Derek ne quitta pas Stiles des yeux lorsque celui-ci avala les cachets qu'il lui avait mis à disposition. Une dose réduite. Les plaquettes de médicaments, il les avait dans une des poches de sa veste en cuir. C'était peut-être idiot mais il savait que Stiles n'irait pas chercher là en cas de crise soudaine. Il s'attendrait à un emplacement dans le loft, peut-être dans la chambre de l'alpha, mais pas sa fidèle veste en cuir. Lorsque l'hyperactif posa le verre d'eau accompagnant son traitement sur la table basse, il lâcha d'un ton morne :
- C'est bon, pas besoin de me surveiller plus que ça…
Derek croisa les bras sur son torse alors qu'il l'observait, à côté du canapé.
- Tu comprends que je doive faire attention, lui dit-il d'un ton sans appel.
Stiles soupira. Oui, bien sûr qu'il comprenait. Mais savoir qu'il devait être surveillé et dépendre de Derek le minait un peu. Il n'avait jamais apprécié être un fardeau, devoir être sous la tutelle de quelqu'un. Enfin, il allait falloir qu'il s'y fasse, et puis… Il n'était pas mal loti, au final. Il y avait pire, comme surveillant. En dehors de son physique à tomber, Derek était adorable avec lui. Prévenant, bienveillant, patient. C'était tout ce dont il avait besoin. Evidemment, si Noah avait été… En état, il aurait préféré compter sur lui. Parce qu'il s'agissait de son père et ça, c'était important. Mais le shérif avait ses faiblesses et ses propres difficultés à traverser, de son côté. Derek l'avait informé du fait qu'il avait convenu avec Peter de l'obliger à combattre son addiction. Melissa était d'ailleurs leur complice. Elle avait pris les choses en main et tout le monde dans la meute savait à quel point l'infirmière était forte pour imposer sa loi et obtenir ce qu'elle voulait, tout en restant extrêmement bienveillante. Mais Stiles avait des doutes quant à la réussite de ce processus et il en fit part à Derek avec une sincérité folle. Après tout, il n'avait pas grand-chose à faire, mais toujours beaucoup à penser et à force de tout garder pour lui, il finirait par exploser. Alors pour éviter cela, il devait se relâcher un petit peu et se confier à Derek était la première idée qui lui était venue en tête.
- Tu penses que mon père peut y arriver ? Demanda-t-il un peu fébrilement.
Derek le regarda un instant avant de s'installer près de lui. Il avait l'air indéchiffrable mais Stiles savait d'ores et déjà que sa réponse serait on ne peut plus honnête, et donc pas complètement positive.
- S'il veut réellement s'en sortir, oui, finit-il par lâcher.
L'honnêteté à la Derek Hale. La vérité dans sa forme la plus pure. Qu'importe qu'elle plaise ou non.
Evidemment, Stiles accusa le coup. Ce n'était pas ce qu'il voulait entendre et en même temps, si. Bien sûr qu'il aimerait être certain que son père parvienne à passer au-dessus de cette addiction et la mette au tapis. Parce qu'en fait, c'était ça : il voulait qu'il se batte contre elle. Elle avait gagné, oui, mais sa victoire n'était pas définitive. Noah pouvait renverser la balance, bousiller les pronostics. Il l'avait fait une fois, alors il était capable de réitérer cet exploit. Se sortir d'une addiction n'était pas quelque chose de facile, bien au contraire et Stiles était persuadé que quelque chose en lui tilterait et que son père reviendrait dans le droit chemin.
- Il me manque, finit par lâcher Stiles en soupirant.
Un peu plus tôt dans la journée, il avait passé un moment à regarder les photos que contenait son cellulaire. La rareté des images où il apparaissait en compagnie de son paternel l'avait rendu triste. C'était ça, leur vie ? A eux deux, ils étaient censés être une famille. La leur. Claudia, sa mère, avait trépassé depuis bien longtemps et Stiles avait longtemps cru que son père et lui se rapprocheraient au point d'entretenir une relation fusionnelle, de construire un lien indéfectible, quelque chose qui ne se briserait jamais, même après la mort.
Derek posa sa main sur la sienne et la serra doucement.
- Je sais, dit-il simplement.
Non, le loup n'irait pas lui raconter de sottises. Il n'irait pas lui dire que son père le réclamait, car ce serait mentir. De ce qu'il en savait pour l'instant, Noah ne pensait qu'à l'alcool, même alors que Melissa s'occupait de son traitement. Il n'avait pas eu de déclic, de prise de conscience. Pas encore.
- Tu penses que me voir, ça pourrait… Lui faire quelque chose ? S'enquit le jeune homme avec une touchante fébrilité.
Derek secoua la tête et ajouta rapidement, avant que l'hyperactif interprète mal son geste :
- Je préfèrerais éviter.
Pas parce qu'il voulait empêcher Stiles de revoir son paternel, simplement parce que c'était trop tôt. Il venait de rechuter et son état restait fragile. Le loup avait peur que la rencontre avec Noah ne l'enfonce plus qu'autre chose. A cela s'ajoutait un fait dont il se souviendrait toujours, et pas des moindres : le shérif avait levé la main sur son fils. Et ça, ce n'était pas un fait à prendre à la légère.
Stiles eut l'air déçu et triste à la fois, mais Derek ne se démonta pas et choisit d'être honnête avec lui.
- Tu n'es pas en état et crois-moi, s'il doit finir par comprendre, il le fera. Te concernant, je n'ai pas la moindre intention de prendre de risques.
- Si t'es là, il ne me fera pas de mal, souffla l'hyperactif.
Sa lucidité fit mal au cœur de Derek. Il ne niait pas. Il ne l'avait jamais réellement fait, au contraire. Disons simplement qu'il avait longuement eu tendance à minimiser la portée des actes de son père. A se dire que chaque coup était isolé, une erreur. Puis Noah s'excusait, et il y croyait. Son instinct avait essayé de lui faire comprendre qu'il se trompait, mais Stiles avait préféré garder ses œillères. A ce moment-là, son père était tout ce qu'il lui restait. Comment aurait-il pu se douter qu'il finirait par se servir de lui comme défouloir en période d'ivresse ? Et encore, Stiles s'estimait heureux : il considérait que ce qu'il avait pris dans la figure n'était pas grand-chose, voire rien. Isaac avait vécu bien pire, par exemple. Il gardait cela à l'esprit pour éviter de se plaindre – ce qu'il jugeait déplacé. D'autres vivaient des situations plus atroces encore que la sienne, et cela le faisait relativiser.
Derek secoua la tête d'un air qui se voulut indifférent, mais qui laissait surtout entrevoir un certain désespoir quant à l'attitude et les paroles de son protégé. Si l'on doutait des dégâts potentiels provoqués par sa solitude et sa dépression, chacun de ses mots permettait de cerner clairement son état d'esprit. Même pour un loup de la trempe de Derek, c'était terrifiant. Une vilaine blessure physique guérissait avec le temps et ne laissait aucune autre trace qu'une potentielle cicatrice. La douleur mentale était bien plus insidieuse, bien plus perfide, bien plus subtile et les soins à apporter étaient bien plus difficiles à cerner. Chaque personne avait une psyché et une sensibilité différentes. La situation de Stiles n'était pas non plus à prendre à la légère : le jeune homme avait passé des mois à souffrir d'une dépression dans le plus grand secret, en solitaire. Tout le monde s'était éloigné de lui, l'avait oublié. A cela s'ajoutaient l'indifférence puis le rejet pur et simple de son meilleur ami, ainsi que la violence de Noah Stilinski, son propre père. L'addition de tous ces facteurs était dangereuse.
- Plus tard, dit-il simplement, d'une voix aussi égale que possible.
Stiles se contenta d'hocher la tête en signe de compréhension et cette acceptation pure et simple sans poser de question, sans se battre serra le cœur du loup. Le Stiles qu'il connaissait n'aurait jamais laissé tomber aussi facilement. Oui, mais le Stiles qu'il connaissait n'était plus. Et il fallait que ça change. Néanmoins, son odeur laissa transparaître une certaine déception. Pas de la tristesse. Juste une déception pure et simple. L'hyperactif poussa un soupir et ferma les yeux un instant, sous le regard un tantinet nerveux de Derek. Son silence bien trop récurrent le regardait nerveux, dans une certaine mesure toutefois. Il était loin, le temps où Stiles l'inondait de mots à n'en plus finir.
- A quoi tu penses ? Ne put-il s'empêcher de demander.
La pensée l'avait traversé vite au point qu'il se rendit compte qu'il l'avait énoncée à voix haute. Juste pour entendre sa voix. Parce qu'elle lui manquait. Parce qu'il avait besoin de l'entendre. De garder à l'esprit l'espoir d'une guérison.
Stiles eut l'air absent, détaché de son propre corps. Et pourtant, il répondit.
- A lui.
Derek vit très clairement les poils de Stiles se hérisser sur ses bras à moitié découverts alors qu'il frissonnait. L'hyperactif, sans même se rendre compte de son geste, tira ses manches jusqu'à ce que seul le bout de ses doigts soient visibles. Désireux d'en apprendre un peu plus, Derek vint s'installer à côté de lui et lui laissa un peu d'espace, mais pas trop. De quoi lui montrer qu'il était libre de tout mouvement, mais qu'il pouvait également se rapprocher s'il en ressentait le besoin. Et sans même qu'il ne lui demande d'expliciter sa réponse on ne peut plus concise, Stiles continua :
- Parfois, on rencontre des gens géniaux en tous sens. Des gens qui nous font sourire, qui apportent la joie là où il n'y en a pas. Des gens qui, inconsciemment, sauvent. Et d'autres fois, on en rencontre d'autres. Ceux-là n'apportent rien d'autre que la noirceur et la poisse. Ce n'est pas toujours voulu, simplement… Ces gens n'ont pas de chance et auront beau s'améliorer autant que possible, ils feront toujours plus de mal que de bien.
Il fit une pause. Suspendu à ses lèvres, Derek ne sut quoi dire et attendit donc qu'il s'exprime. Néanmoins, il savait qu'il n'allait pas apprécier la suite.
- Mon père… Il s'en était sorti. Il avait eu du mal à se libérer de son addiction. Tu sais, avant, quand il buvait, c'était différent. Il était juste… Perdu. C'était comme s'il avait oublié qui il était. Il n'était pas violent. Je restais en retrait mais quand je savais qu'il pouvait avoir besoin d'aide, je me rapprochais de lui. Il ne m'a jamais frappé.
Il parlait d'une voix basse, presque monotone. L'émotion était là, contenue autant que possible derrière les faibles barrières qu'il maintenait en place, mais que son odeur laissait filtrer. C'est à peine s'il sentit la main du loup prendre la sienne dans un geste de réconfort. Stiles était ailleurs, perdu dans ses souvenirs, dans une époque qu'il haïssait mais qui restait un moment de sa vie où tout n'était pas noir. L'hyperactif avait grandi trop vite, avait assisté à la déchéance alcoolique de son paternel, tant et si bien que l'odeur de la boisson ne lui faisait plus rien. Il s'était habitué à cette fragrance doucereuse à laquelle il avait bien failli céder lui aussi. Et puis, il avait tout fait pour sortir son père de cette mauvaise passe, notamment en faisant appel à Melissa, qui n'avait pas manqué de prendre le problème de Noah au sérieux. Stiles avait toujours été un garçon extravagant, mais il ne mentait jamais. Du moins, pas quand il s'agissait de quelqu'un d'autre que lui.
- A cette époque-là… Je ne savais pas si je reverrais mon père un jour, je veux dire… Tel qu'il était, sobre. Et pourtant c'est arrivé. J'étais heureux. Juste avec ça, j'étais heureux.
En entendant les légers tremblements dans la voix peu assurée de l'hyperactif, Derek serra sa main avant d'entrelacer leurs doigts. Stiles se rapprocha un peu de lui. Leurs cuisses se touchaient.
- Je ne sais pas exactement quand il a replongé, je… Je n'arrive pas à savoir s'il a commencé à y penser lorsque j'ai eu mon accident, ou si… Si ça date d'avant. Et si c'était juste moi, le problème ?
Cette fois, Derek ne put s'empêcher d'essayer d'intervenir :
- Stiles…
- On est déjà endettés par ma faute, le coupa Stiles sans s'en rendre compte d'une voix bien plus tremblante qu'auparavant. Mon séjour à Eichen House a coûté cher, et puis… Mon accident. La Jeep. C'est encore pire… Je suis resté un moment à l'hôpital. Je ne sais pas ce qu'on leur doit, je n'ai même pas cherché à savoir… Je fouille tout, je connais tous les mots de passe de mon père, mais… Je n'ai jamais osé checker dans les dossiers de factures, ni même le compte. J'ai peur.
J'ai peur de ce que ma santé a engendré. J'ai peur de tout ce qu'elle a détruit. Il ne le dit pas, mais Derek comprit et passa d'autorité un bras autour de lui. Stiles poussa un soupir fébrile et se lova d'instinct contre le loup. Il ne pleurait pas, mais son odeur était criante de vérité. La tête sur l'épaule de l'alpha, Stiles souffla :
- Nos problèmes financiers, c'est à cause de moi. J'imagine que ça l'a énervé et que me voir en étant ivre… Je sais pas… L'alcool a dû faire ressortir ce qu'il retient en étant sobre.
Il frissonna. Eut envie de se pelotonner contre le torse de Derek. Se retint. Au fond, il n'en voulait même pas à son père et ne devrait pas se plaindre de la sorte. Comment avoir de la rancœur envers un homme qui avait simplement perdu pied ? Stiles n'était pas quelqu'un de facile à vivre. Il était hyperactif, impulsif, et ses lubies avaient de quoi donner des cheveux blancs à n'importe qui. Noah était patient mais comme tout être humain, il avait ses limites. Et Stiles les lui avait faites franchir.
Ce qui n'était qu'un bras passé autour de lui se transforma en étreinte sans qu'il ne cherche à comprendre comment. Il retint un léger soupir de bien-être et laissa sa main élire domicile sur le ventre du loup-garou, sans jamais relever la tête. Il n'avait pas peur de sa réaction, il avait juste… Non, rien, il était simplement fatigué. Ressasser ce qui le rendait aussi mal était épuisant, car il laissait la noirceur en lui l'écraser de tout son poids sans le ménager une seule seconde. S'il avait été chez lui et que l'accès à ses médicaments lui avait été autorisé, sans doute aurait-il pioché dans les différentes boîtes sans faire attention à la dose. C'était son dernier rempart avant l'irréparable.
- Tu ne peux pas justifier ses actes avec ce qui t'est arrivé, entendit-il. Le problème de ton père est bien plus profond que ça et tu auras beau dire, tu n'en es pas la cause. Arrête de te fustiger alors que tu n'y es pour rien.
Stiles n'eut ni le cœur de le contredire, ni celui de répondre tout court. Il avait déjà bien assez parlé pour un moment. Et dire qu'autrefois, limiter ses paroles le rendait mal… L'ironie aurait pu le faire sourire s'il n'était pas descendu si bas. L'étreinte autour de lui se resserra et Stiles se laissa légèrement glisser dans ces bras qui lui paraissaient d'autant plus forts qu'ils appartenaient à Derek Hale, l'alpha de la meute. Avec lui, il était certain qu'il ne risquait plus rien. Pas de coups de la part de Noah. Pas de mesquinerie ou de bousculade venant de Scott. Derek le protégeait farouchement contre tout ce qui avait pu le faire rechuter, mais ce fait ne fut même pas capable de réjouir l'hyperactif. Il se laissa néanmoins aller contre lui, vidé, sans savoir que son odeur s'était encore alourdie au point de couper le souffle de Derek, le rendant complètement muet.
