Jamais ô grand jamais Deathmask n'aurait cru voir un jour Shaka, le fier Shaka, patientant sur le pas de sa porte, dans la pénombre, l'air presque… piteux. Il s'en caressa la barbiche de satisfaction.
« Oui Shaka ? » dit-il d'une voix exagérément sucrée. « Que me vaut cette visite ? »
« Hé bien… J'ai un problème, depuis quelques jours… »
« Laisse-moi deviner. L'esprit d'un mec que t'avais buté vient te hanter la nuit, et tu as besoin de mes services ? »
« Non, cela, je peux le faire moi-même, naturellement. »
Naturellement…
« Alors que t'arrive-t-il ? Pour que Sa Sainteté daigne m'adresser la parole ? »
« En fait… Aiolia est en mission… Shura n'est pas là… Et Mû… ne pourrait pas m'aider dans ce domaine. »
Ça m'aurait étonné, encore…
« Ah ! Je sais ! C'est une histoire de femmes ! »
« …Quoi ? »
« Oui, il y a une gueuse qui te plaît, et tu ne sais pas comment l'aborder. Tu as frappé au bon fronton. Tonton Deathmask va t'expliquer ce qu'il faut faire… »
« Non, ce n'est pas du tout ça… »
« Hein ? »
« Oui… Depuis quelques jours… Je… »
« T'es en manque ? Si tu cherches quelqu'un pour te décongestionner, demande à Aphrodite ! Je suis sûr que ça lui ferait plaisir de te donner un coup de main. Dans tous les sens du terme… »
Shaka fronça les sourcils.
« Je ne comprends rien à ce que tu dis, Masque de Mort. Je voudrais juste savoir si tu peux me prêter… »
« Quoi ? »
« De quoi me raser le visage », termina Shaka.
L'Italien s'approcha du moine en collant presque ses yeux sur la peau de la mâchoire – très belle peau… inhabituellement parsemée de poils dorés à leurs débuts.
Il éclata de rire.
« Elle est tardive, ta barbe ! »
« C'est génétique. Certains peuples… »
« Passe-moi les explications ennuyeuses. »
Il disparut dans les entrailles de son temple… Puis en revint quelques minutes plus tard avec une lame, un blaireau et un savon.
« Voilà, à l'ancienne. Fais attention de ne pas te couper. Tu veux que je te montre ? »
« Non merci. »
« Je n'ai jamais vu quelqu'un se raser les yeux fermés, moi… »
« Dans ce cas je serai un précurseur. A quoi sert ceci ? »
Il désigna le blaireau.
« A étaler la mousse du savon sur la peau. Il ne faut pas mettre trop d'eau. Après tu tends la peau avec une main, et de l'autre tu passes la lame. »
« Je crois que j'ai compris. Je te souhaite une bonne soirée. »
Lorsque Shaka vint lui rapporter ses outils, le lendemain matin, il était impeccablement rasé et son port de tête altier était revenu à la normale.
« Je te remercie pour ton aide, chevalier du Cancer », annonça-t-il.
« Tu veux que je te dise où te fournir ? »
« En fait… J'ai conversé télépathiquement avec Mû tout à l'heure, et il m'a déjà donné ces informations. Il se trouve qu'il se rase les sourcils régulièrement. »
« Ah bon ? Je croyais que c'était de naissance… »
« Moi aussi. »
Quelques jours plus tard, Ikki traversait le sixième temple avec son habituelle désinvolture chargée de gravité... Et cependant il s'arrêta, dès qu'il aperçut son gardien.
« Qu'est-ce que tu as, là ? »
Le Phénix désignait le cou du moine, rayé d'un fin trait rouge.
« Pas grand chose. Une simple coupure de rasoir », répondit Shaka.
L'autre se rapprocha de lui, et inspecta la blessure du bout des doigts.
« Tu l'as désinfectée ? » murmura-t-il.
Shaka ne pouvait le voir, mais il sentait son souffle dans sa nuque.
« Non… »
A cette réponse, Ikki eut un petit rire qui semblait condescendant. Puis l'ascète sentit quelque chose de mouillé sur l'entaille : comme si quelqu'un passait sa langue sur le trait de sang.
« Ne me remercie pas », dit le chevalier de Bronze en japonais.
Puis il poursuivit sa route, aussi impassible qu'il était arrivé.
Le lendemain, le chevalier de la Vierge fit demander qu'on enjoigne au Phénix de venir le voir sans délai.
« Bonjour, Shaka », dit l'arrivant sur un ton exagérément léger, tout en demeurant à distance du moine.
Le jeune homme blond était debout, vêtu de sa coutumière toge de bonze, et les rais de lumière qui l'entouraient faisaient chatoyer ses cheveux et les cils de ses yeux clos. Il demanda abruptement, mais toujours dans une attitude emplie de noblesse : « Ikki, peut-on savoir pourquoi tu m'as léché le cou hier ? »
« Je te l'ai dit, cette coupure avait besoin d'être désinfectée. »
« Je ne savais pas que la salive humaine était antiseptique. »
« Elle l'est pourtant. Je suis sûr que cette blessure de rasage te pique moins depuis. »
Shaka avait beau ne pas voir le Japonais, il pouvait presque l'entendre sourire. Il sourit à son tour. Un sourire cruel.
« Il me semblait pourtant… » dit-il, « que c'était la salive des chiens qui était antiseptique. »
Il y eut un silence.
Puis la voix d'Ikki finit par se faire entendre à nouveau.
« Et qu'est-ce qui fait un bon chien, selon toi ? »
L'Indien haussa les sourcils, puis un mince sourire en coin étira à nouveau ses lèvres. Il avait l'air plus fier que jamais.
« Ce qui fait un bon chien ? Hé bien...Il doit être obéissant, et fidèle à son maître. »
Ikki eut un petit rire.
« On dit... »
Il s'approcha du chevalier d'or.
« Qu'est-ce que l'on dit ? » demanda Shaka, sentant que son ancien adversaire s'était approché de lui.
« On dit que les chiens aiment leur maître à la folie », compléta Ikki, presque en un murmure.
Le visage de Shaka devint intégralement rose.
« Et pourtant... certains maîtres traitent bien mal leur chien », ajouta le Phénix, une nuance de défi dans la voix.
Shaka sentait ses joues et son cou brûler. La douleur de la coupure se réveilla.
« Ikki... »
Ce fut tout ce qu'il parvint à dire. Il n'arrivait plus à réfléchir.
« Qu'est-ce qu'il t'arrive, Shaka ? On dirait que tu as perdu ta sérénité légendaire. »
Deux bruits de pas sur les carreaux du temple. Shaka perçut qu'on lui soulevait la main gauche, et qu'on la caressait. Il en eut le souffle coupé. D'étranges frissons électriques lui parcoururent le corps.
« Pourtant je pense… » poursuivit Ikki, « qu'il suffirait d'un signe pour que le chien sache… si son maître l'aime ou non. »
Shaka ne sentit plus la deuxième main sur la sienne. Mais il y eut un nouveau contact sur la peau de sa main gauche : des lèvres humaines, aussi brûlantes que la coupure d'un rasoir.
« Dis-moi... »
Il s'était encore rapproché. Il avait lâché sa main, et Shaka sentait son souffle sur ses lèvres.
« Dis-moi Shaka… ce que pense le maître… même si c'est défendu, même si c'est interdit. »
L'écart entre sa bouche et la sienne n'était que de quelques millimètres. L'ascète sentit les siennes picoter, trembler. Trois millimètres… Ikki ne portait pas son armure, et il était si proche que Shaka sentait maintenant presque la chaleur de son corps, à l'intérieur des flammes de son cosmos.
Il ne devrait pas parler… Sa bouche… Deux millimètres.
« Dis-moi, Shaka... » reprit le Japonais, et il caressa le côté de sa joue.
« Ikki… je... »
Un millimètre… Le moine sentit son visage se tendre vers l'avant, et ses lèvres touchèrent celles de l'autre homme. Il n'y avait sans doute pas de terme bouddhique pour décrire ce qu'il ressentit à ce moment-là, et plus encore lorsque Ikki pressa sa bouche contre la sienne en retour, et l'enlaça, l'entourant complètement de la chaleur de son corps.
« Tu ne me l'as pas dit... » souffla Ikki, quittant ses lèvres, baisant maintenant sa mâchoire.
Il descendit sous le menton, embrassant sa pomme d'Adam, l'entaille toujours rouge.
« Oui », répondit alors Shaka en un gémissement plaintif. « Il l'aime... Il l'aime... »
