Chapitre 2
Cette fois-ci, Hermione bondit du néant comme un diable de sa boîte. Elle se redressa brutalement, envoyant valser le drap épais et la couverture rêche qui la recouvraient jusqu'au menton un instant auparavant. Ses yeux s'écarquillèrent et ses paupières se crispèrent à peine devant la lumière vive et chaude qu'un soleil d'automne lançait au travers des verres bosselés des hautes fenêtres de l'infirmerie de Poudlard. Son regard trébucha alors sur Mme Pomfresh, face à elle, puis tomba sur un professeur Rogue interdit. Elle laissa échapper un couinement : il était encore là !
- Mais qu'est-ce que vous faites là ? s'entendit-elle lui demander, l'air effronté.
- Êtes-vous sûre que vous vous sentez bien, Miss Granger ? questionna Mme Pomfresh, en articulant comme si elle s'adressait à une très vieille personne sourde.
Elle ne répondit pas.
- Professeur… n'aurait-elle pas reçu un choc à la tête ? lança l'infirmière à l'intention du professeur Rogue.
- Pas d'après ce que j'en sais, trancha-t-il, acerbe.
- Un cognard ? Un coup de batte peut-être ? Ou bien une chute ?
- Non... Non, rien de tout cela.
Il jeta à Hermione un regard où se mêlaient lassitude, dépit et agacement.
- Vous confirmez, Granger ?
- Oui. Non, je ne suis pas tombée. Je vais bien, je crois, je… non je n'ai… pourquoi… pas reçu… un cognard ?
Hermione vit défiler un souvenir étrange, où il était question de Quidditch, d'une agréable odeur d'herbe coupée, et d'une sensation étonnamment agréable de voler. Elle secoua la tête, sans comprendre, mais soutint toutefois :
- Tout va bien, je veux rentrer à la salle commune.
- Vous voulez, vous voulez, Mme Pomfresh décidera si vous pouvez. En attendant, n'oubliez pas votre retenue à 18h !
- Professeur ! s'indigna l'infirmière. Il est impensable que Miss Granger honore une heure de colle dès ce soir ! Son état nécessite du repos.
Rogue se pinça l'arête du nez et expira bruyamment.
- J'ai assez perdu de temps, grinça-t-il, menaçant. Granger, retenue demain après-midi, seize heures.
« Oh, non… pas le samedi après-midi ! Mais quel sale traitre ! », s'entendit-elle penser.
- Oui, bien, d'accord, marmonna-t-elle en baissant les yeux.
Rogue jeta un regard affligé à Mrs Pomfresh et la salua, avant de disparaître. La porte claqua bien plus fort que nécessaire et Hermione se pressa les tempes : sa tête lui faisait un mal de chien.
- Allons, Miss Granger, êtes-vous bien sûre que vous n'avez pas fait de chute ?
Hermione dévisagea l'infirmière, l'air affolée. Mais… où était-elle donc ? Comment était-ce possible ? Quelques secondes plus tôt, elle se trouvait face à elle-même, inanimée, blanche comme un linge bouilli, aux côtés d'une Mme Pomfresh mortifiée… L'instant d'avant, dans un cours de potions, avec un professeur Rogue bien vivant ! Son crâne la lançait très désagréablement : son pouls paraissait battre derrière ses orbites. L'infirmière s'avança et lorgna l'intérieur de ses pupilles, les éclairant d'un Lumos désagréable.
- Êtes-vous surmenée, Miss Granger ? questionna-t-elle, sourcils froncés, à la frontière de l'accusation.
- Non… Enfin, oui, peut-être un peu.
Elle jeta un regard sur ses mains tremblantes, alors que Mme Pomfresh levait les yeux au ciel. Elle se dirigea alors vers la grande armoire à remèdes en protestant à l'encontre du directeur, sur fond de « pression », « ASPIC », « révisions », « concurrence », « santé mentale » et autre « saison de Quidditch ». Quand elle revint, elle fourra dans la main d'Hermione une fiole de potion bleue…
- Pour les migraines. Et une capsule jaune, pour le stress. Attention, elle vous abrutira peut-être un peu. Ne la prenez que le soir !
« C'est bien aimable, mais je ne suis pas stressée ! », se défendit-elle intérieurement.
- Merci, Mme Pomfresh. Je… j'aimerais être seule. Est-ce que je peux m'en aller, maintenant ? questionna-t-elle d'une voix faible, les yeux crispés sous la douleur lancinante.
- Pas avant d'avoir pris la potion ! s'exclama l'infirmière, le doigt levé.
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Quelques instants plus tard, elle était dans le couloir du premier étage, son sac sur l'épaule, pantoise. D'instinct, elle se dirigea vers le grand escalier, espérant atteindre rapidement la Grosse Dame pour n'avoir à croiser personne. Elle avait besoin d'être seule. Il fallait qu'elle réfléchisse, il fallait qu'elle fasse le point. A cette pensée, ses tempes palpitèrent légèrement et elle baissa la tête, accusant le coup. Pourvu que la potion bleue agisse vite, songea-t-elle. Elle remonta le couloir, apercevant déjà la rambarde de marbre, et s'engagea dans l'escalier, grimpant les marches deux à deux. L'école semblait déserte. Elle jeta un œil à sa montre dorée : presque dix-sept heures. Elle devait se hâter. Soudain, son pied trébucha, et elle se cramponna au garde-corps. Lentement, elle répéta le geste qu'elle venait de faire. Elle leva le bras pour découvrir sa montre et resta un moment ainsi, les yeux fixés sur le revers de sa manche. Il était bordé d'un liseré azur. Elle baissa le menton, fouilla sa cape noire : au niveau de son cœur, sur le traditionnel pull qui composait la livrée de l'uniforme de Poudlard, était cousu un gros blason bleu et argent.
- Oh non… soupira-t-elle.
Mme Pomfresh lui avait sûrement rendu les robes de quelqu'un d''autre. Elle s'apprêtait à faire demi-tour, quand on l'interpella :
- Salut Granger ! On se voit demain !
Un garçon qu'elle ne connaissait pas dévala les marches en passant à sa hauteur.
- Sa… salut, murmura-t-elle, dubitative, en se retournant pour le suivre du regard.
Ses cheveux étaient sombres et de dos, il marchait un peu comme Neville. Mais il était bien plus petit, plus râblais. Elle leva les sourcils, secoua la tête et reprit son chemin, ajournant sa réflexion. Il fallait faire vite. Elle s'engagea derrière la statue du gros griffon de pierre qui masquait l'escalier secret permettant de rejoindre rapidement le cinquième étage. A partir de là, elle n'aurait plus qu'à repiquer vers l'escalier central et rallier le septième niveau, où elle rejoindrait bien vite l'entrée de la salle commune des gryffondors. Peu à peu, son mal de tête s'estompait, et elle aurait eu le loisir de réfléchir, s'il ne lui avait pas fallu plonger derrière une tapisserie représentant un Filet du Diable pour éviter ce qui semblait être un troupeau vagissant de premières années. Elle se hâta le long du couloir étroit, grimpa vers le sixième étage en contournant l'escalier principal et déboula au septième niveau après s'être faufilée derrière le buste de Paracelse. En approchant du portrait de la Grosse Dame, un doute la saisit : « vingt point de moins pour Serdaigle », avait lancé le professeur Rogue. Sa robe… Bon Dieu. La potion. Alors qu'elle faisait volte-face pour prendre le chemin de la salle commune de Serdaigle, sans toutefois avoir réfléchi au pourquoi du comment, un concert de voix et de pas se fit entendre à l'angle du couloir.
- Tu aurais dû voir la tête de McGonagall… lança un garçon.
L'autre laissa échapper un rire qui ressemblait plutôt à un aboiement rauque.
- Tiens, salut Granger !
C'était Ron. Ron, et Harry.
- Salut Ron, oh Harry, je… elle bafouilla, tant elle était heureuse de les voir. Heureuse, et à la fois…
« Salut, petit con, alors, personne ne t'a encore cassé les jambes ? Ah j'oubliais : tu pourrais très bien t'en charger toi-même ! »
Harry leva les sourcils, puis les fronça. L'angle de sa bouche tressaillit, un peu incrédule, puis il eut un sourire moqueur. Sur sa poitrine étincelait un insigne rouge vif agrémenté de deux grandes lettres capitales : « PC ».
- Sa tête a dû frapper le bureau, lança-t-il à Ron. Tu t'es perdue, Granger ?
- Ou bien tu viens me pister jusqu'à ma salle commune ? Je te l'avais bien dit Harry, qu'elle en pinçait pour moi…
- Elle préfère les Serpentard, Ron.
Ils eurent un grand éclat de rire grossier.
- Si elle veut changer de maison, il faudrait plutôt qu'elle tente Poufsouffle, ce serait plus accordé à son profil. Hein Granger ?
Le cœur d'Hermione était à la fois brisé et palpitant de fureur. Mais quelle bande de sales gamins insupportables ! Elle s'apprêtait à contre-attaquer, rouge de rage, quand une voix lança derrière elle.
- Et Poufsouffle serait très heureux d'accueillir un élément comme Hermione, car Poufsouffle ne fait aucune discrimination, ni sur le sang, ni sur les résultats scolaires et encore moins sur le Quidditch.
- Tiens, Loufoca. Ne te mêle pas de géopolitique, je crois que de toute façon tu n'y comprends rien. Je ne sais pas trop à quoi tu comprends grand-chose, en fait, glissa Harry en jetant à Ron un regard entendu.
Harry, mais quel… Les yeux d'Hermione hésitaient entre les deux garçons et Luna.
- Ça te va très mal d'être si violent, Harry. Tu as beau être un très bon joueur de Quidditch, ça ne fait pas de toi un dompteur de Joncheruines.
Un nouvel aboiement s'éleva face à elle, mais Luna ne se démonta pas.
- Je pense qu'on devrait y aller, Hermione. Je dois déposer une lettre pour mon père à la volière, nous n'avons qu'à partager un bout de chemin jusqu'à la salle commune de Serdaigle ?
- Oui. Faisons ça, souffla Hermione, sans ajouter un mot ni se retourner.
Elle bouillait et pourtant, elle n'avait pas les yeux humides et ne se sentait pas vraiment triste. Comme si la scène à laquelle elle venait d'assister n'avait rien d'inhabituel. Il lui fallait être seule. Absolument seule. Pour comprendre.
- Merci Luna, dit-elle sincèrement.
Luna, le col de sa robe jaune et noire relevé étrangement autour de son cou, s'arrêta un instant pour l'observer longuement.
- Tu sais, je ne t'apprécie pas particulièrement, Hermione, mais Harry Potter et Ronald Weasley sont plutôt de ceux que je déteste vraiment. Ils ne sont pas subtils du tout et beaucoup trop frontaux quand il s'agit de dévaloriser tout ce qui n'est pas eux, articula-y-elle en un souffle.
- Oui, je… tu as raison.
Hermione resta silencieuse jusqu'à ce qu'elles atteignent le pied de l'escalier en spirale qui menait à la salle commune des serdaigles.
- À bientôt, Hermione, chantonna Luna sans s'arrêter, ponctuant sa phrase d'un salut distrait de la main.
- Oui… salut…
Elle jeta un regard inquiet aux premières marches de l'escalier étroit, puis s'y engagea. Longtemps, elle tourbillonna à s'en faire tourner la tête, jusqu'à finalement arriver devant un grand panneau de bois orné d'un heurtoir en forme d'aigle. Elle ne s'était jamais rendue dans cette partie du château. Enfin, jamais… Jamais, et si souvent à la fois. Ses tempes vrillèrent un instant et elle se massa le front.
- Bonsoir, Miss Granger, s'exclama la voix solennelle de l'oiseau métallique.
- Bon… soir… lança-t-elle en retour, hésitante.
- Si nous ne sommes pas le lendemain de lundi ou le jour avant jeudi, que demain n'est pas dimanche, que le jour d'avant-hier n'était pas vendredi, que ce n'était pas dimanche hier et que le jour d'après-demain n'est pas samedi, quel jour sommes-nous ?
Hermione resta bouche-bée. Sa migraine sembla soudain reprendre de la vigueur.
- Vendredi, nous sommes vendredi, répondit-elle finalement du tac-au-tac.
- Sans finesse, mais tout en justesse, commenta l'oiseau de cuivre, laissant s'ouvrir la porte qui donnait sur la salle commune de Serdaigle.
Face à elle s'étendait une vaste pièce, circulaire et très spacieuse, beaucoup plus spacieuse d'ailleurs que la plupart des salles de Poudlard. De hautes fenêtres laissaient apercevoir les montagnes environnantes, couvertes pour certaines de manteaux de résineux et pour d'autres de pèlerines de pierriers sombres au perles acérées. Son regard s'attarda un moment sur la vision d'un mont biscornu dont le soleil avait orné le sommet d'un coup de pinceau rougeoyant. Elle n'avait jamais observé les alentours de Poudlard de ce point de vue, et l'emplacement offrait un panorama à couper le souffle. A l'intérieur, chaque ouverture alternait avec une bibliothèque bien fournie, et toutes paraissaient parfaitement ordonnées. Hermione laissa échapper un soupir satisfait et avide. Tant de livres ! Et pour les déguster, des fauteuils qui ne semblaient ni trop mous, comme l'étaient ceux de la salle des gryffondors, ni trop rigides. Plus adaptés que de simples chaises, donc. Leur tissu paraissait doux au toucher, et leur couleur, un agréable bleu pastel, tranchait avec le saphir des rideaux de velours. Leurs liens de bronze répondaient aux soies sombres qui ornaient les murs, dont la pierre n'était plus perceptible. Tout paraissait aéré, léger. Dans une niche étroite, face à l'entrée, se dressait la haute statue de Rowena Serdaigle. Tout près, une porte ouvrait directement sur l'échelle qui desservait les dortoirs, aux étages supérieurs. Hermione le savait. Elle leva les yeux : une coupole, comme peinte d'un ciel indigo marbrée de longs nuages rouge vif, tenait lieu de plafond.
- Hermione ! appela une voix depuis le colimaçon, derrière elle.
Hermione reconnut la jeune femme qui avait tenté de l'aider pendant le cours du professeur Rogue. Elle était légèrement plus grande qu'elle, et beaucoup mieux peignée. Ses cheveux, bruns, étaient ramenés en une tresse française qui tombait jusqu'au bas de son dos et oscillait de part et d'autre de ses flancs, à mesure qu'elle avançait. Son visage, sévère, était illuminé de deux grands yeux bleus clairs, ou bien verts, ou peut-être gris, changeant à la manière du ciel d'Écosse. Sa mine était renfrognée, elle avait l'air grincheux.
- Salut...
« Isobel »
- ... Isobel.
- Oui, salut. Est-ce qu'ils t'ont amenés à l'infirmerie ? Je n'ai pas pu essayer de te trouver, j'avais un double cours d'arithmancie après notre séance de potions, expliqua-t-elle en retenant la porte pour que Terry Boot entre à son tour dans la salle commune.
Il était suivi par Anthony Goldstein et Padma Patil. Tous trois lancèrent à Hermione des regards à peine blasés en passant à sa hauteur, sans un mot. Elle se raidit.
- Oui, j'étais... Je me suis vraiment sentie mal, je crois que...
Devant elle, Isobel levait ses sourcils épais, faisant sautiller les taches de rousseur qui mouchetaient son front.
- Mme Pomfresh pense que je suis surmenée.
Derrière elle, Anthony Goldstein eut un soupir étrange. Peut-être avait-il pouffé.
- Ah. Je vois. Mais l'année a à peine commencé et...
Isobel l'attira vers une banquette juste en-dessous de la statue de marbre.
- ...et ce n'est pas vraiment comme si tu n'avais que deux matières pour tes ASPICs ! chuchota-t-elle.
Elle se laissa tomber sur les coussins. Hermione, debout, la regarda raviver les quelques braises qui fumaient paresseusement dans un brasero métallique en demi-lune, posé sur un trépied de fonte. Seulement deux matières ? Vraiment ?
- Tu ne t'assieds pas ?
- Non je... répondit Hermione, d'une voix blanche, les yeux rivés sur la porte des dortoirs. Seulement deux matières, tu dis ?
- Mais Hermione, est-ce que ça va ?
Isobel paraissait à la fois inquiète et désabusée.
- Oui... enfin, non. Je...
- Tu peux me parler, tu le sais. Je suis ta meilleure amie, tout de même.
Lentement, elle l'invita à prendre place à ses côtés. Hermione la dévisagea, incrédule et pensive. Son visage lui était terriblement familier… mais elle n'aurait pas le loisir d'y réfléchir tout de suite. Derrière elle, plusieurs élèves échangeaient à voix basse, paisiblement. Anthony Goldstein avait disparu derrière un énorme volume relié de cuir sombre, et Padma Patil faisait courir une immense plume sur un parchemin à peine déroulé. Dans le coin opposé, Michael Corner levait devant ses yeux une fiole à la potion effervescente. Elle eut un haut le cœur et, brutalement, se souvint : la potion, la potion de seconde chance. Sa migraine, alors à peine évanouie, la reprit de plus belle.
- Je dois aller m'allonger, se justifia-t-elle en plissant les paupières. Je vais avoir besoin de courage pour ma retenue avec le professeur Rogue. Il l'a reportée à demain, 16h. Mme Pomfresh m'a donné un remède, en me disant que je serais sûrement un peu assommée. Ne comptez pas sur moi pour le dîner.
Sans attendre de réponse, elle lança son sac de toile sur son épaule et se rua vers les dortoirs. Elle grimpa à l'échelle de chêne et escalada jusqu'à la toute dernière issue. Là, un petit couloir desservait trois portes, toutes closes. Hermione se hâta jusqu'à la plus éloignée, tourna le bouton de métal doré et l'ouvrit à la volée. Elle ne prit pas le temps de détailler la pièce, qui ne comportait que trois baldaquins. La porte claqua derrière elle. Fouillant sa poche, elle sentit rouler sous ses doigts la pilule jaune offerte par Mme Pomfresh et l'avala, sans eau ni cérémonie. Sans même prendre la peine de se déshabiller, elle s'allongea sur le lit le plus à gauche, en tira les rideaux et ferma les paupières sur le ciel de lit étoilé, sans même remonter les couvertures à elle. La potion. La potion de seconde chance. Elle se souvenait, à présent. Ce n'était pas une tentative de suicide. C'était une tentative de survie… et cela avait fonctionné.
