Amelia était une grande dormeuse. Beaucoup d'enfants, à son âge, faisaient leur possible pour éviter les siestes, se coucher le plus tard possible. Pas elle. Peut-être était-ce parce qu'elle était un peu en avance sur tout, ou juste parce que le lit qu'elle occupait s'était révélé, dès le départ, être l'un des plus confortables du manoir. Le canapé du salon était pas mal non plus, puisqu'elle s'endormait souvent dessus. Dormir, c'était agréable et la petite n'avait jamais connu de sensation plus douce que de se laisser emporter par le sommeil pour se réveiller, quelques temps plus tard, en forme. Ce mécanisme la fascinait.
Il la soulageait, aussi.
Parce que dormir permettait de ne plus penser. Amelia, elle pensait beaucoup. Tout plein de choses tournaient sans arrêt en boucle dans sa petite tête et pour être honnête, ça la fatiguait. Forcément, oui… Elle s'assoupissait assez souvent dans la journée ou en tout cas de plus en plus sans se cacher, ce qui ne l'empêchait pas de dormir la nuit. Enfin ça, c'était quand elle ne faisait pas de cauchemar. Ça lui arrivait, parfois. Souvent, même. Mais Amelia était une petite fille discrète : elle tenait ça de sa mère. Une femme réservée qui avait toujours à cœur de garder ses soucis pour elle. Amelia le savait depuis toujours. Tonton Stiles lui ressemblait beaucoup. Ils avaient le même genre de mimiques, d'habitudes et de réflexes, cette même ombre dans le regard, aussi.
Alors forcément, elle les copiait, parce qu'ils étaient son modèle et en même temps… Elle savait que ce n'était pas bien. Parce qu'elle n'avait pas l'impression que cela l'aidait à aller mieux. En fait, elle se sentait lourde, presque sans arrêt. Sa tête ? Un ballon perpétuel. Ses pensées ? Un bazar sans nom. Mais elle ne disait rien, elle ne se plaignait pas et c'était bête, parce qu'elle aimait bien parler. C'était agréable, aussi. Puis quand Tonton Derek l'avait poussée à dire toutes ces choses qu'elle gardait pour elle, Amelia s'était sentie un peu plus légère, sans trop savoir pourquoi. Mais ça lui avait fait du bien.
Il était gentil, Tonton Derek. Super grand, le visage souvent fermé, mais il ne lui faisait pas peur. S'il y avait bien une chose dont Amelia était fière et consciente, c'était de sa capacité à analyser et sentir les gens. D'un coup d'œil, elle savait si elle pouvait leur faire confiance ou non. Tonton Derek était si massif qu'il lui faisait penser à une montagne, mais elle l'avait tout de suite aimé. Parce qu'il était doux.
Un ours aux griffes de velours.
En fait, elle l'assimilait à une sorte de super-héros, toujours là pour elle et Stiles. Alors forcément, elle n'aimait pas quand il disait être le grand méchant loup. Ça ne le représentait pas, ne lui faisait honneur d'aucune manière. Et puis cela lui donnait l'impression que Derek ne se voyait pas comme il le faudrait.
Même si elle était fatiguée, Amelia sortit de sa chambre et descendit les escaliers pour ensuite trottiner gaiement jusqu'au salon, où elle trouverait Stiles. Il était quinze heures passées, alors elle savait qu'il serait forcément là, à faire elle ne savait quoi. Entendant du bruit provenant de la cuisine, Amelia sut instantanément que Derek s'y trouvait et même si elle adorait ses câlins d'ours, c'était Stiles qu'elle voulait voir.
Son Tonton Stiles, elle l'aimait beaucoup et pourtant, il n'avait rien fait pour. En fait, ils n'étaient pas extrêmement proches, pour son plus grand désarroi. Il s'occupait d'elle, jouait avec elle et l'étreignait sans doute presque autant que le faisait Derek, mais… Depuis le départ, la petite fille sentait une espèce de fossé entre eux. Quelque chose qui lui faisait mal. Evidemment, elle n'en parlait pas mais à force, elle avait peur. Peur qu'il l'abandonne. Peur qu'il disparaisse, lui aussi, comme sa mère. Son décès ? Elle faisait tout pour ne pas y penser et se concentrait courageusement sur le moment présent en étouffant sa peine grâce à l'amour que lui apportaient Derek et Stiles. Oui, mais il lui manquait quelque chose.
Si se confier à Derek avait été plutôt facile, elle aimerait bien faire de même avec Stiles. Peut-être était-ce parce qu'elle était trop secrète que le châtain n'était pas complètement à l'aise avec elle ? Elle le sentait, ça aussi. Sauf que Tonton Derek lui avait doucement demandé de ne rien lui dire ou du moins, pas tout de suite. Que pour l'instant, les confessions, c'était entre eux deux seulement. Et en soi, elle comprenait pourquoi. Elle la voyait toujours, cette ombre dans le regard. Et il y avait son agression, aussi. Toute jeune qu'elle était, Amelia se doutait bien qu'il n'était pas complètement remis – elle-même avait du mal à oublier tout ce qu'elle avait vu. Oh, elle l'entendait parfois se réveiller, la nuit. Pleurer, aussi. Est-ce que c'était à cause d'elle ? La petite essayait de se dire que non. Derek lui avait en tout cas dit que ça n'avait rien à voir avec elle mais à force… Elle doutait, forcément.
Sa mère pleurait aussi, avant. Elle se réveillait la nuit, comme Tonton Stiles. Elle avait des gestes bizarres, et une retenue qui, parfois, blessait la petite malgré elle. Et Stiles… Stiles, c'était pareil. C'était exactement pareil.
Alors au final, n'était-ce pas elle, le problème ? Pourquoi ceux qu'elle aimait pleuraient-ils ? Pourquoi se réveillaient-ils la nuit ? Est-ce qu'elle était un poids pour eux ? Leur apportait-elle quelque malédiction que ce soit ? Était-elle mauvaise ? Pas assez obéissante ? Trop bavarde ? Amelia ne comprenait pas, mais elle essayait de tout son cœur. Parfois, elle se faisait même toute petite pour ne pas déranger. Pour ce faire, elle n'imposait pas sa présence à tout bout de champ : elle montait alors dans sa chambre pour s'occuper, ou pour dormir. C'était cool, de dormir.
Oui, mais il y avait des fois où elle avait besoin de descendre, de s'assurer qu'on voulait toujours un peu d'elle.
- Qu'est-ce qui t'arrive, ma puce ?
Assis sur le canapé, sa jambe tendue avec son pied reposant sur un coussin sur la table basse, Stiles la regardait avec ses grands yeux chocolatés. Il ne faisait rien à part surfer sur son téléphone, semblait-il. De ce qu'Amelia pouvait voir, il n'avait pas le visage fermé et ne semblait pas embêté de la voir. En fait, il avait juste l'air surpris. Mais la petite ne savait pas comment elle était censée interpréter cette surprise. Néanmoins, elle eut un sourire désinvolte.
- T'es tout seul, alors je me suis dit que tu voudrais peut-être un câlin, dit-elle en se rapprochant tranquillement du canapé.
En réalité, elle se retenait de courir. De courir et de se jeter dans ses bras. Parce qu'en fait, elle voulait un câlin. Elle en avait besoin. Stiles lui en faisait toujours, Derek aussi, mais pour Amelia, ce n'était jamais assez car elle avait toujours peur que chaque étreinte soit la dernière.
En réponse à la petite, Stiles esquissa un sourire et ouvrit les bras, dans une invitation claire à ce qu'elle vienne se blottir contre lui. Voilà déjà quelque chose qui dérangeait Amelia mais dont elle ne parlait pas. Quand Tonton Stiles souriait, ce n'était jamais complètement et… Elle n'aimait pas ça. Parce qu'elle avait l'impression qu'il faisait semblant. Qu'en réalité, il se forçait. Mais le besoin d'affection qu'elle ressentait l'obligea à ne pas s'appesantir sur ce point.
Amelia ne se jeta pas dans les bras de Stiles comme elle en avait pourtant envie. Elle s'y réfugia lentement, comme une petite fille sûre de ce qu'elle voulait, sûre de ce qu'elle avait.
Comme une petite fille dépourvue d'insécurités.
Les bras qui se refermèrent sur elle lui firent un bien fou et elle en profita sans vergogne. Et même si elle sentait toujours un peu Stiles ailleurs y compris quand il la câlinait, elle s'efforça de passer outre et surtout, de prendre ce dont elle avait besoin pour son moral. Elle se pelotonna alors contre lui et, dans l'optique de l'induire en erreur, lui dit qu'il était un excellent coussin. Elle ajouta d'un air à la fois espiègle et suffisant qu'il n'avait pas intérêt à bouger parce qu'elle était beaucoup trop bien ainsi.
Stiles souffla un rire et lui dit qu'il n'y avait pas de problème.
Mais une fois encore, Amelia le sentait dans la retenue.
xxx
Amelia s'était trouvé un point commun avec Stiles. Lui aussi dormait beaucoup. Pas en termes de durée, mais il faisait régulièrement de petites siestes, parfois en plein milieu de la journée. Et parfois, elle se demandait si c'était pour les mêmes raisons qu'elle. Si lui aussi voulait taire sa conscience, suspendre ses pensées un moment. En avait-il trop, lui aussi ? Était-il comme elle, à se poser sans arrêt des tonnes de questions ? Le pire, c'était que même en dormant, il n'avait pas l'air très détendu. Des fois, oui. Mais là non. Et elle, elle voulait juste qu'il soit bien alors elle sortit – un peu difficilement – un plaid un peu trop bien rentré dans une espèce de panier à côté du canapé et commença à l'étaler sur le jeune endormi. Mais elle avait un petit corps, de petites mains, de petits doigts… Et le plaid, il était énorme ! Alors, la tache lui sembla titanesque, d'autant plus que Tonton Stiles était super grand. Presque aussi grand que Tonton Derek !
- Attends Mel, laisse-moi t'aider.
Amelia ne sursauta pas mais se retourna instantanément vers son deuxième protecteur qui avait parlé à voix basse pour éviter de réveiller le châtain. Elle hocha vivement la tête, sourit et, avec l'aide du loup-garou, elle étala bien mieux la couverture sur Stiles. Ce faisant, Derek tendit la main à la petite, qui la prit sans aucune hésitation. Elle le laissa alors la guider à l'étage mais ne put s'empêcher de se crisper en voyant qu'il la ramenait dans sa chambre à elle. A nouveau, des tas de questions lui traversèrent l'esprit. S'était-elle trop montrée ? Tonton Derek avait-il envie qu'elle reste là, histoire qu'il n'ait pas à s'occuper d'elle ? Et.. Et s'il ne la supportait déjà plus ? Mais, puisqu'elle était courageuse, Amelia fit la forte et sourit doucement pour éviter de montrer sa peine. Plus que ça : sa peur. Parce qu'on allait bien finir par l'abandonner, non ? A moins qu'elle se comporte bien, de manière irréprochable… Oui, mais elle était un peu impulsive sur les bords et ça, elle en était bien consciente. Alors forcément, elle ne pouvait pas toujours contrôler de sa personnalité, de ses gestes, de ses envies. Comment on apprenait ? L'envie de dormir lui prit d'un coup. Dormir, pour ne plus penser. Pour ne plus avoir peur, au moins pendant un moment. Oui mais dans ses rêves, parfois, le méchant était là. Et il tapait fort la tête de Tonton Stiles par terre avant de se retourner vers elle. Dans la réalité, il ne l'avait pas vue : dans ses cauchemars, en plus de la remarquer, il lui sautait dessus. C'était toujours à ce moment-là qu'elle se réveillait, sans savoir s'il l'avait attrapée ou non.
Mais au moins, elle ne pensait pas.
Derek s'installa au bord du lit et tapota doucement la place à côté de lui. Toujours dans cette optique de passer pour l'enfant modèle dans le but d'être gardée, Amelia obéit. Elle réprima alors comme elle put ce besoin qu'elle avait de bouger, de marcher, de faire le tour de la chambre, d'attraper certains jouets, de… De se mettre à parler sans arrêt, aussi. Quand elle s'y mettait, on ne pouvait plus l'arrêter. D'ailleurs, sa maman lui avait dit que Tonton Stiles était pareil. Oui, elle lui avait dit quand elle conduisait pour l'emmener le voir. Elle lui avait dit aussi qu'il était tout gentil mais qu'il parlait beaucoup. Mais Amelia n'avait pas l'impression que ce soit vrai. Il parlait peu, Tonton Stiles.
- Et si tu me disais ce qui ne va pas, petite princesse ? Lui demanda Derek.
Elle aimait bien sa voix. Grave et douce à la fois. C'était un peu comme une caresse, quelque chose de chaud qui lui mettait du baume au cœur. Et, un instant, elle hésita. Est-ce que c'était bien, de dire que ça n'allait pas ? Par peur, elle opta pour un virage brut et net.
- Moi je vais bien, je vais toujours bien. Bon, peut-être que je boude un peu parce que tu m'as réveillée tôt, mais bon… Je peux peut-être te pardonner si t'es gentil.
Tonton Derek eut alors un sourire. Mais il était un peu bizarre. C'était le genre de sourires qui n'allait pas jusqu'aux yeux. Quand on était content, les yeux, ça brillait. Avec douceur, il posa sa grande main dans son dos et Amelia ressentit presque instantanément l'immense chaleur qu'elle dégageait. Tonton Stiles n'avait pas des mains aussi chaudes.
- Tu sais Mel, je sais voir les mensonges, dit-il, le ton toujours aussi adouci. Je peux tous les voir.
- Tu peux pas, répondit Amelia, plus par jeu qu'autre chose.
Mais en elle, la peur dominait, encore et toujours.
- Je le peux, rétorqua Derek, parce que je suis un magicien.
- Oh, fit-elle en se rappelant de l'épisode de l'hôpital. T'as toujours tes pouvoirs ? Non parce que t'as plus rien utilisé depuis… Tu sais.
Amelia ne le nommait pas. Elle ne le nommait jamais, tout comme elle ne l'avait pas fait lorsqu'elle s'était confiée à lui, la première fois. C'était encore un peu trop dur à ses yeux. Mais il fallait avouer qu'elle avait un peu oublié ce moment et cette magie, plus par nécessité qu'autre chose. Disons qu'elle s'en rappellerait toujours, mais qu'elle faisait en sorte de faire passer ce genre de choses au second plan. Parce que c'était trop difficile à comprendre pour elle.
Une ombre passa dans le regard du loup-garou, mais une lueur d'amusement la remplaça.
- Ça, c'est ce que tu crois, Mel. Je les utilise en permanence.
- Pourquoi ? Ils te servent à quoi ? Demanda Amelia, curieuse.
Derek se pencha et déposa un baiser tendre dans ses cheveux avant de la regarder d'un air malicieux et de lui dire :
- A voir les mensonges.
Il fit une très légère pause et perdit le semblant de sourire qui ornait son visage un peu dur. Néanmoins, celui-ci ne se départit pas de son air chaleureux. Sa main, autrefois dans le dos d'Amelia, partit caresser avec douceur ses cheveux châtains.
- Et si tu me disais ce qui te fait si peur ?
Aux yeux de la petite, Derek devint alors officiellement un magicien.
