de leur tourner le dos, et il échangea une œillade avec son ami pour savoir s'il l'avait vu aussi. Le médecin n'était peut-être pas un foutu génie, mais il n'était pas compliqué de comprendre ce qui perturbait la jeune femme. Le corps féminin de Sherlock, une interlocutrice qui ignorait que c'était un homme, et le fait que John le genre au masculin quand il parlait de lui, ça devait surprendre. Quoi qu'en dise le détective, il faudrait qu'ils en discutent.
Présentement, cependant, Sherlock ignora superbement John, et fit semblant de rien. Le médecin soupira. Sherlock était peut-être son meilleur ami et un génie, mais il pouvait être sacrément con et buté, parfois.
[1] Notamment, en ce qui me concerne, une envie folle de viande rouge. Alors que je suis végétarienne. Fuck my life.
Prochain chapitre le Me 01/11 !
Reviews ? :)
