Moins de féminisme et plus de relations entre ces deux nigauds dans ce chapitre, pas franchement un chapitre où il ne se passe grand chose, mais on avance tout doucement...

Bonne lecture !

Chapitre 22

Comme prévu, la discussion avec la veuve Blackwell conforta les opinions de Sherlock. Il parvint à se tenir sage, ne la brusqua pas trop, et s'il eut une grimace dégoûtée quand elle fondit en larmes, elle n'en vit rien du tout.

Ils connurent un instant de malaise quand Sherlock attrapa le bras de John au moment où ils s'apprêtaient à quitter Scotland Yard, et qu'il lui murmura à l'oreille qu'il avait besoin de passer aux toilettes. C'était quelque chose de totalement inédit. Sherlock avait tendance à considérer son corps comme inutile, sur une enquête. Il ne mangeait pas, dormait peu, et parvenait à se retenir d'aller aux toilettes pendant des périodes franchement longues.

Jamais, de toute son existence, il n'avait réclamé une pause pipi. John devinait pourquoi, subitement, son corps le rattrapait. Si les choses devaient se poursuivre, il se promit de mieux se renseigner sur la méthode du flux instinctif. Des femmes parvenaient à maîtriser leurs règles, et vu le personnage de Sherlock, il était capable d'y parvenir en quelques cycles. En attendant, il souffrait de ses règles, physiquement dans son corps, et de l'inconfort de cette situation inédite, sans compter le sentiment d'humiliation que John lisait avec une facilité évidente sur son visage. Le simple fait qu'il n'ait pas annoncé haut et fort qu'il faisait un détour aux toilettes sans laisser à quiconque la possibilité de protester le prouvait. Au lieu de quoi, il avait saisi John, et tenait toujours son bras serré dans le sien, le visage fermé, blessé.

John eut pitié de lui.

— Pardon, mesdames, dit-il clairement à leurs accompagnatrices, alors qu'ils s'approchaient du sous-sol pour rejoindre le parking. Je dois faire une pause, si c'était possible.

Il désigna du doigt les toilettes du hall d'accueil, et elles hochèrent la tête, totalement compréhensives, s'arrêtant pour l'attendre.

— Je t'accompagne, décréta Sherlock, relâchant enfin la pression sur l'avant-bras de John, reconnaissant la porte de sortie que son ami lui offrait.

La sergente-cheffe et ses deux agentes n'en firent pas grand cas. Il était courant que Sherlock Holmes et le docteur Watson aillent partout ensemble. Plongées dans leur conversation, elles ne firent même pas attention que les deux entraient dans les toilettes des hommes.

John hésita, incertain de s'il devait dire quoi que ce soit. Il n'avait pas pensé à dire à Sherlock, en partant de leur appartement, de prendre avec lui des protections hygiéniques pour la journée. Toutes les femmes au monde y pensaient, naturellement, mais la situation était particulière. Bien sûr, en dernier recours, ils pouvaient toujours sortir et aimablement demander à n'importe laquelle de ces dames de dépanner Sherlock, et il y en aurait forcément une qui sortirait un tampon de son sac à main. D'autant que Sherlock était devenu leur icône féministe en faisant arrêter Coulson, elles ne se feraient pas prier pour lui rendre ce service.

Par contre, si John voulait mener une expérience sur le fait de mourir littéralement de honte, ce serait sans doute le bon moment pour observer son colocataire. Il n'était franchement pas sûr que Sherlock y survive.

Avec soulagement, cependant, il constata que Sherlock ne lui demanda rien et pénétra dans un des cabinets avec une certaine forme d'assurance. John patienta, entendant sans le vouloir les légers bruits qui s'échappaient de la cabine, les jurons, les marmonnements, les bruits de papiers froissés. Au bout d'un moment, il entreprit de se laver les mains, juste pour que le bruit de l'eau et du séchoir couvre le reste. Il aurait même pu se mettre à chantonner s'il l'avait fallu. Il ne voulait pas sortir, attendre Sherlock dehors, parce qu'il aurait eu l'impression de fuir, mais rester était presque pire.

Il ne put cacher son soulagement, quand Sherlock ressortit enfin.

Le détective ne prononça pas un mot, mais hocha légèrement la tête pour dire que tout allait bien, et ça lui suffit. Il n'avait pas besoin de plus.

Ils sortirent de la pièce et rejoignirent les policières qui les attendaient, toujours sans rien dire. Ils n'en parleraient plus jamais.

— Allons-y ! lança le médecin avec bonne humeur et son sourire charmeur, récupérant l'attention sur lui plutôt que Sherlock.

Ce dernier ne lui en fut pas le moins du monde reconnaissant, à voir son regard noir le fusillant sur place.


Sherlock avait fait son show, expliqué ses preuves, ses déductions, et brossé un portrait net du coupable. Il s'était ensuite désintéressé de la question de son arrestation, comme souvent. Il n'y avait pas eu un grand spectacle avec tous les suspects réunis à un seul endroit, et le coupable qui tente de s'enfuir quand il comprend qu'il est découvert, une course-poursuite, etc. C'était plus souvent dans les films qu'autre chose, ce genre de scénarios. Dans la réalité, Sherlock les avait assommés de paroles grandiloquentes pour souligner son génie unique et brillant, puis ensuite Scotland Yard avait monté une expédition pour aller arrêter l'homme chez lui. John et Sherlock n'ayant aucun intérêt à cette partie-là, ils avaient été gentiment congédiés et avaient appelé un taxi tandis que l'équipe de Yana Semman revêtait des gilets pare-balles et armait des pistolets pour aller procéder à une arrestation musclée.

Le taxi les ramenait tranquillement chez eux quand John reprit la parole :

— Tu vas bien ?

Le détective lui renvoya un regard courroucé. Il avait enduré des douleurs toute la matinée, et s'était retenu de grimacer à plus d'une reprise. Par instinct, il s'était retrouvé à masser son bas-ventre plusieurs fois, mais s'était toujours interrompu quand il avait réalisé son geste. Ses seins (et le simple fait de penser à ce mot et un pronom possessif en même temps lui vrillait le crâne) le démangeaient, et c'était très désagréable. Il détestait cette sensation, à absolument tous les niveaux. La douleur, le sentiment d'avoir du liquide s'écoulant hors de son corps, de ne rien maîtriser, le fait que parfois, il en perdrait le fil de sa pensée. Rien n'allait dans cette situation. Absolument rien. Il savait que la durée moyenne était de quatre jours, et il ne se voyait pas continuer ainsi pendant quatre jours complets. Il fallait qu'il cherche s'il existait un moyen de faire stopper cela définitivement. Il n'en voulait pas.

Et que John lui demande, de sa voix douce de médecin concerné par son bien-être, comment il allait, cela le mit encore plus sur les nerfs. Il était déjà facilement irritable en temps normal, quand on lui posait des questions stupides, mais c'était encore pire en ce moment.

Il s'apprêtait à répliquer quelque chose de cynique et volontairement méchant, quand John lui coupa l'herbe sous le pied.

— Je ne parle pas de physiquement. Je parle de l'enquête.

Pour le coup, cela fit retomber immédiatement l'entièreté de la colère de Sherlock, qui resta simplement perplexe. La vitesse avec laquelle il passait d'une émotion à une autre, le laissant dépendant desdites émotions était très désagréable.

— Comment ça, de l'enquête ? Elle est résolue.

— Je sais bien. Mais tu ne m'avais rien expliqué avant. Ça impliquait un passé sordide entre un français et un allemand, et donc...

Sherlock était de plus en plus perplexe. En réalité, le meurtre trouvait son origine des décennies plus tôt, quand l'Allemagne était en guerre, et que des rafles de juif étaient orchestrées en France. Pour cela, l'Angleterre avait été préservée. Les ancêtres de la victime en question étaient allemands, et celui du coupable étaient français et juifs. Cela avait impliqué un changement de nom, des années de terreurs à se dissimuler et être protégé par des gens, apprendre des gestes d'une autre religion, au point d'en oublier ses origines, tandis que ses parents étaient déportés — et n'étaient jamais revenus, comme la plupart d'entre eux. La haine, les histoires de famille et le traumatisme avaient traversé les générations, jusqu'à ce que le coupable obtienne sa vengeance.

Le détective ne voyait absolument pas le rapport avec lui.

— Donc quoi ? Je ne te suis pas, John.

Il en fronça les sourcils, parce qu'il était rare qu'il ne comprenne pas quelque chose, et a fortiori John. Enfin, le médecin était probablement la seule personne au monde qui continuait de surprendre et d'émerveiller Sherlock, de manière inexplicable et fascinante, mais généralement, ses réflexions étaient suffisamment faciles à suivre pour lui.

— Eh bien ta mère est née de parents français, et ton père d'allemands non ? Même si, de mémoire, ils sont nés tous les deux en Angleterre. Ils sont nés pendant la guerre, alors que leurs familles respectives étaient en Europe continentale et subissaient la guerre différemment des bombardements de l'Angleterre... Je ne sais pas, ça ne te fait pas écho dans ta propre vie ?

Sherlock le regarda, parfaitement ahuri. John venait de réussir l'exploit non seulement de lui clouer le bec, mais aussi oublier la douleur et l'inconfort dus à ces fichues règles.

— Comment... comment tu sais ça ? demanda-t-il, abasourdi.

Ce fut au tour de John d'être étonné de sa question. Sherlock n'avait aucun respect pour sa vie privée et le déduisait en un clin d'œil. Il avait volé son certificat de naissance (et en avait fait une copie) juste pour connaître son deuxième prénom que le médecin refusait de lui dire. Et il s'étonnait que John connaisse ses parents.

— À ton avis ? demanda-t-il. C'est quand même plutôt évident !

Ça n'avait absolument rien d'évident pour le détective, et encore moins le ton agressif avec lequel John lui jeta cela au visage. Il n'eut pas le temps de s'interroger davantage. Le taxi venait de ralentir et s'immobiliser devant la porte de leur appartement. John, un peu puérilement, se précipita dehors, lui laissant le soin de payer la course. Une vengeance des centaines de fois où l'inverse s'était produit.

Quand Sherlock rejoignit l'appartement, John lui tournait le dos, et préparait du thé, comme tout anglais qui se respectait. Le détective n'avait absolument pas l'intention de laisser tomber, mais malheureusement, il fut obligé de faire un détour par la salle de bains. C'était à proprement parler insupportable, tant dans la sensation, la douleur sourde qui le piquait parfois (il se garderait bien d'en parler à John. Il serait capable de l'obliger à voir un médecin, un gynécologue, et la simple idée donnait des nausées à Sherlock), que le fait d'être obligé de tenir compte de son corps et de passer régulièrement aux toilettes. Il ne supportait pas cela, et l'idée que cela revienne tous les mois le faisait vaciller de crainte.

Il avait l'impression que cela faisait longtemps qu'il était bloqué dans ce corps absurde aux hanches trop larges, à la poitrine lourde, aux courbes plus dessinées, mais ça ne durait que depuis un mois. Un mois, à l'échelle de son existence passée et à venir, ce n'était rien, et la pensée que cela pouvait durer éternellement lui donnait des cauchemars. Surtout s'il devait endurer de littéralement pisser du sang tous les mois.

Il aurait pu lancer John sur ce sujet. L'inquiétude de son ami à son égard surpassait toujours tout le reste, y compris la colère. Le meilleur exemple avait été son retour. John le détestait, lui en voulait, brûlait de colère à son égard, et pourtant il était resté à Baker Street et avait réussi à ne presque pas le frapper, parce qu'il était trop inquiet et que ça battait tous les autres sentiments.

Mais il voulait savoir ce que John savait de sa famille, et comment il l'avait su, et il n'abandonnait jamais une énigme en cours.

Alors, quand il revint au salon, il s'installa dans son fauteuil, en face de John, et réengagea la bataille.

— Je n'ai aucune idée de comment tu as pu savoir qui sont mes parents. La première fois que nous nous sommes rencontrés, tu semblais surpris de savoir que Mycroft et moi ayons une mère.

— Tout le monde serait surpris de savoir que Mycroft a une mère. C'est comme l'imaginer enfant. C'est impossible. Improbable. Il est forcément né comme il est maintenant, avec un balai dans le cul et un goût malsain pour le pouvoir et régenter la vie de gens qui n'ont rien demandé.

Sherlock sourit largement, réprimant à grand peine une envie de pouffer. Le portrait de son frère était assez vrai. Et puis, John lui souriait en retour, fier de sa réplique, et il ne paraissait plus fâché, alors ça lui convenait.

— Mais c'était au début de notre relation, je te connaissais à peine, reprit le médecin plus sérieusement. Ensuite, je n'y ai simplement plus pensé. Enfin, si, ça m'est arrivé, parfois, je l'avoue.

— Ah bon ?

— Bien sûr. Quand je te voyais particulièrement briller sur un sujet, mais être totalement ignorant de choses si prosaïques, je me demandais à quoi avait ressemblé ton enfance. Et donc, par extension, comment étaient tes parents.

— Qu'est-ce que tu imaginais ? demanda Sherlock, curieux.

John s'empourpra, ce que le détective trouva fascinant. Il n'avait jamais eu besoin de se représenter l'enfance de son colocataire (il l'avait déduit, et avait une représentation assez claire, nourrie en outre de photos de famille qu'il avait dérobées à John pour avoir une meilleure image de ce à quoi il ressemblait petit) et songeait curieux que John ait pu penser à la sienne. Il aurait pu tout aussi bien demander, Sherlock lui aurait répondu. Ce n'était pas un secret, il n'y pensait juste pas, parce qu'il lui manquait un nombre significatif de souvenirs, effacés au profit d'autres. Il avait gommé une grande partie de son enfance, ne gardant que les connaissances engrangées durant toutes ces années.

— Dis-moi, pressa-t-il.

— J'imaginais un manoir, en fait, osa John. Les manières de ton frère, même les tiennes... on aurait dit des descendants de lords anglais, dans des manoirs de soixante-dix pièces au bas mot, avec douze hectares de terrain, du petit personnel... le genre où les gamins sont en costume dès leurs deux ans.

— Comme dans cette série stupide que tu as regardée ?

— Downton Abbey n'est pas stupide ! se défendit John. Et oui, un peu, même si ça date de six décennies trop tôt, au moins. Je me figurais que vous aviez été de ces gosses d'Eton qui fréquentent l'aristocratie, je me représentais vos parents en lords fumant la pipe, tout aussi intelligents que toi et Mycroft, anglais depuis douze générations...

Sherlock sourit.

— En ce qui concerne Mycroft, Eton et l'aristocratie, tu as vu juste. Pas moi.

John haussa les épaules. Ça ne le surprenait pas vraiment.

— Donc tu as dû tomber de haut quand tu as appris que mes parents étaient étrangers... à quelle occasion, donc ?

Ce fut au tour de John de sourire, en prenant une gorgée de sa tasse de thé. Mais cette fois, il n'y avait plus de colère, seulement de la tristesse qui irradiait de sa personne, et le cerveau de Sherlock se mit à fourmiller d'hypothèses.

— Parce que tu crois que je vais te répondre si facilement ? Tu n'arrives pas à le déduire, monsieur le génie, de l'occasion qui a pu m'amener à rencontrer tes parents ?

Sherlock resta sidéré. Il avait compris que John connaissait ses parents de manière théorique, d'où ils venaient, probablement leurs noms, mais pas que le médecin les avait rencontrés. Or John ne l'avait jamais quitté. Pas depuis son retour. Il l'aurait su, sinon.

Et avant la chute, il ne les avait jamais vus non plus. Ce qui ne laissait qu'une possibilité : son absence.

Le ventre de Sherlock se tordit, et il ne sut pas s'il devait imputer cela au malaise latent, ou à ses règles. Il évitait généralement de penser à son exil. C'était une parenthèse dans son existence, un entredeux, un interlude. Cela avait été un mal nécessaire, mais depuis, il préférait faire comme si ça ne s'était pas produit. Quand il songeait à sa relation avec John, elle était continue, comme si le trou de deux ans n'avait jamais existé. Comme si ça n'avait pas laissé un trou tout aussi béant dans le cœur de John, et dans le sien.

— Ma mort, murmura-t-il. C'est à l'occasion de ma mort que tu les as rencontrés.

John faisait mine d'être absorbé par sa tasse de thé, mais il exsudait la tristesse, et la douleur de son ventre remonta dans la poitrine de Sherlock, lui comprimant ses poumons. Il faudrait qu'il vérifie si c'était normal pour une femme dans la mauvaise période du mois d'avoir mal jusqu'à la gorge du fait de ses règles.

— Oui, lui répondit John après un instant. Ils n'étaient pas à... à l'enterrement.

Ça, Sherlock le savait. Lui y était.

— Il n'y avait pas grand monde, en fait, à ton enterrement. J'ai demandé à ton frère, mais il m'a dit qu'il les avait prévenus... Mais j'étais fâché contre ton frère. La maison était vide. Il y avait toutes tes affaires, je ne savais pas quoi en faire alors... j'ai cherché sur Internet et je les ai appelés.

— Il y avait leur numéro de téléphone en ligne ? s'étonna Sherlock, qui songeait déjà que Mycroft devait renforcer la sécurité.

— Non, le détrompa John. C'est Mrs Hudson qui m'a donné le numéro de ta mère. Quand on a signé le bail, on a rempli des papiers, tu te souviens ? Y'a nos garants, dessus, et les personnes à prévenir en cas d'urgence. En ce qui te concerne, c'est Mycroft... et ta mère.

Sherlock n'avait aucun souvenir d'avoir rempli les moindres documents. D'ailleurs, de manière générale, il était assez déconnecté de ces considérations. Il ignorait même comment, quand et combien il payait de loyer.

— Je l'ai appelée. Elle ne savait pas... elle ne savait pas que tu étais mort. Ils sont venus ici. Ils voulaient parler de toi.

Le ton de John se fit beaucoup plus doux. Il ne regardait toujours pas Sherlock, comme si sa tasse était mille fois plus fascinante. Il y avait toujours de la tristesse au creux de sa voix, mais avec quelque chose de plus tendre.

— Ils sont restés deux jours. On a beaucoup discuté. Ils étaient très gentils. Très différents de ce que j'imaginais. Ils aimaient parler d'eux, pour éviter le chagrin que ça nous causait de parler de toi. Je pensais que tu le savais. Qu'ils te l'avaient dit. Ou au moins Mycroft. Je sais que maintenant, tu es vivant mais... j'en ai encore plus voulu à ton frère de ne pas avoir avertis vos parents de ton décès !

Sherlock haussa les épaules.

— Il ne comptait sans doute pas le faire avant un moment. Voire pas du tout, s'il avait pu l'éviter. Initialement, je ne pensais être absent qu'une année, dix-huit mois au maximum. Nous ne donnons pas forcément beaucoup de nouvelles, dans la famille, alors Mycroft aurait pu réussir à les tenir dans l'ignorance durant tout ce temps. Mais ça a duré plus que prévu...

Il eut une grimace d'excuses. Il détestait le fait d'être parti si longtemps, d'avoir été si incapable de faire les choses plus vites, d'avoir négligé la taille de la toile tentaculaire que Moriarty avait tissée.

— Je ne suis d'ailleurs pas sûr d'avoir eu de leurs nouvelles, depuis, ajouta-t-il.

John sursauta, relevant le regard vers lui, et rivant ses yeux dans les siens, enfin.

— Tu plaisantes, bien sûr ?

Sherlock le regarda, perplexe.

— Sherlock, pour l'amour du Ciel, dis-moi que tu as appelé tes parents à un moment pour leur dire que tu es VIVANT ?

— Mycroft a dû le faire... c'est lui qui a réglé les détails.

John s'étrangla avec sa salive.

— Les DÉTAILS ! Tu es leur FILS ! Ils t'ont pensé MORT ! Ils méritaient un peu mieux ? Plus qu'un SMS « Pas mort – SH » comme tu en aurais été capable ! Ils méritent de t'entendre, mieux, de te VOIR ! Ça fait six mois depuis que t'es revenu, enfin !

De manière générale, Sherlock ne contestait pas les décisions de John pour tout ce qui touchait le relationnel, mais il fut surpris de son emphase. À se demander ce que sa mère avait dû lui dire.

— On va aller les voir, décréta soudain John.

Sherlock tiqua.

— Pardon, quoi ?

— On va aller les voir, décréta le médecin. Tu ne peux pas ne pas avoir vu tes parents depuis ton retour. Ils DOIVENT te voir. Alors on va y aller. Ou je les invite ici. Comme tu veux. Mais je ne suis pas sûr qu'ils voudront venir. Le voyage les avait éprouvés. Et être ici alors que tu n'y étais pas, ça les avait bouleversés...

Sherlock le regardait, les yeux exorbités, totalement incertain, mais John était sûr de lui. Il avait gardé un souvenir très fort de la visite des parents Holmes, et avait adoré les rencontrer. Il n'avouerait jamais à quiconque que, s'il en gardait un souvenir aussi puissant, c'était aussi dû au fait qu'il avait refusé que le couple aille à l'hôtel. Et, ne pouvant décemment pas leur proposer de dormir dans le lit de leur fils décédé, John avait offert le sien, assurant qu'il dormirait sur le canapé et que tout irait bien. Il avait en réalité passé deux nuits dans le lit de Sherlock, dans son odeur, en pleurant beaucoup plus qu'il n'était avouable de le faire. Après cela, quasiment une nuit sur deux, il avait dormi dans la chambre de son ami, jusqu'à ce que les draps soient trop sales, qu'ils doivent les laver, qu'ils perdent l'odeur de Sherlock. Après cela, il avait fui la pièce comme la peste, obligeant son esprit à ne plus du tout y penser.

— Je ne suis pas d'accord, finit par enfin dire Sherlock.

— Je ne te demande pas ton avis. Je t'y traînerais de force, s'il le faut.

— John...

— Je suis sûr que Mycroft m'y aidera.

— Je ne veux pas y aller.

— Alors ils viennent.

— Certainement pas. Ils voudront forcément aller voir une comédie musicale ou deux, et je suis certain que Mycroft dira que c'est mon tour parce qu'il a dû se les infliger pendant deux ans.

John le regarda, abasourdi.

— Parfois, je me demande si tu es vraiment anglais, quand tu dis que tu n'aimes pas les comédies musicales. Et au demeurant, je pense que Billy Elliot ou Wicked sont un moindre prix à payer pour t'avoir cru mort pendant deux ans !

Sherlock le regarda intensément.

— Te sentirais-tu mieux, si je t'accompagnais voir Wicked ? Ton pardon serait-il plus puissant si je m'infligeais deux heures de spectacle à grands renforts de notes trop aiguës et de costumes criards ?

Ce qui passa sur le visage de John fut à proprement parler impossible à décrypter. Trop d'émotions d'un coup. John lui-même ne parvenait pas à les gérer en son for intérieur. Que ce soit de la colère ou autre chose, c'était toujours l'effet que lui faisait Sherlock. Naître des sentiments d'une violence inouïe. Il multipliait tout par mille, le bon comme le mauvais. John ne savait même pas si présentement, c'était du bon ou du mauvais qu'il ressentait.

— Pardon, John. Je suis allé trop loin. Je m'excuse.

Le détective baissa les yeux, rompant leurs échanges muets, ce qui n'arrivait d'habitude jamais. John sentit sa colère retomber brusquement, ne laissant que le reste de ses sentiments, ce maelström d'émotions puissantes et dévastatrices qui ravageaient sa poitrine.

— On va les voir, décréta John. Non négociable.

Sherlock ne lui fit pas l'affront de relever que c'était absolument impossible dans sa situation actuelle. Ses parents étaient peut-être tolérants, mais suffisamment fragiles pour ne pas comprendre pourquoi ils passaient d'un fils mort à une fille vivante. Inconsciemment, en forçant cette présentation au monde, John le forçait à réaliser que sa situation allait être permanente. Ils n'avaient rien fait, réellement, pour changer cela, parce que même le cerveau de Sherlock n'avait trouvé aucune hypothèse valide sur le changement initial, qui aurait pu les aider à savoir comment inverser les choses.

Un mois à plus ou moins se cacher, c'était sans doute le maximum.

— Ok, céda le détective. Laisse-moi juste organiser les choses avec Mycroft. Il voudra sans doute être là.

John hocha la tête. Avait-il conscience que son ami indiquait ainsi qu'il allait impliquer son frère, dévoiler son nouveau corps, commencer à accepter le caractère pérenne de la situation ? Sherlock n'en était pas certain. Il lisait facilement en John, habituellement. Pas cette fois.

— Et pour répondre à ta question initiale, non. Les familles de mes parents ont subi la guerre, c'est vrai, et je l'ai toujours su, mais mes parents ont été privilégiés et chanceux. J'ai grandi trilingue, et ne me suis jamais senti particulièrement en résonance avec l'histoire de ma famille, et donc non, cette enquête n'a pas fait d'écho dans ma propre vie.

John hocha de nouveau la tête, n'ajouta rien de plus, et replongea dans sa tasse de thé.


Ils laissèrent la fin de journée s'écouler normalement, comme si tout était comme d'habitude. Comme si Sherlock n'était pas en train de faire inconsciemment le deuil de sa vie d'avant, de son corps d'homme. Comme si John n'était pas bouleversé et épuisé par tous les sentiments qui brûlaient en lui.

— Je vais me coucher, Sherlock. Tu n'as besoin de rien ?

Le médecin venait de refermer le livre qu'il lisait, assis dans le canapé. Sherlock était installé à ses côtés, à moitié sur lui. Il s'était allongé dans une position habituelle, et avait posé ses pieds sur les genoux de John, qui était là avant. John avait simplement accepté qu'il remue toutes les deux secondes, change de position, gigote, et tout un tas d'autres synonymes. Autant Sherlock pouvait parfois réfléchir dans la plus grande immobilité, quand il allait profondément dans son cerveau, autant quand son esprit fourmillait trop, son corps accompagnait les mouvements. Il acceptait ça de Sherlock comme il acceptait tout le reste.

— De quoi pourrais-je bien avoir besoin ? grinça le détective en réponse.

John leva les yeux au ciel en se redressant, repoussant les pieds de son ami pour se mettre debout.

— Oh, je ne sais pas. Te faire du thé, t'apporter un ordinateur, mettre ton téléphone à charger, te lire tes messages et y répondre si ton téléphone est trop loin de tes mains, ce genre de trucs que tu me fais faire par milliers tous les jours.

Sherlock ouvrit la bouche pour répondre, mais ne prononça pas un mot, arrêté par un index impérieux que John pointait sur lui.

— Non. Pas un mot. Pas un commentaire pour me dire que « un millier de fois par jour », c'est impossible et beaucoup trop, et que sur la base des trente derniers jours, tu es capable de calculer la moyenne et que ça s'élève à seulement à 142. Je ne veux pas le savoir.

Sherlock referma la bouche. Il trouverait bien le moyen de dire à John qu'il était de mauvaise foi, parce que la moyenne s'élevait seulement à 64, avec un minimum de 12.

— Bonne nuit, John, répondit-il seulement.

Il se retourna de nouveau pour tenter de trouver une position confortable dans le canapé.

— Tu as encore mal ? s'inquiéta John. Tu peux reprendre quelque chose, si tu veux.

Le médecin tendit une main, repoussa ses boucles, effleura son front.

— Hum, t'as un peu de fièvre à cause de ça, on dirait. Je te prépare un truc. Prends-le avant d'aller te coucher. Ça t'aidera à mieux dormir.

Il hésita, se mordit la lèvre, puis finalement reprit :

— Je sais que tu n'as pas de point de comparaison, mais bon, si les symptômes persistent et se font vraiment très violents, il faudra voir un spécialiste, hein ? Rechercher de l'endométriose, peut-être ?

Sherlock fit mine de n'avoir rien entendu, et avec un soupir, son ami abandonna. Il passa à la salle de bains, dosa les médicaments pour Sherlock, et lui apporta les comprimés nécessaires.

— Bonne nuit, Sherlock. Si tu as un problème cette nuit, réveille-moi s'il te plaît.

Le détective avait la ferme intention de ne rien écouter de cette conversation, mais il ne pouvait pas ignorer l'inquiétude latente qui déformait la voix de John par l'angoisse. Alors il acquiesça. Il pouvait réveiller John pour des motifs stupides, mais rarement parce qu'il se sentait mal et faible. Il ne supportait pas que son corps le lâche. Il détestait être faible.

Le médecin quitta la pièce, et il écouta son pas grimper les marches qui menaient jusqu'à sa chambre. Se concentrant sur le silence total de leur appartement, il décela les bruits habituels de John qui se préparait pour la nuit : le froissement des vêtements qu'on ôte, qu'il rangeait ou pendait — habitudes militaires, jamais perdues. Sherlock jetait les siens au hasard — le T-shirt qu'il revêtait pour dormir, les ablutions de la nuit (il avait un lavabo attenant à sa chambre), le grincement du parquet alors qu'il s'approchait du lit, les draps qu'on ouvre. Les sons du corps qui se plaçait sous les couvertures et les remettaient sur lui étaient plus ténus, mais Sherlock avait désormais la certitude que son ami était sous les draps, et cherchait le sommeil.

Malgré sa douleur, son inconfort, sa fatigue, ses muscles endoloris, sa fièvre, il s'obligea à se lever aussitôt, et attrapa son violon. Il entama aussitôt l'une de ses musiques préférées, lente et douce. La berceuse de John, qu'il avait composée. Dans son esprit, il imaginait son ami fermer les yeux et se laisser porter par les sanglots du violon, qui l'apaisait. Sherlock ne se sentait pas au mieux de sa forme. Il continua à jouer pendant une heure pour être sûr que son ami plonge dans le sommeil.


Prochain chapitre le Me 08/11 !

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