Chapitre 64

Long Ye était un peu déçue de la visite de son Ming-Ge. Elle avait voulu rencontrer son épouse, mais elle ne s'était pas attendu à ce que leur relation soit aussi étrange. Ils s'aimaient comme des fous, tout le monde le voyait. Ils savaient qu'ils avaient des sentiments l'un pour l'autre. Ils se tournaient autour, peinant à mettre en place leur relation.

Si elle était contente pour son Ming-ge après l'avoir vu si longtemps seul, il fallait être honnête. Elle aurait juste voulu profiter un peu plus de lui. Ha, elle n'était qu'une gamine jalouse. Elle viendrait dans son Domaine quelques jours, voilà. Ce serait son boulot à lui de la recevoir comme son invité. Et puis, Boya pourrait ainsi la voir. Le pauvre avait supporté sa cécité totale avec plus de grâce qu'elle ne l'aurait imaginé. Elle avait même prévu qu'il demanderait à repartir immédiatement. Sa bonne volonté à subir ce qui était pour lui une gifle mémorielle qui le renvoyait aux quelques semaines après la tentative de meurtre qu'il avait subi était suffisant pour disposer positivement Long Ye à son égard. En plus de sa détermination à ne pas abandonner QingMing évidemment. Leur attachement tranquille était plus sain qu'elle ne l'aurait imaginé sachant comment il s'était fait.

Long Ye reposa sa tasse de thé.

"- Que dirais-tu de d'aller jouer les visiteurs auprès de QingMing dans quelques mois ?" Lâcha-t-elle crânement à sa garde du corps.

La démone renifla avec hauteur. Elle suivrait sa maîtresse évidemment, même si elle n'aimait pas ça. Elle ne voyait pas l'intérêt d'aller se commettre avec des civilisations où les males dominaient. Ils ne servaient à rien à part comme géniteurs. Pourquoi s'occuper d'eux ? Elle ne comprenait meme pas l'affection entre Long Ye, Hongruo et QingMing.

"- Vous savez que je vous obéirai toujours."

"- Jusqu'au jour où tu tenteras de prendre ma place."

L'araignée guerrière haussa les épaules. C'était le jeu non ?

Long Ye eut un petit rire charmé. Elle aurait presque pu envier la confiance tranquille que QingMing et Hongruo avaient pour leurs Maisons. Ce n'étaient juste pas les manières du Domaine Souterrain.

MiChong était sur les dents.

Son maître l'avait prévenu la veille qu'ils rentreraient tous dans la journée.

Immédiatement, elle avait déclenché le branlebas de combat qui avait averti même sans annonce officielle du retour de leur maître et de son épouse.

Les serviteurs couraient en tous sens comme des poulets sans tête pour finir de remettre en état le Domaine Intérieur.

QingMing et sa Cour la plus étroite étaient suffisamment rarement absents pour qu'elle ait eu le temps de lancer un nettoyage en profondeur du Domaine.

La Maison en ronronnait de contentement. Le moindre centimètre carré avait été récuré à grandes eaux, brossé, décapé, huilé, repeint et laqué. Les tuiles avaient été toutes vérifiées une à une. Celles qui étaient usées ou abimées avaient été remplacées. Les autres avaient toutes reçues une couche de laque neuve. Les bâtiments annexes aussi avait été tous nettoyés et remis à neuf. Les locataires du Domaine Intérieur avaient un peu râlés de jouer au taquin avec les chambres tous les quelques jours pendant que l'armée de serviteurs, de journaliers embauchés pour l'occasion et d'artisans prenaient le contrôle des lieux pour tout nettoyer.

Les cuisines avaient laissés tomber les repas dignes du Palais Impérial pour se limiter à de la soupe, du riz et des baos basiques pendant que la cuisine aussi était récurée, réparée et mise à jour avec les dernières inventions du moment. Les restaurants de la capitale avaient accepté avec béatitude la masse de clients supplémentaires qu'ils avaient reçu pendant ces dix jours. Les jardiniers aussi avaient travaillés d'arrache-pied sur le moindre buisson. Il y avait tellement de travaux qui ne pouvaient être fait sur une journée ou une nuit mais demandaient plusieurs jours qu'ils n'avaient pas chômés eux non plus. Toutes les allées avaient été refaites. Les pas japonais remplacés, les graviers retournés, les buissons déplacés, les massifs de fleurs remplacés parfois et de nombreux arbres fruitiers avaient été sortis des serres où ils étaient encouragés à pousser plus vite, pour remplacer des arbres d'agréments dans des coins perdus des jardins où personne ne passait jamais. Ils produiraient suffisamment de provision de bouche pour aider à l'autonomie alimentaire du Domaine Intérieur. C'était une proposition de Boya. Un cerisier d'agrément, c'était joli. Le même qui donnait des fruits, c'était mieux. Et tant pis si ses fleurs ne duraient que dix jours au lieu de deux semaines.

Les poings sur les hanches, debout sur la terrasse principale de la Maison, MiChong eut un petit geste satisfait de la tête.

Elle avait mené sa mission à bien. Elle n'était pas Anbei Furen. Elle ne l'avait jamais été et en avait juste assumé une partie de la charge par défaut. Maintenant que Boya était là, son devoir retournait à ce qu'il avait toujours été : s'occuper de la Maison de son maître.

Finalement, ces quelques jours avaient été bénéfiques pour elle aussi. Elle avait pu réfléchir à sa situation, à celle de Boya, de son Maître et leurs relations à tous les trois.
Boya n'avait jamais cherché à prendre sa place. Sa brutalité à son égard avait été stupide. Elle devrait lui présenter des excuses. Son éclat lorsqu'elle avait cherché à lui imposer ses ordres était normal. Il avait même fait preuve d'une patience remarquable.

MiChong eut un petit sourire. C'était ça qu'elle aimait : prendre soin des siens.

Elle ne réalisait que maintenant qu'elle avait effleuré le surmenage pendant des siècles.

"- Dame MiChong ? Les derniers draps ont été pliés. Les lits ont été refaits dans toutes les chambres. Tout le monde va pouvoir réintégrer ses pénates." Prévint la responsable des lingères qui avait organisé le lavage total de tous les tissus du Domaine.

Du plus petit torchon au plus grand rideau en passant par les tentures, les coussins et les matelas, tout avait été lavé, brossé, bouilli, séché, repassé et maintenant, remis à sa place. Le travail avait été titanesque. Le Domaine avait ouvert ses portes à quiconque avait des bras libres pour aider. Près de deux cents lavandières n'avaient pas été de trop pour s'occuper du lavage.

"- Parfait ! Je suis certaine que le Seigneur Anbei sera fier de nous tous."

Elle remercia la cheffe lingère pour retourner s'assurer du retour à pleine fonction de la cuisine. Ici aussi, tout finissait de se remettre en place. Les nouveaux fours chauffaient, les nouveaux âtres aussi, les plaques de cuisson en fonte placés au-dessus des fours bas émettaient une chaleur qui auraient été désagréable sans les sigils qui restreignait la chaleur là où elle devait être pour empêcher la cuisine de se transformer en sauna.

"- Tout est prêt ?"

Le chef cuisinier s'inclina devant elle. Tout le monde avait remarqué que la démone semblait plus légère et plus détendue. C'était du positif pour eux aussi. Depuis quelques temps, elle était devenu sèche et agressive au point que plusieurs cuisinières s'étaient plaintes à leur chef qui avait promis d'en parler à leur Seigneur ni elle ne se calmait pas. La petite balade de leur Seigneur avait fait du bien à tout le monde semblait-il.

"- Le festin de ce soir sera au rendez-vous." Promit-il.

MiChong eut un sourire pour tout le monde.

"- Merci pour votre travail. J'ai conscience que cela a été difficile ces derniers temps." Elle ne s'étalerait pas pour préciser si elle parlait des travaux, du nettoyage ou d'elle-même mais peu importait. Elle avait reconnu et adressé le problème, c'était tout ce qui comptait. Elle eut même une petite inclinaison du buste pour la cuisine avant de partir s'assurer que tout le reste du Domaine Intérieur était prêt à redémarrer sur les chapeaux de roues.

Quand elle rejoint enfin ses propres quartiers pour se préparer à l'arrivée de son seigneur, elle était pleine d'énergie et d'entrain, plus légère que depuis bien longtemps.

Elle sortait à peine de ses quartiers toute pomponnée lorsque la Maison sonna la cloche pour prévenir du retour de leur maître.

Tout le monde était dans la cour à l'attendre lorsque le portail s'ouvrit sans hâte pour laisser passer les premiers soldats. Les sourires et la calme tranquillité des uns et des autres rassura ceux qui étaient restés sur le Domaine. Tout c'était bien passé.

Lorsque Sha ShengShi passa le portail juste derrière Xue TianGou et Kuang HuaShi, MiChong soupira de soulagement. Son petit frère était rentré entier à la maison.

Lorsque les deux frères Shi passèrent le portail, elle se tendit. Si quelqu'un devait attaquer leur maître, c'était dans ces quelques secondes où il était encore seul de l'autre côté.

Mais enfin, la monture de son maître et la feifei de Boya passèrent le seuil à leur tour.

Le Portail se referma et tout le monde se prosterna

"- Bon retour, Seigneur Anbei, Anbei Furen."

Leurs maîtres étaient rentrés à la maison
Enfin.

Cette fois, QingMing avait pris le temps de les prévenir. Le retour dans leur Domaine allait être comme une gifle lorsque les boucliers qui les empêchaient d'utiliser leur qi dans le Domaine Souterrain les abandonnerait une fois le portail passé. Ils allaient retrouver brutalement tous leurs sens après des jours à ne vivre qu'avec ceux de médiocres ou à peine plus.
Boya pensaient qu'ils étaient prêts.

Lorsque la brutale bouffée d'énergie enflamma soudain ses méridiens, il dut retenir un grognement de douleur fugitive. Heureusement, elle ne dura pas plus d'un instant.

Près de lui, QingMing aussi s'était raidit, comme tous les autres. Même ceux qui savaient subissaient le contre coup.

Un soupir échappa néanmoins à Boya lorsqu'il put à nouveau diriger son qi dans ses yeux pour au moins "voir" à minima autours de lui.

Il voyait la masse des serviteurs assemblés, la masse dorée de la maison et celle, monstrueuse et blanche de QingMing juste à côté de lui. Même sans son troisième œil, QingMing restait la créature la plus remarquable de son environnement direct. Un petit sourire lui échappa. Cette grosse masse dorée près de lui était plus rassurante que tout ce qu'il avait pu connaitre avant.
S'il n'avait pas été sur le dos de sa feifei, Boya se serait glué à lui pour s'enrouler dans ses queues avant d'enfouir son nez dans son cou.

Il ne voulait plus jamais quitter ce qui était devenu sa maison. Pourtant, il allait le devoir.

Boya secoua la tête. Il ne voulait pas penser à ça maintenant. Tant qu'il n'aurait pas reçu la confirmation de Zhong Xing que plus personne n'était après lui, il resterait auprès de son renard. Après… Après il verrait. Il lui faudrait retourner au Yin Yang au moins le temps que ses petits élèves acceptent son départ. Et le temps que lui-même prenne la mesure de sa décision dans un environnement qui ne soit pas celui qu'il voulait. La distance lui éclaircirait la tête.

"- Boya ?"

Le chasseur posa sa main sur le poignet de QingMing pour descendre de sa monture.

Zhuque se reposa sur son épaule.

Tous les habitants du Domaine Intérieur les accueillaient avec chaleur. Même les diplomates et les invités les saluaient avec respect et pas simplement parce qu'ils le devaient. Ho bien sûr, certains avec plus de célérité que d'autres, mais il n'y avait pas l'opportunisme servile qu'il y avait toujours eut à la capitale. QingMing ne l'aurait pas supporté. Il préférait largement qu'on le salue d'un reniflement et un signe de tête hautain que d'une courbette sans valeur.
QingMing respectait l'opposition si elle était franche.

"- Merci à tous d'être là pour nous saluer. Je vois que le Domaine resplendit comme rarement ! Vous avez tous fait un travail formidable."

Boya pouvait presque sentit la satisfaction de la Maison elle-même d'être toute belle et toute pimpante.

QingMing fit signe à tout le monde de se relever.

MiChong fut la première à trotter vers eux. Elle s'inclina une fois de plus devant son maître en lui souriant, puis devant Boya qui resta quand même sur la défensive. Ils ne s'étaient pas vraiment séparés en bon terme.

"- Seigneur Anbei, Anbei Furen, bienvenue à la maison."

"- Merci MiChong. Ça fait du bien de rentrer chez soi."

"- Je n'en doute pas. Un banquet nous attends pour ce soir, mais vous devriez allez tous vous rafraichir." Elle chasse gentiment chacun vers ses pénates.

Les gardes du jour accueillirent leurs collègues pour qu'ils prennent le temps de se reposer un peu avant de reprendre le collier le lendemain. L'unité au service de Boya regagna sa caserne et Boya raccompagna sa feifei lui-même à l'écurie.

QingMing se retrouva très vite tout seul avec juste MiChong.

"- Comment s'est passé votre voyage, QingMing ?"

"- Etrange je dirais. Et inattendu, surtout."

"- Boya Daren m'a l'air détendu."

"- Je crois que cette petite escapade lui a permis de beaucoup réfléchir."

"- Est-ce une bonne idée ?"

QingMing ne répondit pas mais souriait à sa servante.

"- Et toi ? Tu as l'air aussi plus calme."

"- Comme Anbei Furen, j'ai beaucoup réfléchis."

"- Est-ce positif ?"

"- Je le crois. Il est finalement agréable de savoir que ma charge de travail va être supportable."

"- MICHONG !" Se désola immédiatement QingMing. "Si tu as trop de travail, il fallait me le dire !" Il était consterné. La désolation qui fuita dans le lien être maître et shishen fit un peu plaisir à la petite démone papillon. "Si tu as besoin d'un second ou plus pour t'épauler, dis le !"

La jeune démon faillit répondre par la négative avant de réfléchir quelques instants. Avoir deux personnes en plus pour l'aider ne serait pas du luxe. Ça leur permettrait à toutes les trois d'avoir le temps de vivre un peu pour elles. Elle voulait avoir des chenilles et ce n'était pas en travaillant du soir au matin, même si elle aimait ça, qu'elle pourrait rencontrer quelqu'un.

"- Pourrais-je recruter deux personnes ?"

"- Je te laisse toute latitude de trouver les aides qu'il te faut, MiChong. Je veux juste leur parler avant qu'ils ne puissent mettre le nez dans mes petits secrets."

"- Bien sûr, Seigneur Anbei."

Elle s'inclina encore. Finalement, son éclat aurait eu davantage de bénéfices qu'autre chose. Restait à se faire pardonner par Boya Daren. Quelque chose lui soufflait que ce ne serait pas très compliqué.

Boya se laissa tomber sur sa terrasse.

Le banquet avait été festif, la nourriture excellente, la musique parfaite, la compagnie joyeuse et même les diplomates et invités s'étaient comportés avec la plus excellente éducation.
Tout le monde était soulagé que "Papa" soit rentré à la maison. Boya était même sûr que pas mal de gens étaient contents que "maman" soit rentré lui aussi. On était venu s'enquérir de lui plus qu'il ne l'avait imaginé. S'il avait encore les tempes bourdonnantes d'avoir retrouvé la "vue", il était touché que tout le monde soit à ce point heureux de le revoir. Ça lui faisait chaud au cœur.

Mais maintenant que la bringue était finie, que tout le monde était rentré dans ses appartements et que la nuit était tombé, il était seul pour la première fois depuis des jours.

Pendant des nuits, il avait dormit dans la chaleur du Seigneur Anbei.

Jamais Boya n'aurait imaginé qu'il soit aussi aisé de prendre une habitude comme celle d'avoir un renard-démon endormit sur son épaule. QingMing aimait qu'on le cajole. S'il aimait servir de roc inamovible à Boya lorsqu'il en avait besoin, la nuit c'était Boya qui servait de protecteur au sommeil de son Seigneur Démon. Plus d'une fois Boya s'était réveillé avec dans les bras un minuscule renard à neuf queue roulé en boule contre son ventre. Il n'y avait pas de question sur l'identité du démon bien sûr. Que le puissant Seigneur Démon se laisse aller à cette forme minuscule et fragile, de la taille d'un renard blanc normal, pour être protégé dans les bras de sa Furen avait touché quelque chose dans le cœur meurtri de Boya.

Si QingMing était son chevalier protecteur de jour, il était le sien la nuit.

Après tout, il était normal que la nuit soit le royaume d'un aveugle, n'est-ce pas ?

Alors pour l'instant, Boya soupirait doucement, assit sur un coussin sur la terrasse de ses appartements.

Zhuque somnolait gentiment entre ses jambes croisées en lotus pour profiter des petits doigts musclés de Boya qui grattaient si parfaitement les plumes de son crâne.

A mesure qu'il se détendait, Boya laissait son qi chasser son mal de tête, entrainer les scories des deux dernières semaines dans ses méridiens pour les nettoyer, puis seulement alors, ouvrit son troisième œil.
Comme toujours la beauté du Domaine sous son regard si particulier lui coupa le souffle. La chance qui était la sienne d'être ici était incroyable. Il la reconnaissait à sa juste valeur.

Et il était… heureux. Vraiment heureux. C'était son chez lui.
Ce ciel si différent, ces odeurs qui l'avaient paniqué en arrivant, ce qi démoniaque perpétuel qui l'avait terrorisé au début était à présent une caresse qui lui avait affreusement manqué.

C'était sans doute la différence la plus fragrante entre le monde des humains et celui de démons. Le monde des humains était stable, plat, solide et sans saveur.

Celui des démons était plus piquant, plus brutal, plus agressif, infiniment plus chaud et plus… Vivant.
C'était comme comparer un bol de riz blanc avec un œuf et un riz au curry très épicé.

Les deux avaient des avantages et des inconvénients mais seul le riz au curry vous mettait le feu aux joues et la langue en ébullition.

Boya réalisait qu'il adorait furieusement la brulure des épices.

Et s'il aimait la brulure des épices, il avait froid sans les queues de son QingMing pour se réchauffer.

Un gros soupir lui échappa.

Boya tira sa flute de sa ceinture pour jouer une petite complainte triste chargée de toute la solitude et de toute la langueur qui lui emplissait le cœur.

Il joua longtemps. Il joua jusqu'à ce que sa tristesse ait séchée dans son ventre et qu'il ne reste plus qu'un vague regret désolé que seul un renard solitaire pourrait satisfaire.

Il resta immobile à fixer le ciel un petit moment, jusqu'à ce qu'une nouvelle vague de solitude ne le submerge.

Il reprit sa flute pour jouer au monde à quel point son renard lui manquait. Si proche et si loin en même temps… C'était cruel.

De l'autre côté du lac, QingMing reposa sa grosse tête sur ses pattes avant. Il voulait rejoindre Boya. Il en mourrait d'envie. Tout en lui, de son instinct à sa raison en passant par ses désirs lui hurlait d'aller le rejoindre.

Pourtant, il résistait.

Il résistait parce que Boya avait besoin d'un peu de distance entre eux pour pouvoir faire le point sur ce qu'il y avait entre eux.

Pas plus que l'humain il n'arrivait à dormir. Sa musique lui donnait envie de pleurer. Ou de prendre son propre instrument pour jouer avec lui.

Il résista aux deux.

"- Maître ?"

Sha ShengShi vint se cacher sous les queues du renard, les larmes aux yeux.

"- Qu'est ce qui t'arrive ?"

"- Vous n'avez pas entendu ? Tout le Domaine doit pleurer à cause de sa musique." Le pauvre démon n'arrivait pas à retenir ses sanglots. L'Harmonie de Boya le forçait à ressentir sa peine et sa solitude qui ne faisaient que démultiplier sa propre tristesse de son veuvage.

Lorsque la musique hantée et entêtante monta à nouveau dans l'air, Sha ShengShi gémit, le cœur crevé. Comment QingMing ne pouvait-il pas en subir le contre-coup aussi fort que lui ? Parce qu'il était un Chorégraphe comme Boya, mais plus fort que lui. Ses propres talents le protégeaient quelque peu.
Sha ShengShi n'était qu'un Harmoniste débutant.

QingMing ouvrit soudain de grands yeux. Son shishen était protégé de la mélodie de Boya par la musique qui jouait dans ses veines autant que par son maître. Mais les autres habitants du Domaine n'avaient pas cette protection. Kuang HuaShi devait être fonctionnel, un peu. Mais le reste ?

"- Je vais aller le voir, d'accord ?"

"- Faites ce que vous voulez mais qu'il arrête !" Supplia le jeune démon qui pleurait à chaude larmes. Il n'avait plus pleuré autant pour son épouse depuis les premières semaines.

Le renard s'extirpa gentiment des doigts de son shishen.

Il bondit sur le toit de ses appartements puis de toit en toit jusqu'à la terrasse de Boya qui jouait toute sa peine avec abandon. Il ne jouait pas que l'absence de QingMing. Elle n'avait été qu'une porte ouverte à ce qu'il avait dans le cœur. Il jouait aussi les trahisons subies, les frères qu'il avait perdu, la peur, la douleur, les angoisses, les espoirs et l'acceptation. Il jouait les deux dernières années de sa vie sans se soucier une seule seconde de qui pourrait l'entendre.

La musique s'interrompit soudain lorsque des queues épaisses s'enroulèrent autour de lui.

"- Boya, vous noyez totalement la Capitale de votre Harmonie. Même Zhuque la subit."

Le phénix pleurait comme jamais un oiseau de feu n'avait pleuré. Il pleurait ses femelles, ses poussins, une liberté enfuie et un monde qui avait disparu depuis des millénaires. Il pleurait un monde plus simple et plus sauvage, plus cruel et plus libre. C'était une souffrance douce-amère qui pourtant lui faisait du bien même si elle le mettait à terre.

Boya se figea.

"- Ho… je suis désolé."

"- Vous ne parvenez pas à dormir ?"

Le pauvre humain se sentit rougir.

"- Non. Pas vraiment."

"- Moi non plus." Avoua QingMing. "Je me suis habitué à dormir dans les bras de ma Furen"

Boya lui donna une petite tape sur le torse. Il s'était coulé dans les bras du renard avec plaisir. C'était là qu'était sa place.

"- Je me suis habitué à dormir avec mon renard dans les bras." Souffla si bas Boya que QingMing ne l'aurait pas entendu s'il n'avait pas les oreilles qu'il avait.

Ils restèrent immobiles un long moment. C'était à Boya de décider.

Le chasseur finit par trouver son courage quelque part. Sans doute caché très loin dans ses chaussettes si sa difficulté à le trouver était signifiant.

"- … Voulez-vous rester avec moi ce soir ? L'air se rafraichit."

Les neufs queues du renard s'agitèrent très fort.

"- Vous êtes sur ?"

"- S'il vous plait. Je dois même avoir une robe de nuit qui vous ira." Pas question qu'il retourne chez lui. Boya ne voulait pas risquer qu'il ne revienne pas.

QingMing se laissa trainer à l'intérieur, un large sourire aux lèvres.

Sans grande surprise, les robes de Boya étaient trop étroites pour QingMing. Heureusement, le pantalon, s'il était court, passait tout juste ses hanches un peu larges.

Le renard démon lâcha un énorme soupir de contentement béat lorsqu'il posa sa joue sur le torse musclé de Boya. Le chasseur avait un peu perdu du muscle dans les premiers mois de sa nouvelle vie. A changer de routine, ses muscles s'étaient modifiés. Son torse était plus large mais plus moelleux. Ses abdominaux étaient encore plus durs qu'avant. Ses bras avaient pris un peu de muscle mais ses cuisses avaient perdu. QingMing avait juste envie de le gaver pour qu'il s'épaississe un peu. Son compagnon ne pouvait pas être anémique. C'était le renard qui parlait bien sûr. L'animal en lui voyait le manque de gras sur les muscles de Boya comme un risque pour sa santé et celle de leurs futurs petits.

QingMing se raidit soudain dans les bras de Boya qui dormait déjà. Leurs petits. Lui qui hésitait encore à cause justement de la charge émotionnelle qui se développait entre eux, avait pris sa décision sans le savoir.

Le renard démon enfouit son nez contre le ventre de Boya. Il sentait bon. Tellement bon.

Le sommeil ne fut pas long à venir maintenant qu'il était à sa place dans les bras de son compagnon.

La rumeur avait couru très vite après avoir vu le Seigneur Anbei sortir au matin des appartements de sa Furen. Tout le monde espérait que leur Seigneur allait avoir enfin des petits.

Plus d'un était heureux que la petite escapade du couple l'ait encore plus rapproché. Et plus d'un commençait à anticiper le décès de leur Furen. Bien qu'il soit un cultivateur, il n'était qu'un humain. Leur Seigneur était un très vieux démon, leur Furen un très jeune humain. Il lui restait quoi ? cinquante ans s'il n'était qu'un simple humain ? le triple parce qu'il était un cultivateur ? Ce n'était clairement pas assez. Non, il fallait qu'il devienne un démon ou un esprit. Comme eux. Et pour ça, il y avait des méthodes sure.

Ils ne savaient pas que Zhuque était déjà sur le projet. Ce n'était pas pour rien qu'il l'avait choisi comme son maître. Non, Boya était son poussin. Il était né de la dévotion de sa mère pour l'Oiseau Vermillion et du Sang Impérial. Personne ne savait que la mère de Boya avait été la dernière de ses prêtresses. A part peut-être ceux qui avaient payé pour sa mort. Une fois de plus, tout pointait vers JingYun. Il était juste triste que Zhuque n'ait aucune preuve. Boya était son humain pour le temps qu'il le resterait avant de devenir le premier phénix libre né depuis des millénaires. Qu'il ait déjà trouvé quelqu'un avec qui passer son éternité était un bonus imprévu par Zhuque. Boya n'avait pas besoin de savoir pour l'instant que son shishen était davantage son père que l'humain qui l'avait engendré.

Zhuque se posa sur le toit de la Maison pour observer son maître qui commençait sa routine physique matinale par quelques étirement. Puisqu'il était occupé, il pouvait aller parler avec QingMing. Il lui avait promis une discussion depuis longtemps sans avoir jamais eu le temps d'aller plus loin. C'était le bon moment.

Zhuque entra dans le bureau de QingMing par la porte-fenêtre de la terrasse. Il se posa sur un meuble et attendit que le renard-démon soit seul pour sauter sur le bureau.

Le seigneur-démon posa immédiatement son pinceau, souffla sur le document qu'il écrivait pour le mettre de côté.

"- Que puis-je pour vous, Zhuque ?"

"- Il est plus que temps que je fasse mon travail de menace auprès du prétendant de mon maître, n'est-ce pas ?"

QingMing ne put retenir un frisson. Zhuque lui avait promis de le surveiller, oui. Et depuis des semaines, il faisait une cours aussi silencieuse qu'agressive auprès de Boya.

"- Je ne lui veux que du bien, Seigneur Zhuque."

"- Ho, je n'en doute pas. Mais que ferez-vous quand il ne sera plus là ? De ce que j'en sais, les roux s'apparient pour la saison mais les blancs s'apparient pour la vie."

QingMing resta silencieux. Il en avait parfaitement conscience.

"- Je pourrais faire de lui un renard." Murmura finalement QingMing.

Il en avait la force.

"- Et vous le rendriez probablement fou. Je n'arrive même pas à comprendre comment il peut vous tolérer si facilement après ce qui s'est passé dans son enfance."

QingMing non plus ne le comprenait pas. C'était pour ça que QingMing ne le lui aurait jamais proposé ni ne l'aurait fait. Zhuque le savait. Le puissant Seigneur Démon était assez cœur d'artichaud pour tout faire pour préserver Boya. Zhuque pouvait au moins lui reconnaitre ça.

"- S'il finit par accepter d'être officiellement mon partenaire, il profitera d'une vie plus longue à travers la mienne."

"- Mais jamais assez longue quand même."

Qu'est-ce que QingMing pouvait répondre à ça ? C'était une vérité après tout. Avoir Boya près de lui quelques siècles serait toujours mieux que de ne pas l'avoir du tout. Il se nourrirait de son souvenir et Boya vivrait encore avec leurs descendants.

"- Je pensais devoir vous menacer de ne pas lui faire de mal et voilà que vous êtes plus apprivoisé qu'un chiot de manchon." Soupira Zhuque, presque déçut. "Moi qui voulait une raison de vous voler dans les plumes. Vous me décevez, Anbei QingMing. Quel Seigneur Démon est aussi soumis à son épouse ?"

"- Probablement tous ?" ne put s'empêcher de sourire le vieux démon.

Zhuque ne put retenir un reniflement. C'était probablement vrai.

"- Boya est à moi, Anbei QingMing. Il est né pour moi, par ma volonté. Mais je n'ai rien contre le partager avec vous. Laissez-moi m'occuper de sa longévité et occupez-vous juste de l'aimer." Zhuque n'aurait jamais pu prévoir le chemin que prendrait la vie de Boya, juste qu'ils se retrouverait tous les deux, phénix et poussin, à un moment ou un autre.

Il n'avait aucun contrôle sur la vie de Boya. Il lui avait juste donné quelques avantages que Boya avait su utiliser. Boya n'était pas le premier après tout. Il était juste le seul à avoir survécut assez longtemps pour qu'ils se trouvent.

QingMing s'inclina profondément. Il se doutait bien que Zhuque ne pouvait pas être "juste" un shishen. On n'enchainait pas un Dieu-Gardien. Que Boya ait eut la force de le chasser était une preuve supplémentaire. Maintenant…

"- Me contenter de l'aimer et de prendre soin de lui est tout ce que je demande, Seigneur Zhuque."

"- Alors nous nous entendrons très bien tous les deux. Ho ! Et il songe à appeler à lui un second shishen. C'est une excellente idée."

Traduction : "Sois utile la boule de poils et encourage le à le faire."

"- Message reçu. Avez-vous d'autres ordres pour moi, Seigneur Zhuque ?" Les lèvres de QingMing frémissaient d'amusement malgré tout.

Zhuque sauta sur ses genoux.

"- Oui. Gratouille moi, renard."

Le puissant Seigneur Anbei obéit bien volontiers au digne Dieu-Gardien.