La vie londonienne est bien trop agitée, changeons un peu d'air et d'aire géographique pour retrouver le calme... ou pas.
Katymyny : Hélas non, Alifair n'avait pas pris son tisonnier pour assister à la conférence, et l'a amèrement regretté d'ailleurs... Quant à Johnny Boy (ça lui va bien !), pas sûr qu'il lise régulièrement l'édition internationale de la Gazette... Cela dit, il existe d'autres moyens de se tenir informé ;)
Eudore : Merci !
Chapitre 3
Le spécialiste
Confortablement lové dans un rayon de soleil, Jinx ne tressaillit même pas lorsque l'humain fit son apparition. Les oreilles dressées, il l'entendit aller et venir sur son territoire, faire couler de l'eau, bâiller et maugréer : toutes activités aussi énergivores qu'inintéressantes. Jinx ne consentit à ouvrir un œil qu'au bruit de la vaisselle qu'on manipulait ; alors il se dressa sur ses pattes et s'étira longuement, voluptueusement, en bâillant lui aussi à s'en décrocher la mâchoire. Puis il se mit à faire sa toilette.
Il gardait l'oreille tendue cependant, et, comme l'humain tardait à produire les sons que Jinx attendait à cette heure, celui-ci fila le rappeler à ses devoirs à grands cris impérieux. Enfin, une cascade de petits objets tombant dans la porcelaine annonça la rupture de son pénible jeûne nocturne. Affamé, Jinx se jeta sur le contenu de son assiette pendant que l'humain vaquait à ses propres affaires.
Il y avait sur ce territoire, en plus des odeurs auxquelles Jinx était habitué pour les avoir senties ailleurs, des parfums bien étranges. Curieux de nature, il avait plus d'une fois tenté d'explorer la zone d'où provenaient ces effluves, qui l'attirait aussi pour sa chaleur ; mais l'humain ne le lui permettait pas. Quand il le surprenait à rôder près de ce qui émettait ces odeurs bizarres, il s'énervait, poussant des beuglements sonores et déplaisants. Au début, ils effrayaient Jinx et l'envoyaient se cacher sous un meuble ; à la longue, il avait constaté que les cris de l'humain ne s'accompagnaient pas de violence et il avait cessé d'avoir peur. Mais il restait tout de même sur ses gardes : avec ces grosses bêtes, on ne savait jamais.
Une fois rassasié, Jinx se remit à sa toilette. L'humain, de son côté, avalait une substance noire dont il était friand et dont l'odeur chatouillait les narines. Quand Jinx regagna sa place sur le rebord de la fenêtre baignée de soleil, l'humain s'approcha de lui et lui caressa la tête. Jinx ferma les yeux. Les humains étaient certes d'étranges créatures dont le comportement défiait la logique, trop grandes et laides par surcroît avec leurs longs membres couverts d'une peau glabre et leurs mouvements lourds et sans grâce ; mais ils possédaient quelques bons côtés. Le sien, par exemple, savait jouer avec douceur des appendices dépourvus de griffes qui terminaient ses pattes pour en masser le crâne, le dos et les flancs de Jinx d'une façon qui lui faisait oublier les désagréments de leur cohabitation – momentanément.
Occupés à savourer, l'un les caresses, l'autre la saveur de son breuvage fumant, ils ne virent rien venir. Tout-à-coup, une masse sombre s'abattit avec fracas de l'autre côté du carreau ; Jinx bondit alors de frayeur, le poil hérissé, et l'humain poussa un mugissement.
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Comme à son habitude, Nikki était arrivée la première dans les locaux du TNT. L'assistante de direction aimait ces moments de calme où elle pouvait tranquillement arroser les plantes vertes qui égayaient son bureau, vérifier qu'aucune vaisselle sale ne traînait dans l'évier de la cuisine et ouvrir grand les fenêtres de l'open space pour chasser l'odeur de renfermé et de sueur laissée là depuis la veille par ses collègues traqueurs qui n'avaient guère le réflexe d'aérer avant de partir, sauf Roman bien sûr, mais Roman ne partait pas toujours le dernier.
Parfaitement ponctuelle, Stoya arriva pendant que Nikki s'installait à son bureau, une tasse de thé fumant à la main. Les autres se succédèrent un à un, certains souriants et pleins d'entrain, d'autres bâillant et traînant les pieds : un début de journée tout à fait classique, en somme. Puis Nikki vit John surgir de l'escalier dans un tourbillon de robes noires, très en retard et plus énergique que jamais. Il devait être dans l'une de ses phases obsessionnelles, jugea la secrétaire avec détachement et une bouffée de compassion envers la directrice.
« Stoya a reçu plusieurs candidatures pour les postes d'auxiliaires, l'informa-t-elle tandis qu'il passait devant son bureau à grandes enjambées. Apparemment, certains profils sont prometteurs.
– Formidable, répliqua-t-il sans manifester le moindre intérêt pour cette nouvelle. Roman est arrivé ?
– Il prend le café dans la cuisine avec Mik et Grazia, répondit Nikki, et John grogna. Sacha a envoyé une carte de Cracovie. Ce nouveau séjour thermal fait des merveilles sur ses cicatrices, paraît-il.
– Extraordinaire. Tu penses qu'il en a pour longtemps ? »
Nikki secoua la tête.
« Oh, non, son arrêt maladie ne court que jusqu'à lundi prochain et il ne pourra pas prolonger…
– Pas Sacha ! s'impatienta John. Roman ! »
Nikki lui lança un regard perçant. Elle ne s'était pas méprise sur sa question, car il était de notoriété publique que John se fichait comme d'une guigne du sort de Sacha, ou de qui que ce soit d'ailleurs ; mais il trépignait avec une telle indécence qu'elle estimait équitable de le faire mariner un peu.
« Je crois qu'ils réfléchissent à la mise en place d'une cagnotte pour offrir un cadeau à Tammy quand le bébé sera né, déclara-t-elle sereinement. Nous l'avions fait quand Lari Viesnaya avait eu son terrible accident, et pour le départ à la retraite de Theo, bien sûr. La participation n'est pas obligatoire, mais… »
Avec une exclamation excédée, John la planta là et repartit à grands pas vers l'open space, les pans de sa robe volant derrière lui. Nullement perturbée, Nikki retourna à ses occupations. À moins de rejoindre ses collègues à la cuisine, ce qu'il s'était toujours gardé de faire tant le mot même de « convivialité » lui donnait des boutons, ce cher John marinerait jusqu'à la fin de la pause-café. Ça ne lui apprendrait ni la patience ni les bonnes manières, mais ça lui ferait les pieds.
Une quinzaine de minutes plus tard, Roman émergea de la cuisine et prit à son tour le chemin de son box, où son équipier devait être juste à point. Nikki lui souhaita mentalement bien du courage avant de revenir à ses activités.
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Roman comprit tout de suite que quelque chose se tramait : assis bras et jambes croisés comme pour s'empêcher de faire les cent pas dans leur box, son équipier agitait nerveusement le pied, la mine à la fois sombre et excitée.
« Bonjour, John, le salua néanmoins le Hongrois comme si de rien n'était. Comment ça va ?
– J'ai un service à te demander, lâcha Rogue sans lui retourner son salut.
– Un service ? »
Roman prit place à son propre petit bureau et dévisagea John les sourcils froncés : ce n'était pas son genre de demander un service.
« Qu'est-ce qui se passe ?
– J'aurais besoin d'emprunter ton balai quelque temps, dit Rogue en éludant soigneusement la question.
– Mon balai ? » s'étonna Roman.
Rogue leva les yeux au ciel avec un soupir excédé.
« Tu comptes répéter tout ce que je dis ? » s'impatienta-t-il.
Roman ne se vexa pas : il avait l'habitude des manières cassantes de son équipier, et il voyait bien que John était sur les nerfs. Alors il resta silencieux, attendant la suite. Celle-ci ne tarda pas à venir.
« Je dois m'absenter quelques jours, avoua Rogue de mauvais gré en s'agitant sur sa chaise.
– En pleine saison des amours des Acromentules ? Je ne suis pas sûr que Stoya t'y autorisera…
– Vous n'avez pas besoin de moi pour baliser des couloirs de migration ! s'agaça Rogue. Je serai rentré pour la campagne anti-Détraqueurs de la fin du mois. Enfin, j'espère, ajouta-t-il tout bas.
– De toute façon, tu risques de ne pas avoir assez de congés, objecta Roman. Nous devons tous poser une semaine pendant la fermeture du service pour les fêtes, et avec tous les jours que tu as déjà pris pour éviter les cours de Horta…
– Je n'aurais pas eu à le faire si Stoya ne m'avait pas obligé à me réinscrire, rétorqua Rogue avec aigreur.
– Tu pourrais peut-être envisager la stratégie inverse ? suggéra Roman, malicieux. Travailler deux fois plus pour passer l'examen au plus vite et en être débarrassé. »
Rogue haussa les épaules en émettant un grognement maussade. Il envisageait plutôt de lancer au professeur de langue et civilisation de la Roumanie magique un maléfice dont celui-ci ne se remettrait jamais.
« Quoi qu'il en soit, reprit Roman, si tu n'as plus de congés en réserve, je ne vois pas comment tu pourrais…
– C'est mon problème, trancha Rogue. Est-ce que tu me prêtes ton balai, oui ou non ? »
Roman se mordit la lèvre. Il ne voyait aucun inconvénient à laisser John utiliser cet engin dont il ne se servait plus que de façon très occasionnelle et qu'il gardait entreposé dans la grange de ses parents, à la campagne. Ce qui lui plaisait moins, c'était de ne pas savoir ce qu'il avait en tête. La dernière fois que John s'était arrangé pour manquer ainsi le travail à la dernière minute, c'était pour aller fouiller illégalement une grotte imprégnée de magie noire, ce qui avait failli lui coûter la vie.
« Dis-moi d'abord ce qui se passe », insista-t-il calmement.
Contrarié, Rogue pinça les lèvres, mais au fond il s'y attendait : Roman ne se laissait impressionner ni par la colère, ni par les menaces. Même s'être fait mordre par ce psychopathe mutant de Greyback ne l'avait pas rendu plus prompt à s'emporter. C'était un roc, un monument d'inertie contre lequel sa propre impatience se briserait avant de l'entamer. Très frustrant. Il plongea donc la main dans sa poche et en sortit une feuille de parchemin pliée en quatre.
« C'est arrivé ce matin », indiqua-t-il en la tendant à Roman.
À l'heure où Rogue dégustait son premier café noir de la journée, un volatile au plumage couleur de nuit était venu s'écraser contre le carreau du living-room, assombrissant aussitôt cette belle matinée. Corbac avait pourtant pris l'habitude de débusquer le sorcier sur son lieu de travail, là où quelqu'un finissait fatalement par lui ouvrir une fenêtre. La corneille était-elle en train de devenir sénile ? Après une hésitation, Rogue l'avait laissée entrer. Il ne recevait que peu de nouvelles de la maison Faraday depuis le mois d'août, et toujours du même ton enjoué et amical qui le mortifiait. Mais quelque chose dans l'insistance avec laquelle Corbac martelait la vitre le troublait… Son trouble s'était accru quand la corneille avait laissé tomber devant lui, non une enveloppe en papier, mais un rouleau de parchemin. Dessus, pas de gribouillis au stylo-bille ni de mots tracés à l'encre d'une main maladroite qui laissait des pâtés : l'écriture était propre et ronde, très nette. Il l'avait reconnue tout de suite, et son trouble s'était mué en inquiétude. Il arrivait que Crickey ajoute quelques lignes aux courriers que sa maîtresse lui envoyait ; mais qu'elle lui écrive seule, de sa propre initiative…
« Oh, bon sang… », soupira Roman.
Il venait de parcourir la lettre, avec lenteur et application car l'anglais n'était pas sa langue maternelle et l'expéditrice utilisait des tournures étranges qui alourdissaient le texte.
« Disparue… Qu'est-ce qui a pu se passer, John ?
– Comment veux-tu que je le sache ? » répliqua celui-ci d'un ton sec.
Voilà qui changeait tout. Roman n'avait pas oublié comment Alifair Blake s'était précipitée quand il l'avait appelée à la rescousse au sujet de John, alors qu'ils ne se connaissaient ni d'Eve ni d'Adam. Elle n'avait pas non plus hésité à leur prêter main-forte pendant l'affaire Greyback, en risquant sa propre vie au passage. Rien que pour cela, ils lui devaient leur aide, indépendamment des sentiments de John à son égard. Roman leva les yeux vers l'affiche toujours accrochée à la cloison mobile au-dessus du bureau de son collègue.
« Tu penses pouvoir faire quelque chose ? »
Rogue haussa les épaules.
« Je n'en sais rien pour l'instant. »
Roman hésita, les yeux fixés sur le visage en noir et blanc de l'Alifair de papier.
« Cette Crickey parle de magie noire…
– C'est une piste à ne pas négliger », répondit Rogue sobrement.
Il savait à quoi Roman pensait : sa petite escapade dans la grotte du lac Prespa et ce qu'elle en avait dit ensuite, avaient amené le Hongrois à comprendre que « Jonathan Hind » n'était pas un novice en matière de magie noire. Mais Roman ne l'avait jamais interrogé là-dessus plus avant. Le monument d'inertie était aussi un modèle de discrétion.
« J'irai chercher le balai ce soir, après le travail », dit finalement Roman.
Rogue hocha la tête.
« Bien. »
Il se leva en souplesse, rempochant la lettre de Crickey.
« Il ne me reste plus qu'à parlementer avec notre chère directrice, lança-t-il d'un ton faussement dégagé.
– Je te souhaite bonne chance, répliqua Roman, sceptique, tandis que son équipier se dirigeait vers la sortie du box. Et, John…
– Quoi ? » fit Rogue, agacé à nouveau, en se retournant vers lui.
John avait le visage déterminé et l'attitude énergique de l'homme d'action : quand il se mettait dans cet état, rien ne pouvait l'arrêter. Roman n'ignorait pas que ses mises en garde ne serviraient qu'à l'énerver davantage. Du reste, John n'était pas du genre à foncer sans évaluer d'abord les risques. Il pouvait se tromper, bien sûr, cela s'était déjà produit ; mais, comme le disait Alifair avec tendresse, c'était un grand garçon.
« Je m'occuperai de Jinx pendant ton absence », promit Roman – qu'y avait-il d'autre à dire ?
Soulagé et surpris d'échapper à un sermon, Rogue le remercia d'un signe de tête et fit volte-face pour traverser l'open space. Quelque chose lui disait que la partie serait autrement plus difficile face à Stoya, sans parler de Nikki. Sauf s'il existait un formulaire pour les congés sans solde.
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« La directrice te demande », l'informa Mik qui revenait de la cuisine, un gobelet de café fumant à la main.
Cela tombait bien, mais cette déclaration éveilla aussitôt la méfiance de Rogue : quand Stoya le convoquait, c'était rarement pour lui adresser un éloge.
« Entrez », répondit-elle quand il eut frappé à la porte en verre dépoli marquée du nom de la directrice.
Il la trouva assise à son bureau, ses cheveux blonds tirés en un chignon impeccable, les traits de son visage parfait nullement gâchés par une paire de lunettes rectangulaires à la discrète monture noire. Quoiqu'elle ne s'en plaignît pas ouvertement, tout le TNT savait que Stoyanka Branimirova était prodigieusement agacée de devoir porter cet accessoire. Fréquent au sein de son espèce, son astigmatisme s'était aggravé pendant l'été. L'effet de l'âge, persiflait Grazia quand la directrice ne pouvait pas l'entendre, bien que personne n'eût la moindre idée de l'année de naissance de Stoya.
« Bonjour, John, le salua-t-elle. Assieds-toi, je t'en prie. Comment vas-tu ? demanda-t-elle lorsqu'il eut pris place sur le siège en face d'elle.
– À toi de me le dire », répliqua-t-il, poli mais prudent.
Stoya lui adressa un regard perçant de derrière ses lunettes.
« Nous avons reçu un hibou de Londres, annonça-t-elle avec un geste de la main en direction du superbe grand-duc perché sur le rebord de la fenêtre que Rogue n'avait pas manqué de remarquer dès son entrée dans le bureau – un hibou express, à en juger par la bague rouge vif qui ornait sa patte. Du ministère de la Magie. »
Elle marqua une pause, guettant la réaction du sorcier. Maître de lui comme à son habitude, il se contenta de hausser un sourcil.
« Tu dois être au courant de ce qui est arrivé à ton amie Miss Blake ? supposa la directrice.
– J'en ai été informé », répondit-il d'un ton neutre.
Que Stoya aborde ce sujet lui paraissait des plus suspect, étant donné que cette histoire ne concernait ni le TNT, ni sa directrice.
« Apparemment, il s'agit d'une affaire hautement sensible pour laquelle le ministère demande une aide extérieure.
– Voyez-vous ça, lâcha simplement Rogue.
– Ils soupçonnent l'usage de magie noire, mais ils manquent de spécialistes pour…
– Ils n'ont aucun spécialiste, tu veux dire », l'interrompit Rogue.
Il renifla d'un air hautain.
« Tu l'ignores peut-être, mais l'approche des îles Britanniques en matière de magie noire est très différente de celle des continentaux, en particulier des pays de l'ancien empire de Grindelwald. Là-bas, c'est un sujet tabou : on n'en parle pas, on ne l'étudie pas, on ne l'utilise pas… Du moins les honnêtes gens, ou ceux qui se prétendent tels. Quiconque cherche à la comprendre fait aussitôt l'objet des pires soupçons… Pour ruiner la réputation d'un homme, rien de tel que de faire courir le bruit qu'il fraye avec des mages noirs, voire qu'il en est un lui-même… »
Il y avait de l'amertume dans sa voix, et aussi du mépris.
« C'est à croire qu'ils s'imaginent qu'à force de faire comme si elle n'existait pas, ou qu'elle était l'apanage des pires ordures, elle finira par disparaître. Résultat : la magie noire existe encore, et plus personne en Grande-Bretagne ne sait exactement de quoi il s'agit. Du moins, du côté des honnêtes gens, conclut-il avec une sombre satisfaction.
– Je suppose que c'est rarement un problème, même pour les Aurors, remarqua Stoya par souci d'impartialité. Puisqu'ils n'ont pas pour règle de l'utiliser…
– … et qu'on peut parfaitement faire usage de magie noire sans y comprendre quoi que ce soit, compléta le sorcier d'un ton professoral. Savoir reconnaître les sortilèges prohibés, les contrer lorsque cela est possible et, dans certains cas très encadrés, les lancer, est amplement suffisant pour accomplir leurs missions, je te l'accorde. Mais dans le cas présent, il s'agit d'élucider un mystère, ce qui requiert sans aucun doute de savoir de quoi on parle…
– D'où le hibou du ministère », acheva Stoya d'un air très naturel.
Rogue n'en plissa pas moins des yeux soupçonneux.
« Que le ministère de la Magie britannique sollicite le concours de l'un des spécialistes de l'ULM, je le comprends, dit-il d'une voix lente, mais lesdits spécialistes se trouvent dans les laboratoires de recherche et les amphithéâtres, pas parmi les chasseurs du TNT. Alors, à moins que cet oiseau se soit trompé d'adresse, ou que tu sois toi-même une experte en magie noire dont la renommée m'aurait échappé… »
Stoya poussa un soupir résigné : il était inutile d'essayer de ruser avec cet homme-là.
« Ce n'est pas "un spécialiste" que les Britanniques demandent, admit-elle à contrecœur. C'est toi, John.
– Moi ? »
Rogue fronça des sourcils encore plus soupçonneux : il ne s'était pas attendu à ça. Pendant les quelques secondes que mit la directrice à ôter ses lunettes pour faire mine de les nettoyer – une façon de gagner du temps dont le sorcier ne fut pas dupe – son cerveau moulina à plein régime. L'affaire Greyback avait connu un retentissement international, surtout à partir du moment où une certaine Moldue s'en était mêlée ; ce pouvait être par elle que Shacklebolt avait eu connaissance du nom de Jonathan Hind. Mais Jonathan Hind était un chasseur du TNT, un traqueur de créatures nuisibles sans aucun rapport avec la magie noire, et certainement pas plus qualifié en la matière que l'ex-traqueuse Viesnaya, devenue professeur de défense contre les forces du Mal à Poudlard…
Jugeant qu'elle ne pouvait pas feindre plus longtemps d'essuyer ses verres, Stoya plia les branches de ses lunettes et les posa devant elle, sur la lettre du Ministre britannique de la Magie. Bien des fois, elle s'était imaginé une telle conversation entre John et elle, sans pour autant y croire : dès lors qu'elle avait décidé de garder pour elle ce qu'elle savait, rien ne l'obligeait à aborder le sujet, n'est-ce pas ?
« D'après les propres termes du Ministre, ils ont besoin d'un expert en magie noire théorique et appliquée qui ait aussi une bonne connaissance du milieu de ses adeptes britanniques, et qui allie l'efficacité à une absolue discrétion. Ils n'ont pas très envie d'ébruiter leur manque de ressources internes, je suppose… »
Les traits du sorcier s'étaient durcis.
« Depuis quand suis-je devenu un expert en magie noire ?
– Depuis que tu l'as indiqué sur ton C.V. ? » repartit Stoya avec légèreté.
N'ayant pas eu à traiter elle-même la candidature de John à l'époque, elle n'avait pris connaissance que bien plus tard de son maigre curriculum et ne se souvenait guère de son contenu. Il était toutefois très improbable que celui-ci mentionne des compétences en magie noire.
« Tu es un homme aux multiples talents, John, tu nous l'as prouvé à de nombreuses reprises », ajouta-t-elle d'un ton flatteur.
Si elle comptait endormir ainsi sa méfiance, c'était raté. Rogue la scruta d'un regard calculateur. Il y avait une mince possibilité que Roman ait rapporté à la directrice son intrusion interdite dans la grotte du lac Prespa, bien que le modèle de discrétion lui semblât également d'une loyauté sans faille ; sans compter que, si Stoya l'avait su, elle n'aurait pas manqué de lui sonner sévèrement les cloches. Pour autant…
« Que mes collègues de travail se soient faits une certaine idée de l'étendue de mes talents, c'est une chose, susurra-t-il d'une voix dangereusement douce. Cela n'explique pas que le ministère de la Magie…
– Arrêtons de tourner autour du pot, trancha Stoya, lassée de ces circonlocutions. Ils savent qui tu es. Du moins, le Ministre le sait. Lari Viesnaya le lui a dit. »
Le visage de Rogue était lisse et figé, tel un masque de cire dans lequel ses yeux noirs étincelaient soudain d'une lueur menaçante.
« Et comment l'a-t-elle su ? » murmura-t-il enfin en remuant à peine les lèvres.
Stoya haussa les épaules, l'air parfaitement décontracté.
« Je lui ai demandé de faire quelques recherches. Je t'avais prévenu, John : en tant que chef de service, j'ai besoin de savoir qui sont les gens que j'encadre. Tu n'as pas voulu répondre quand je t'en ai donné l'occasion, tant pis pour toi. »
John paraissait si tendu à présent qu'elle se demanda comment il ne se mettait pas à trembler. Lui déjà plutôt pâlot au naturel, il était devenu blême de fureur contenue. Il croisa brusquement les bras comme pour se retenir de tirer sa baguette.
« Qui d'autre est au courant ? »
Sa voix n'était plus qu'un souffle, aussi tendue que ses muscles.
« Personne d'autre que moi, affirma Stoya avec fermeté. Le Ministre assure que Lari n'en a parlé qu'à lui, et lui-même à personne.
– Depuis quand es-tu au courant ? »
Stoya réfléchit en fronçant ses sourcils parfaits.
« Je ne sais plus très bien… Six mois, peut-être… », hasarda-t-elle.
Rogue bondit sur son siège en poussant une exclamation scandalisée.
« Six mois ! Et tu ne m'as rien dit !
– Allons, John, c'est toi-même qui as très clairement manifesté le désir de ne pas en parler », lui rappela-t-elle avec un sourire amusé.
L'attitude de la directrice, qui faisait parfois d'elle une version vélane du professeur McGonagall, évoquait à présent celle d'une certaine jeune femme toujours ravie de vous prendre à votre propre piège. Et justement…
« C'est elle, marmonna Rogue d'un ton lourd, la mine aussi sombre qu'un ciel d'orage.
– Je te demande pardon ?
– C'est comme ça que Viesnaya l'a su, insista-t-il. C'est elle qui le lui a dit, d'une façon ou d'une autre. »
Il bouillait de rage. À l'auberge près du lac Prespa, pendant toute la phase finale de l'affaire Greyback et encore, après ça, au bal de l'ULM, sans compter toutes les lettres qu'elle lui avait envoyées depuis qu'il avait quitté la maison Faraday : pas une fois, en dépit de toutes ces occasions, elle n'avait jugé bon de l'avertir que Viesnaya connaissait la vérité ! Or, il ne voyait pas qui d'autre aurait pu la lui apprendre… à part Rusard. Mais il doutait que Viesnaya ait interrogé Rusard. Personne ne pensait jamais à interroger Rusard. Du reste, Rusard, lui, l'aurait prévenu.
« Le Ministre attend une réponse par retour de hibou, reprit Stoya, indifférente à l'irritation visible de son subordonné. Il garantit une confidentialité parfaite et la prise en charge de tous tes frais professionnels, ce qui n'est pas négligeable. Qu'est-ce que tu en dis ? »
« Qu'ils aillent se faire voir, faillit-il répondre, qu'elle aille se faire voir. » Mais le courrier de Crickey l'inquiétait, et l'appel de Shacklebolt plus encore. Quant à Viesnaya… Peut-être l'ex-chasseuse disposait-elle d'assez d'informations sur lui pour avoir pu tirer sans aide ses propres conclusions… peut-être ne savait-elle rien de son enquête sur Jonathan Hind… Et, de toute manière, là n'était pas la question.
« J'irai, déclara-t-il d'une voix brève.
– Parfait », répliqua Stoya.
Elle remit ses lunettes pour vérifier quelque chose dans le contenu de la missive posée sur son bureau.
« C'est bien ce qu'il me semblait : on te propose d'être logé au domicile de la disparue. Lari te servira d'intermédiaire avec les forces de l'ordre. »
Tout s'arrangeait à merveille, songea Rogue avec amertume. Bien qu'elle ne soit pas nommée, il devinait que Shacklebolt avait dû associer Crickey à son plan de gestion de crise, sans doute peu après que l'elfe avait envoyé Corbac en Hongrie. La compromission de son identité secrète avait au moins le mérite de régler son problème de congé.
« Qu'est-ce que tu vas dire aux autres ? voulut-il savoir.
– Que l'aide d'un traqueur est requise par le gouvernement britannique, répondit Stoya. Inutile d'entrer dans les détails. Comme tu es notre Anglais de service, personne ne s'étonnera que mon choix se porte sur toi.
– N'est-on pas censé indiquer un motif précis dans ce genre de formulaire ? J'ai peur qu'"assistance en matière de magie noire" ne fasse pas partie des options à cocher », objecta-t-il en haussant un sourcil narquois.
Voilà qu'il la taquinait, maintenant ! La contrariété de John n'aurait pas duré longtemps, pour une fois… À moins qu'il l'ait simplement mise de côté pour plus tard.
« C'est moi qui remplis ce formulaire, et c'est aussi moi qui le tamponne, répliqua Stoya. Je demanderai au Ministre de bien vouloir me fournir une attestation officielle de sa demande, quelque chose que Nikki pourra archiver. Ça devrait faire l'affaire, surtout vu que nous n'avons rien à payer. Tu pourrais même t'offrir un voyage par Portoloin spécial, je pense…
– Je prendrai plutôt un balai. »
Un Portoloin lui aurait fait gagner du temps, mais Rogue se souvenait trop bien dans quel état le mettait ce mode de transport lorsqu'il le prenait sous Polynectar. La potion lui était pourtant indispensable pour se matérialiser dans l'agence des Sorciers Voyageurs, en plein milieu du Londres magique.
« Comme tu voudras, décréta Stoya. Dans ce cas, il y a une chance pour que le hibou express arrive avant toi, ce qui n'est pas plus mal. Quand comptes-tu partir ? »
Rogue réfléchit rapidement.
« Demain matin, le temps de faire mes préparatifs. »
La directrice approuva d'un hochement de tête.
« Ton formulaire sera enregistré cet après-midi. Comme ça, en cas d'imprévu, tu seras couvert.
– Comme c'est rassurant, persifla-t-il.
– Pour ce qui est de tes dépenses, c'est au ministère britannique que tu devras adresser tes demandes de remboursement, rappela Stoya. J'espère pour toi qu'ils sont aussi efficaces que le service financier de l'ULM. »
Sur ce point, Rogue avait des doutes : Nikki venait du service financier, dont tous les agents semblaient sortis du même moule, et personne n'était aussi efficace que Nikki.
« Tu te rends bien compte, ajouta la directrice alors que le sorcier se levait de son siège, prêt à prendre congé, que je n'accepte pas cet arrangement uniquement pour tes beaux yeux ou ceux de Miss Blake. Cette collaboration marquera un jalon important dans l'histoire du TNT, même si nous ne pourrons guère communiquer dessus étant donné qu'elle n'entre pas dans le périmètre habituel de nos missions. Les Britanniques n'ont pas pour habitude de faire appel aux compétences de l'ULM. Je crois même qu'ils ne l'ont jamais fait. Si tout se passe bien, ce sera peut-être le début d'une nouvelle forme de relations entre nos institutions. J'aimerais que tu gardes ça à l'esprit, John. Sans te mettre la pression, bien sûr », conclut-elle avec un sourire ironique.
