« Mademoiselle. » la saluèrent les gardes de la salle du trône, s'écartant pour la laisser passer.

« Bonjour, Sal'kan, Nibel'kan. » les salua-t-elle en retour.

Il était encore tôt, et la ruche commençait à peine à s'éveiller. Sans hésiter, Ilinka se dirigea vers le guéridon rangé dans un coin, garni d'un genre de samovar et de quelques tasses, se servit généreusement d'infusion amère et chaude, qu'elle adoucit considérablement d'un miel violine.

Le breuvage était destiné aux officiers humains avant tout, et Delleb n'avait pas manqué de lui donner son avis sur le sujet de la consommation d'aliments humains par les wraiths, mais ses schiitars n'étaient toujours que de vagues renflements dans ses paumes et, étant toujours soumise aux même impératifs alimentaires que ces derniers, Ilinka n'avait aucune pitié à aider son début de journée de cette petite « faiblesse ».

Sa tasse d'une chaleur réconfortante entre les mains, elle s'approcha de Kimay, occupée à frénétiquement taper sur son clavier.

« Je vous donne votre programme tout de suite, Mademoiselle. Un instant, je vous prie, j'ai quelques problèmes avec l'agenda. » s'excusa la femme, repoussant rageusement une mèche rebelle de son front.

« Prenez votre temps. Je ne suis pas pressée. » répondit-elle, bien trop ravie d'avoir une excuse pour ne rien faire pendant un petit moment.

S'éloignant de quelques pas pour ne pas donner l'impression à l'apprentie officier de lui souffler dans le cou, Ilinka observa la salle, déjà bruissante d'activité malgré l'heure matinale.

La moitié de l'équipe de nuit était encore là, confiant rapports et responsabilités à la première équipe de jour.

Ni Delleb, ni Rosanna, ni Jû'reyn n'étaient encore présents. Seul le commandant Zil'reyn, une tablette à la main et une autre coincée sous le bras, s'affairait déjà.
« Ah ! Princesse, j'ai votre programme ! » s'écria Kimay, agitant le bras dans sa direction.

Geste qui lui valut une réaction immédiate de son maître, un wraith à l'air perpétuellement débordé, assis à la console voisine, qui lui colla une solide taloche derrière la tête.

« Ne hurle pas à travers toute la pièce ! Lève-toi, et va chercher la princesse, ce n'est pas à elle de venir à toi. » siffla-t-il, la poussant hors de son siège.
Elle obéit, bondissant à sa rencontre, seulement pour se frapper le front du plat de la main, et courir récupérer une tablette à son poste afin de pouvoir effectivement lui montrer ledit agenda.

« Veuillez me pardonner, princesse. Voici vos horaires du jour. » s'excusa la jeune femme, lui tendant l'engin avec une petite courbette respectueuse.

« Merci. » répondit-elle en la prenant.

Décidément, elle n'arrivait pas à se faire à cette habitude de ne pas remercier les services rendus.

« Avec plaisir, Mademoiselle. » salua Kimay, restant au garde à vous devant elle pendant qu'elle lisait.

Sa journée allait commencer par un cours de protocole avec maître Zunnlyn. Elle soupira. Difficile d'imaginer pire moyen de débuter le programme. Ensuite, elle devrait assister à plusieurs réunions sur lesquelles, à n'en pas douter, Jû'reyn ou Zil'reyn l'interrogeraient plus tard.
Après son repas de midi, une mystérieuse leçon l'attendait, puis sa soirée était toute entière réservée à un cours privé avec la grande régente. Une fois encore, elle ne se coucherait pas tôt.
Son horaire en tête, elle rendit la tablette à Kimay et, achevant d'un trait son infusion, se dirigea vers la petite pièce qui, deux ponts plus bas, lui servait de salle de classe privée.
Arriver en retard ne lui apporterait rien d'agréable.

.

Debout depuis longtemps déjà, ses exercices matinaux effectués et son déjeuner pris, Rory attendait l'arrivée de son maître en prenant un peu d'avance dans ses corvées du jour.

Des rapports et communications à destination du commandant Jû'reyn étaient arrivés pendant la nuit. C'était son rôle de les classer par ordre de priorité, afin que ce dernier ne perde pas de temps sur des détails de moindre importance.

Il achevait son tri, et s'apprêtait à commencer la numérisation d'une pile d'archives du conseil d'Estain, lorsque la porte s'ouvrit sur le commandant. Bondissant sur ses pieds, il s'inclina devant ce dernier, lui tendant la tablette avec les messages qu'il venait d'organiser.

Avec seulement un vague grondement et pas un regard pour lui, Jû'reyn prit la machine et partit s'installer à son bureau.

Rory attendit qu'il ait terminé sa lecture en retournant à ses scans, et dès que le commandant leva le nez de son écran, il se racla la gorge.

« Mmmh ? »

« Monseigneur, j'ai une requête à vous soumettre. »

« Voyez-vous cela. Que veux-tu ? »

« J'ai appris que l'Ismar'ra est apponté pour la journée, et qu'il est prévu que la princesse Ilinka le visite. J'aimerais me joindre à elle, si vous me le permettez, mon commandant. »
« Mmmh... Si tu crois qu'aller jouer les mignons auprès de la princesse te garantira davantage un poste de commandant qu'un travail acharné, tu te trompes, jeune mâle. » persifla Jû'reyn.

Rory aurait menti en disant qu'il ne se réjouissait pas de passer quelques heures avec son amie, mais le commandant ne pouvait pas se tromper davantage !

« Pardonnez-moi, maître, mais vous vous méprenez. L'Ismar'ra est le croiseur léger lanthien le plus intact de la flotte. Presque deux tiers de ses pièces sont d'origines. Je connais très mal cette technologie. Me familiariser avec son fonctionnement me paraît essentiel à sa compréhension, et donc à un meilleur usage, plus rationnel, de cette dernière. » débita-t-il avec soin, ses arguments préparés de longue date.

Le commandant réfléchit un moment.

« Tu as raison : un commandant doit connaître les outils à sa disposition. Je n'ai pas suivi le chantier de rénovation de l'Ismar'ra. Va donc le visiter, et reviens me faire un rapport complet sur son état, ses améliorations, ses capacités et – surtout – ses usages possibles. »
Ravalant le sentiment de victoire qui l'étreignait, Rorkalym s'inclina.

« A vos ordres, monseigneur. »

Inutile de préciser au commandant qu'il n'avait nul besoin de se renseigner sur l'état des vaisseaux de la flotte. Cela n'était pas de son ressort, mais de celui de Delleb et Zil'reyn. Lui n'était responsable que et uniquement de la ruche, et des petits vaisseaux y étant rattachés.
Il s'agissait là du genre de détail que Jû'reyn haïssait se faire rappeler. Le commandant étant aussi orgueilleux que rancunier, Rory avait vite appris à le caresser dans le sens du poil, et à ne pas lui signaler quand il dépassait ses prérogatives de commandant de ruche.

.

Un genou à terre, la crosse de l'arme bien calée contre son épaule, Zen'kan visa et, appuyant sur la gâchette, pulvérisa la cible de papier qui le défiait de l'autre côté du pas de tir.

En quelques assourdissantes secondes, le chargeur de sa mitraillette fut vide et, se redressant, il céda sa place à un de ses camarades, et son arme et ses Pamirs à un autre – afin que chacun puisse faire un second tour avec un des cinq fusils-mitrailleurs à leur disposition.
Ce fut non sans satisfaction que Zen constata qu'il n'était (et de loin) pas le plus mauvais tireur. Ses aînés étaient d'habiles fusiliers avec des armes
wraiths, sans recul ni impact. S'ils visaient tous sans exception mieux que lui, beaucoup peinaient à stabiliser leur tir et, loin de former une pluie d'impacts, leurs essais dessinaient d'erratiques traînées sur les cibles.

Lorsque tous eurent fait leur second tour, ils s'alignèrent en rang d'oignons, leurs cibles respectives en main, et Milena, la démarche martiale, passa dans les rangs en commentant à haute et claire voix leurs résultats.

« Tout à l'heure, je vous disait de bien caler votre crosse contre le gras de votre épaule, et pas sur l'os. Vous, montrez à tous votre cible. Messieurs, voici ce qu'il se passe quand on cale son arme au mauvais endroit. Non seulement ça fait mal, mais en plus, l'arme dévie... » annonça-t-elle, alors que son voisin de rangée, Belle-gueule, vert de honte, levait sa cible bien haut afin que tous puissent voir la ligne en pointillé partant d'à peu près le centre et dérivant rapidement jusqu'à sortir totalement de la feuille. Même pas la moitié de la rafale avait touché la cible.

« Vous pouvez baisser votre cible. Suivant, levez la votre. »

Il obéit, brandissant l'espèce de demi-feuille au bord dentelé.

« Et voilà le genre de résultat que j'attends. Même si toutes les balles ne sont pas dans le mille, il est absolument impossible que la cible ait survécu à ça, quelle que soit sa race. Une rafale d'arme automatique, ça a deux principaux usages : soit vous arrosez une zone pour forcer vos ennemis à se mettre ou à rester à couvert, soit vous voulez anéantir lesdits ennemis vite fait, bien fait. Si vous voulez incapaciter ou momentanément neutraliser votre adversaire, c'est pas la bonne arme. Et s'il vous faut plus de cent balles pour seulement incapaciter votre ennemi, c'est que vous ne devriez même pas avoir le droit d'approcher un flingue à moins de trois pas. Compris ? »
Un acquiescement global lui répondit.

« Bien. Je vais vous mettre en équipes de quatre pour un relais de tir au coup par coup. La première équipe qui a mis cent balles dans la cible l'emportera. Les derniers pourront aller me faire des pompes – chargées. Je passe devant vous. Votre numéro est celui de votre équipe. Un, deux, trois, quatre, cinq... »

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Vers midi trente, comme d'habitude, un serviteur s'était glissé dans le bureau de Jû'reyn pour apporter à Rory son repas – un grand bol de sécrétion de ruche et, ô raffinement, un genre de fruit brun et fibreux au goût fade –, puis, sa tâche en cours terminée, le jeune wraith s'était levé, et avait poliment demandé l'autorisation de quitter son poste pour rejoindre l'Ismar'ra.

Le commandant la lui avait donnée d'un geste sec, trop occupé à comparer deux registres qui ne coïncidaient pas tout à fait afin de résoudre le problème – avant que Rosanna ne le découvre.

Rory ne s'était pas fait prier et, dix minutes de marche rapide et un téléporteur plus tard, il arrivait au sas d'amarrage numéro six, sur le flanc arrière de la ruche.

Le croiseur ne s'était bien sûr pas juste amarré pour leur être présenté, et l'aire de chargement jouxtant le sas bruissait d'activité.
Depuis qu'il était entré au service de Jû'reyn quelques semaines plus tôt, Rory travaillait littéralement juste à côté de la salle du trône, dans laquelle Ilinka passait une part non négligeable de ses journées. Mais ils n'avaient fait que se croiser de loin à une ou deux reprises, ne pouvant guère faire plus que s'échanger un geste du menton, l'Esprit même leur étant défendu, l'ombre omnipotente et omniprésente de Delleb leur interdisant tout intimité télépathique.

Mais aujourd'hui, les choses étaient différentes. Lui n'avait aucun chaperon et, vêtue d'une robe incongrûment sombre pour elle, Ilinka – qui attendait non loin du sas – était seulement accompagnée d'un ingénieur (qu'il avait vu si souvent aux abord de la salle du trône qu'il avait fini par le considérer comme un genre de conseiller technique).
Ils ne seraient pas seuls, et seraient surveillés, mais infiniment moins que d'habitude. Néanmoins, aucun doute qu'une entorse trop sévère au protocole serait immanquablement reportée à leurs mentors respectifs.

C'est pourquoi, optant pour la prudence, malgré sa joie de revoir son amie, il s'était contenté d'un salut respectueux accompagné d'une courbette – qu'il n'eut pas le temps d'exécuter.
Ilinka, visiblement bien moins soucieuse que lui d'un quelconque protocole, lui avait littéralement sauté au cou et, trébuchant un peu, il fut obligé de la serrer contre lui pour ne pas basculer en avant. Elle s'accrochait à lui de toutes ses forces et, le visage enfoui au creux de son cou, irradiait un bonheur et un soulagement qui lui faisait mal. Physiquement mal.
Il lui rendit son étreinte, heureux de sentir son odeur, inchangée malgré tout, ce parfum sucré, doux et vivant qui lui rappelait les champs de fleurs sauvages autour de la réserve, et les innombrables heures qu'ils avaient passées à y chasser les papillons.
C'était bon de la voir, de la toucher, de sentir son esprit contre le sien comme ils n'avaient plus pu l'être depuis une éternité. C'était bon de la revoir, mais ça faisait mal. Il se sentait empli d'une colère impuissante et qui, faute de cible, lui donnait l'impression qu'un fauve emprisonné dans sa chair se faisait les griffes sur sa peau.

Jamais, jamais Ilinka n'aurait du être si heureuse de le revoir. Pas comme ça ! Pas de cette joie désemparée de chiot abandonné ! Elle se sentait si seule, si perdue, si désespérée... Un goût amer lui monta en bouche. Non seulement, il avait abandonné Zen'kan aux profondeurs de la ruche, se disant qu'il irait bien, plus fort et plus endurant que lui – mais il avait aussi abandonné Ilinka.
Ils étaient ses cadets, et il les avait abandonnés. Trop occupé à minimiser sa propre misère pour ne serait-ce que réellement songer à la leur.

Il s'était bercé de douces illusions. Zen'kan était un guerrier, c'était donc moins dur pour lui. Ilinka était une princesse. Comme si de jolis vêtements et un bon lit allait rendre son apprentissage moins dur !

Il s'en voulait, et promit de faire mieux à l'avenir, mais pour l'heure, et bien qu'il n'en ait aucune envie, il détacha délicatement son amie de son cou. Le chaperon de cette dernière le fusillait de regard, et la visite allait commencer.

.

La journée avait été bonne. Milena l'avait félicité publiquement pour ses tirs, il avait vaincu Coup-de-pied en combat singulier pendant l'entraînement au corps-à-corps de l'après-midi, et dans moins de vingt minutes, ce serait son tour de recevoir un don d'énergie vitale.

Les maîtres du couvain supervisaient strictement leur alimentation. Suffisamment, mais jamais vraiment assez. Ils ne pouvaient pas escompter se sentir rassasiés plus de quelques heures.
Pour ses aînés, c'était plus facile. La faim était une compagne fidèle, qu'ils avaient semble-t-il toujours connue. Lui peinait plus à l'ignorer. Cette faim, qui non seulement faisait se tordre son estomac vide depuis des semaines, mais le brûlait de l'intérieur, obnubilant ses pensées et parasitant ses gestes.

Mais cette torture prendrait bientôt momentanément fin.
« Zen'kan, je te dérange ? »

La question télépathique le prit de court.
« Lili ! Non, pas du tout ! » répondit-il avec une joie non dissimulée.

Il ne l'avait pas revue depuis leur arrivée sur Oumana, une éternité plus tôt, et leurs contacts télépathiques avaient été plus que sporadiques.
« Comment vas-tu ? » s'enquit-elle.
« Super bien, et toi ? »

Quelqu'un d'autre lui aurait-il posé la même question une minute plus tôt, et sa réponse aurait été toute autre. Mais Ilinka était là, avec lui, en esprit, tout comme Rory – présence muette et familière scintillant à côté d'elle. C'était presque comme avant. Juste eux trois, unis comme les doigts de la main.
« Qu'est-ce que tu fais ? » s'enquit-elle, presque timidement.
« Là, j'attends un don de vie. »
« Oh... tu as faim... »

Il sentit sa compassion, matinée d'un genre de tristesse qu'elle dissimulait mal.

« T'en fais pas, Lili ! Et toi, qu'est-ce que tu fais ? »
« Je visite l'
Ismar'ra avec Rory. »

« L'Isma-quoi ? »
« Un croiseur lanthien rénové et hybridé. » intervint son ami.

Son bonheur retomba comme un soufflé, remplacé par une jalousie aigre qu'il ne voulait pas ressentir.

« Ah, vous êtes ensemble... » ne put-il s'empêcher de penser.

« Oui ! Même si on travaille souvent à genre dix mètres l'un de l'autre, c'est à peine si on s'est croisés depuis qu'on est arrivés ici... » regretta Ilinka, sourde à ses reproches dissimulés.

« Vous n'êtes pas ensemble ? Je croyais que Rory était l'apprenti du commandant de la ruche. »

« C'est exact. Mais je suis pour l'instant surtout confiné à son bureau où je trie et classe les centaines de rapports et de communications qui lui arrivent des quatre coins de la ruche. » répondit le concerné.

« Et Jû'reyn est le commandant de maman. Je le croise, mais c'est rare qu'il m'adresse la parole... »

Zen'kan accueillit la nouvelle avec un soulagement disproportionné.

« J'aimerais vraiment que tu sois là avec nous... » soupira l'adolescente.

Lui aussi aurait voulu être avec eux, mais il était coincé dans les tréfonds de la ruche, si près et pourtant si loin d'eux.

« Ça me manque de te voir, Zen. » confessa-t-elle, son esprit scintillant de regret.

« Tu me manques aussi, Lili. Beaucoup. »

L'aveu n'était pas difficile. Il n'y avait pas un jour où il ne le pensait pas.

« Tu crois qu'on pourra se revoir un de ces quatre ? »
« Bien sûr ! Mais je sais juste pas quand... »
Elle sembla accepter sa réponse.
Son tour de recevoir un don de vie était venu, et pourtant, malgré la faim, il eut envie de passer son tour.
« Non, vas te nourrir. C'est important. Je te promets qu'on se reparle très bientôt. » intervint Rorkalym.

« Chiche ! Si vous oubliez, je vous botte le cul mental, capiche ?! » lança-t-il en un défi amical.
« Promis ! » jura sans hésiter Ilinka.

Il détourna son esprit du leur pour se concentrer sur son don, plus heureux qu'il ne l'avait été depuis très longtemps.