Les immenses coupoles qui coiffaient la structure majestueuse du palais hypnotisaient Vesna. Elles étaient imposantes vu d'ici, mais la beauté de leurs détails se devinait aisément. Peut-être était-ce en raison de la lumière du soleil levant, mais les couleurs s'harmonisaient parfaitement, les rayons solaires heurtaient les aspérités travaillées selon des angles qui paraissaient calculés au centième près.

Au moins, toute cette histoire aurait permis à Vesna de découvrir le palais de Zapolyarny… Il est vrai que cette partie du pays ne faisait pas partie de ses régions favorites pour l'exploration, car il y avait un peu trop de monde et d'habitations ici cela perdait de son charme. Mais son goût prononcé pour la nature ne l'empêchait pas d'être capable d'apprécier pleinement de beaux bâtiments.

Encore engourdis par le voyage, on les força à monter les marches menant au palais, sous les regards curieux de quelques soldats ou passants. Vesna avait envie de les brûler sur place, juste histoire de leur apprendre ce que ça faisait de se comporter de façon si malpolie avec des inconnus.

Vesna restait silencieuse, mais elle était terrifiée. Ils allaient rencontrer l'Archon Cryo en personne ? Vraiment ? Mais était-ce la dernière chose qu'ils allaient faire ?

La jeune femme déglutit, et ils parvinrent près d'une nouvelle salle, une salle dont les portes étaient plus grandes et plus magnifiquement ornées que les portes du palais elles-mêmes. C'était ici. Les portes commencèrent à pivoter sur leurs gonds, et Vesna prit une lente inspiration.

Comme elle s'y attendait, la pièce était immense, vide, et froide. Alors qu'on les poussait pour entrer, Vesna repéra une silhouette avachie au sol, une silhouette avec des boucles blondes et des mains attachées dans son dos. Autour d'elle, une multitude d'autres silhouettes que Vesna ne pouvait identifier clairement. Vu l'accoutrement de certains, il devait y avoir quelques exécuteurs dans le lot. Puis, tout au fond de la salle, après une volée de marches, sur un trône imposant et épuré, une dernière silhouette, immobile et pâle. L'Archon portait un masque, ses jambes étaient croisées, et des ornements blanc pur ornaient sa tenue, notamment comme un grand flocon dont les branches se seraient étirées, posé sur son épaule, prolongé au-dessus du vide sur une dizaine de centimètres. Sa main droite était nonchalamment déposée sur un accoudoir, et son visage légèrement incliné suggérait qu'elle regardait attentivement Clatia, plus loin à ses pieds.

Parvenus environ deux mètres derrière Clatia, deux soldats incitèrent Vesna et Dragan à poser un genou à terre, mais ils n'avaient pas vraiment besoin d'eux pour y penser. Ils savaient à peu près comment se comporter devant leur divinité, même malgré l'état de fatigue et d'incompréhension dans lequel ils se trouvaient tous deux.

Au fur et à mesure de leur avancée dans la grande salle, les regards s'étaient peu à peu dirigés vers eux, détournés de Clatia pour scruter en silence les nouveaux arrivants. Et en dernier, le regard froid et pénétrant de la Tsaritsa s'appesantit plus qu'il ne se posa sur la fratrie.

« Merci, Scaramouche, de me les avoir amenés. »

Sa voix s'était finalement élevée sous les mètres et les mètres de plafond, troublée uniquement par la respiration mal assurée de Clatia. C'était une voix claire, cristalline, qui avait la dureté travaillée d'un diamant taillé. Travaillée sans que rien ne soit laissé au hasard, une composition parfaite qui était plus inquiétante qu'une voix naturellement dure et froide : la Tsaritsa s'était composé un rôle qu'elle maîtrisait probablement parfaitement, et il serait d'autant plus compliqué de savoir ce qu'elle pensait, ce qu'elle prévoyait pour eux.

« Votre marraine a été arrêtée alors qu'elle tentait de piéger le palais. Elle avait beaucoup de complices sur place, mais c'est la seule qui n'était pas sans famille. Tous les autres étaient soit seuls, soit ils avaient comploté contre leur propre Archon avec tous les membres de leur famille. C'est donc tout naturel que je m'interroge sur vous deux. D'autant plus qu'on m'a rapporté que c'est elle qui avait l'air de mener les autres lorsqu'ils ont tenté de fuir. Alors, qu'avez-vous à dire à ce propos ? »

Un silence gêné plana quelques secondes, puis Vesna trouva le courage de parler à son tour une fois que le faible écho de la voix divine se fut tout à fait éteint :

« Majesté… avant que nous nous défendions, je souhaiterais entendre ce que ma marraine a à nous dire à nous à ce propos…

— Cela se tient, admit la déité. Clatia. C'est à toi qu'on s'adresse. »

L'intéressée, qui avait gardé les yeux baissés vers le sol jusqu'à présent, osa enfin tourner la tête pour lancer un regard désolé à sa protégée. Ses yeux étaient remplis de larmes, et son silence blessa Vesna plus qu'un poignard.

« … Tu ne nies pas ? Tu ne nous expliques pas qu'il s'agit d'un complot contre toi pour couvrir quelque chose ? N'importe quoi ? l'encouragea Vesna d'une voix bien moins sûre que lorsqu'elle s'adressait à une déesse quelques instants auparavant.

— Je n'ai plus rien à nier, Vesna. Tout ce qu'il me reste, c'est vous deux. Je dois leur prouver ma bonne foi en avouant ce que j'ai fait, pour vous laisser une chance de vous en sortir…

— Avouer ce que tu as fait… ? Donc… tu comptais vraiment –

— Je suis désolée… si désolée… j'étais persuadée que vous seriez en sécurité si je vous gardais en dehors de ça…

— Donc tu l'as vraiment fait. » Vesna déglutit douloureusement. Sa vue se brouilla suffisamment pour qu'elle ne voie plus que Clatia nettement. Le reste n'était plus qu'un brouillard insignifiant. « Toutes les valeurs que tu défendais… que tu prétendais défendre en tout cas… changer le monde, faire table-rase du passé… sérieusement, t'as même pas d'œil divin, tu croyais faire quoi ? Tu te rends compte que papa et maman t'ont confié le bien-être de leurs enfants pendant leur absence ? Tu sais qu'ils ne seraient jamais partis s'ils ne savaient pas que tu veillerais sur nous, pas vrai ? Tu le sais ?! Au lieu de prendre tes responsabilités au sérieux, t'as préféré jouer aux rebelles et nous mettre en danger ? Et moi comme une imbécile je pensais que t'étais la femme la plus intelligente et la plus forte du monde. »

Vesna essuya d'un geste rageur une larme qui coulait. À ses côtés, Dragan était bouche-bée, ses mains tremblaient, il était totalement perdu.

« Je suis tellement désolée, souffla Clatia.

— De quoi ? D'avoir trahi ton pays ? De nous avoir trahis nous ? Ou d'avoir trahi tes meilleurs amis, qui te faisaient assez confiance pour te confier leurs enfants ?

— Pour tout, je suis désolée pour t –

— Arrête ! Arrête ! Si je t'entends encore dire que t'es d –

— Je pense avoir à présent une idée assez clair ce ce qui a pu se passer, intervint soudain la Tsaritsa. S'il s'agit d'une petite scène répétée, elle est vraiment très convaincante.

— Je ne pense pas qu'il s'agisse d'une simulation, Majesté, ajouta une voix masculine calme et posée. Peut-être pourriez-vous leur proposer un dernier test de leur version des faits…

— Peut-être, oui, Dottore. Bien. » La Tsaritsa se leva lentement de son trône, faisant cliqueter presque imperceptiblement des boucles d'oreilles argentées. « Si vous tuez cette Clatia vous-mêmes, j'estimerai que vous êtes dignes de confiance, et qu'elle vous a trahis comme elle m'a trahie. »

Dragan s'agita nerveusement à côté de Vesna, comme en proie à un dilemme. Il n'était pas sûr de pouvoir le faire, mais il était prêt à envisager cette possibilité malgré les 25 années qu'il avait passées aux côtés de Clatia. Cependant, c'est Vesna qui se leva et qui s'avança jusqu'à se trouver devant Clatia, face à la Tsaritsa.

« Dans ce cas, il me faudrait une arme je vous prie », déclara-t-elle d'une voix froide et déterminée.

Il y eut un court silence, puis la divinité cryo fit un simple signe de tête, et un soldat d'élite Fatui s'approcha de Vesna, lui confiant une dague. La prenant en main fermement, Vesna pivota doucement sur elle-même, jusqu'à faire face à Clatia. Cette dernière pleurait en silence, mais malgré tout elle tentait de lui sourire.

« Tu fais le bon choix, je… je ne t'en veux pas », fit-elle pour la rassurer.

La prise de Vesna se raffermit sur l'arme, et sa mâchoire se crispa.

« Tu n'es pas en mesure d'en vouloir à qui que ce soit, siffla-t-elle froidement. À part à toi-même. Tu as tué mon modèle, je dois venger ma marraine.

— Attends, Vesna ! s'écria Dragan en se levant précipitamment. Tu n'as pas à faire ça ! Je peux… »

La lame entailla la chair au niveau de la gorge, sectionnant veines et artères. Clatia perdit ses couleurs en quelques secondes à mesure que son sang quittait son corps pour éclabousser le carrelage étincelant. Elle s'effondra mollement sur le sol sous les regards de tous. Le sang continua à pulser quelques instants hors de son corps, mais très vite l'intervalle entre les jets de sang s'étira, le débit s'affaiblit, et Clatia fut parfaitement immobile. Seule la mare de sang autour de son cadavre continuait de bouger un peu, s'élargissant mollement.

Les yeux de Vesna la brûlaient, des larmes de rages brouillaient maintenant l'entièreté de son champ de vision. Sa respiration était laborieuse, mais sa main ne tremblait pas.