La douleur était atroce. J'avais l'impression d'être sciée en deux, écartelée, transpercée par des milliers d'épées, jetée dans du métal en fusion - tout cela simultanément.

Je ne comprenais pas ce qu'il m'arrivait. J'étais déroutée. Comment pouvais-je souffrir autant ?

J'étais arrivée en enfer. Seul l'Enfer pouvait être si douloureux. Je ne comprenais pas. Qu'avais-je donc fait pour mériter une telle souffrance ? J'avais toujours été bonne. J'avais toujours fait de mon mieux. J'avais porté assistance aux nécessiteux dès que possible. Je n'avais pas péché. Je n'avais cédé ni à la luxure, ni à l'avarice, ni au mensonge.

Les ténèbres s'étaient installées. Rien ne semblait réel. Je n'existais plus. Paradoxalement, je n'avais jamais ressenti autant.

La chaleur qui me parcourait continuait à gagner en intensité. Toujours plus chaud. Trop chaud. Brûlant. Ma réaction instinctive avait été de m'éloigner de cette incandescence, comme je l'aurais fait si j'avais accidentellement touché un métal que mon père travaillait. Cela m'était arrivé une fois, quand j'étais enfant. Sauf qu'il n'y avait rien de quoi m'éloigner. La brûlure était en moi. Elle avait augmenté, encore et encore, jusqu'à surpasser tout ce que j'avais pu ressentir un jour.

J'avais envie de soulever les bras, de lacérer mon torse et de m'arracher le cœur - tout plutôt que cette torture. Incapable de me contrôler face à cette douleur, je me grattai frénétiquement le torse. Je griffai de toutes mes forces, cherchant à stopper le feu. J'étais prête à tout pour que cette souffrance s'arrête.

Alors j'avais hurlé. J'avais supplié. Supplié que quelqu'un arrête cette souffrance. Personne ne vint à mon secours. Alors j'avais pleuré.

Le temps n'existait plus. Il n'avait plus ni début ni fin. Une souffrance interminable. Les flammes se répandaient dans mon corps, mes épaules, mon estomac, mes jambes, mes bras, embrasaient ma gorge, léchaient mon visage, en provoquant une douleur inouïe.

Je sentais vaguement une présence à mes côtés. Des mains froides qui caressaient mon visage, mes cheveux. Des bras froids qui m'enlaçaient. Cette présence répétait des paroles qui se voulaient rassurantes. Tout allait bien aller. La douleur serait bientôt finie. J'allais être plus merveilleuse que jamais. Je comprendrais tout. Elle me demandait pardon. Pardon de m'infliger tant de souffrances.

Une éternité plus tard, la souffrance se modifia. Pour l'aspect positif des choses, elle commença à se retirer de mes extrémités. En revanche, l'incendie de mon cœur avait redoublé de vigueur. Comment était-ce possible ? Mon cœur avait accéléré pour atteindre une vitesse frénétique. Le feu explosa à l'intérieur de mon torse.

En moi, la bataille devint enragée, entre mon cœur et l'incendie. L'un comme l'autre perdaient. Les flammes étaient condamnées, ayant déjà consumé tout ce qui était combustible ; mon cœur galopait à toute vitesse. Puis il tressauta à deux reprises puis, moins fort, une dernière fois. Il n'y avait plus de bruit. Plus un souffle. Pas même le mien. Durant un moment, je ne compris qu'une chose - la disparition de la souffrance.

Alors, j'ouvris les yeux.


J'identifiai immédiatement que je me trouvais dans une forêt. J'étais allongée sur le sol au milieu des arbres.

Tout était si clair. Affûté. Défini. Je pouvais distinguer chaque feuille de chaque arbre. Chaque rainure de chaque feuille. Chaque rainure de chaque arbre. Je pouvais voir les fourmis et autres insectes qui se baladaient sur les feuilles ou les branches.

Je réalisai alors que je pouvais entendre les mouvements des insectes qui se déplaçaient. Le bruissement de leurs membres se mouvant contre les feuilles.

Sous le choc, j'inspirai brutalement. Ce geste me sembla bizarre. Après réflexion, je compris pourquoi : je n'en éprouvai aucun soulagement. Je n'avais pas besoin d'air. Mon corps ne l'attendait pas. Confuse, je fronçai les sourcils. Comment était-il possible que je ne ressente pas le besoin de respirer ?

Je pris soudainement conscience d'une brûlure dans ma gorge. La brûlure se transforma immédiatement en obsession ; plus j'y pensais, plus elle s'intensifiait. Je portai ma main à ma gorge, comme si j'étais en mesure d'en apaiser le feu de l'extérieur. Ma peau me parut étrange, sous mes doigts. Si lisse qu'elle en était douce, bien que dure comme la pierre.

- Bonjour Tanya, dit doucement une voix harmonieuse.

Je sautai immédiatement sur mes pieds, prête à affronter le danger. Le danger ? Une partie de moi s'étonna de cette réflexion. Cependant, l'autre partie – la plus forte – me poussa à contracter mes muscles et me mettre en position d'attaque. Un grondement se fit entendre, et je remarquai que ma poitrine semblait vibrer. Très vite, je compris que le grondement venait de mon propre corps.

Je posai les yeux sur la source de la voix. Une femme d'une beauté inouïe. Je remarquai immédiatement ses yeux rouges. Ces yeux me donnaient une impression de déjà-vu. Je ne m'y attardais pas cependant, la brûlure dans ma gorge se rappelant à moi. Instinctivement, je mis mes sens en alerte et localisai rapidement un son particulier. Je me lançai alors à toute vitesse vers la source de ce bruit, la rejoignant en quelques instants. N'écoutant que mon instinct, je me jetai sur ma proie et enfonçait mes dents dans son corps. Cela soulagea immédiatement la douleur causée par la brûlure de ma gorge.

Après un temps indéfini, je me sentis repue et je repris peu à peu conscience de mon environnement. Je regardai autour de moi et découvris une scène horrible. Des dizaines de personnes à terre au milieu d'un champ, toutes mortes. Des soldats. Au milieu des cadavres, la même femme blonde qui m'avait saluée un peu plus tôt. Je me préparai à l'attaquer. Un nouveau grondement monta dans ma poitrine.

La femme baissa les yeux au sol et pencha légèrement la tête sur le côté, m'exposant son cou. Je compris immédiatement qu'elle se soumettait à moi. Le grondement s'atténua. Son geste m'avait apaisée. Je ne ressentais plus le besoin de la détruire.

- Tanya ! appela-t-elle.

Le nom me parût familier. Je fronçai les sourcils.

- Je sais que tu es perdue, que tu ne comprends pas ce qu'il t'arrive. Laisse-moi t'expliquer, s'il te plait.

Je restai sur mes gardes quelques instants de plus, avant de finalement me détendre légèrement.

- Explique-moi ! aboyai-je sur un ton plus agressif que prévu.

Je fus surprise par ma propre voix. Je ne parvenais pas à me souvenir d'avoir eu une telle voix par le passé. Je n'avais pas de mots pour la décrire.

- Tout d'abord, de quoi te souviens-tu ? demanda la femme.

La douleur. Ce fut ma première pensée. Ensuite, la beauté de la forêt. La brûlure de ma gorge. Le son attirant. Le soulagement de la brûlure de ma gorge. Enfin, l'apparition de cette femme.

- La douleur, répondis-je.

- Et avant ça ?

Je fronçai les sourcils. J'essayais de me souvenir de ce qui avait existé avant la douleur, sans succès. J'avais l'impression que mes souvenirs étaient à portée de main, mais que je n'arrivais pas à les attraper. Comme s'ils essayaient de s'échapper. Je fronçai davantage les sourcils, irritée. Au prix d'une concentration intense, j'attrapais enfin de vagues souvenirs.

J'inspirai pour pouvoir parler et me rendis compte que je n'avais pas respiré depuis cette inspiration juste après mon « réveil ».

- Je rentrais d'une livraison. J'ai été attaquée.

- C'était moi, confessa-t-elle de but en blanc.

- Pourquoi ? demandai-je, désorientée.

- J'avais besoin de compagnie. La solitude commençait à réellement me peser.

Encore une fois, je fronçai les sourcils. Je ne comprenais pas ce qu'elle voulait dire. En quoi la souffrance qu'elle m'avait causée allait-elle l'aider à combattre la solitude ?

- Pour faire simple, je suis une vampire. Et je t'ai transformée en vampire aussi.

Je le regardai avec des yeux ronds, incrédule.

- Pardon ?

Je savais pourtant que j'avais bien entendu.

- Regarde-toi. Regarde autour de toi. Tu comprendras vite que tu es différente.

Je détournai alors mon regard d'elle, scrutant les alentours. Horrifiée, je découvris alors ce que je compris être un champ de bataille. Des dizaines de cadavres. Je les avais remarqués avant, sans réellement enregistrer l'information. Je levai légèrement mes bras pour les inspecter. La première chose que je vis, ce fût le sang. Un coup d'œil sur le reste de mon corps m'apprit que j'étais couverte de sang. Pourtant, je n'avais mal nulle part. Je compris alors que le sang n'était pas le mien, mais celui des dizaines de cadavres qui m'entouraient. Avais-je réellement tué tous ces gens ?

- Je vois que tu as compris, reprit la femme. Tu es maintenant une vampire. Tu vas te nourrir de sang humain. N'aie pas peur, c'est dans l'ordre des choses.

Etonnement, je n'avais pas peur. Rationnellement, je savais que ce que j'avais fait était horrible, mais je l'acceptai sans problème.

- Continue ! intimai-je.

Elle me conta alors son histoire. Sasha. Elle s'appelait Sasha. Elle avait été transformée en vampire il y a une trentaine d'années. Après tant d'années de solitude, je pouvais comprendre qu'elle ait besoin de compagnie. Elle m'expliqua les raisons de son choix. Elle m'avait transformée car je faisais partie de sa famille. Quand bien même je n'étais pas encore née qu'elle était déjà une vampire, nous partagions un certain lien. Je lui rappelais sa sœur – ma grand-mère.

Elle m'indiqua ensuite qu'elle m'expliquerait tout ce qu'elle pourrait sur ma nouvelle condition. Il lui fallu un certain temps pour tout m'expliquer. Je ne saurais pas dire combien de temps exactement, mais le soleil s'était couché lorsqu'elle eu terminé. Environ une demi-journée était passée depuis mon « réveil ».

Sasha me proposa d'aller nous installer dans la forêt. Je réalisai alors que nous étions restées debout au milieu du champ tout le temps de ses explications. Je jetai un coup d'œil aux cadavres nous entourant, et la brûlure dans ma gorge revint. Les sens en alerte, je me concentrai pour trouver une autre source de nourriture. Rapidement, je m'élançai, traversant le champ, puis la forêt. Je tombai sur un groupe d'hommes qui s'installaient dans une clairière. Instinctivement, je me jetai sur eux. Je fus si rapide que le premier homme tomba au sol avant que les autres n'aient le temps de réagir.

Une fois le dernier homme mort, la douleur dans ma gorge fut soulagée. Je repris peu à peu mes esprits, horrifiée par mes actes. Venais-je réellement de tuer tous ces hommes ?

- Tu t'y habitueras, lança Sasha.

Je sursautai et un grondement monta instantanément dans ma poitrine, avant que je ne réalise la situation. Je réussis à me calmer.

- Suis-moi.

Après ces paroles, Sasha partit en courant dans les bois. Comment étais-je censée la suivre si je ne pouvais pas la voir ?

- Utilise ton flair, entendis-je alors.

Intriguée, je pris une grande inspiration – je n'en avais pas pris beaucoup depuis mon réveil. A travers l'air, je goûtai l'atmosphère de la forêt. L'odeur des arbres, des feuilles, des plantes. L'odeur des animaux de la forêt. J'inspirai une seconde fois, repérant finalement une odeur qui n'appartenait pas à la forêt. J'en déduis que c'était celle de Sasha. Je repérai alors la direction dans laquelle elle s'en était allée et me mit à courir. Je m'arrêtai plusieurs fois pour vérifier que j'étais toujours sur la piste de Sasha. Bientôt, le sol devint irrégulier et pentu. Je montai sans effort.

Je retrouvai finalement Sasha assise sur un grand rocher, admirant la vue qui s'offrait à elle. Je m'assis à côté d'elle. La vue était en effet remarquable. Je surplombai une vallée d'herbe.

- Nous sommes sur une montagne, m'informa Sasha d'une voix douce.

Le mot me parut familier. Je l'avais déjà entendu quelque part, mais il ne faisait certainement pas partie de mon quotidien. Je n'avais jamais vu de montagne auparavant, et encore moins grimpé au sommet d'une. Enfin, pas tout à fait le sommet, mais nous étions déjà à une belle hauteur.

Je contemplai le paysage bien longtemps après que le soleil ne soit couché. L'absence de luminosité changeait les couleurs, mais je voyais aussi bien qu'en pleine journée. Sasha interrompit ma contemplation, avant de se lever et de partir.

- Regarde le ciel.

J'obéis. J'en restai coite. Il m'était parfois arrivé de regarder les étoiles, mais cela avait été rare. Il était rare que je ne puisse pas dormir, étant très souvent fatiguée de mes journées. Cependant, rien ne pouvait égaler la vue que j'avais désormais. Je n'avais pas de mots pour décrire la beauté du ciel étoilé. C'était tout simplement splendide.

Petit à petit, les réflexions que j'avais enfoui dans la journée me revinrent. Ainsi, j'étais devenue une vampire. Cette réalité fut difficile à accepter, mais je devais me rendre à l'évidence au vu des preuves qui s'accumulaient devant mes yeux. La tristesse s'empara de moi. Reverrai-je un jour ma famille ? Sans doute pas. D'après Sasha, j'étais trop dangereuse. Je risquais de les tuer sans même m'en rendre compte. Je fus forcée d'admettre qu'elle avait raison. Après tout, j'avais tué déjà plusieurs dizaines de personnes depuis mon réveil. Sasha m'avait cependant assuré que ma « soif » de sang diminuerait et que j'apprendrais à me contrôler. J'en fus soulagée. Même si je comprenais que je n'étais désormais plus humaine et que les humains étaient seulement de la nourriture, j'éprouvais une certaine culpabilité à les tuer. Ils avaient probablement une famille, des proches qui attendaient leur retour. Je ne voulais pas briser de famille. La mienne devait déjà souffrir de ma disparition. Je ressentis une soudaine envie de pleurer à l'idée que je ne les reverrai jamais et que je n'avais même pas pu leur dire au revoir. Qu'allaient-ils devenir sans moi ? J'essayais de graver leurs visages et leurs voix dans ma mémoire. La tâche fut plus difficile que prévu. Mes souvenirs semblaient m'échapper. Je savais que j'avais une famille, mais il m'était impossible de me souvenir précisément de leurs visages. Malgré mon envie de pleurer, mes yeux restaient secs.

Je fus sortie de mes réflexions par un rayon de soleil. Je ne m'étais même pas rendue compte que le jour s'était levé. Le spectacle offert par mon corps au soleil était choquant. Ma peau désormais pâle flamboyait littéralement, comme si des millions de minuscules diamants y avaient été incrustés. Je contemplai ce spectacle jusqu'à que le soleil disparaisse derrière l'horizon.

Je restais allongée sur le rocher pendant plusieurs jours, admirant tantôt le ciel étoilé, tantôt ma peau au soleil. Finalement, après de nombreuses réflexions, je me résolus à accepter ma nouvelle vie.

La brûlure dans ma gorge se rappela à moi, aussi me levai-je d'un bond pour me mettre en quête de mon nouveau repas. Encore une fois, je trouvai un groupe d'hommes. Une fois le dernier vidé de son sang, je relâchai son corps et regardai autour de moi.

Sasha se tenait assise sur un tronc d'arbre couché, comme si elle avait été là tout ce temps. Elle me sourit. Ses dents reflétèrent la lumière ambiante. Je discernais chacune des sept couleurs de l'arc-en-ciel, de même qu'une huitième, pour laquelle je n'avais pas de nom.

- Je vois que tu as accepté ta nouvelle condition, dit-elle joyeusement. Bienvenue dans l'immortalité !

Je lui souris en retour.