Trigger Warning : mort, deuil, abus sexuels sous substances
Chapitre 29
Il n'y eut pas de cérémonie.
Il y eut une cérémonie.
Une cérémonie qui taisait son nom. Discrète. Secrète. A l'insu des clients, et pourtant devant leurs yeux.
Dame Yukari d'abord avait refusé. Pas les premiers jours. Pas les premières nuits. Ces instants là appartenaient à l'obscurité, à l'oubli et à l'ivresse. Au vague de l'âme et des drogues.
Les filles les avaient traversés comme le roseau subit la tempête. Ballottées dans le tumulte de leurs rages, de leurs peines, mais jamais déracinées. Leurs pieds s'étaient solidement ancrés dans le sol, et qu'importe si tout leur corps tremblait, grinçait et gémissait. Elles tenaient toujours debout. Leurs yeux hagards, leurs pensées emmêlées et leurs cœurs affolés, aucune ne vit son corps s'écrouler. C'était ce qui vivait à l'intérieur qui sombra.
Laquelle suggéra la cérémonie, aucune ne fut capable de s'en souvenir. Ce qui fut fait, dit, murmuré ou seulement pensé s'étiolait aussitôt. Comme si ça n'avait jamais existé. Comme ce qui arrive quand on meurt. Des larmes versées, il ne resta plus rien, rien que des tissus humides et des yeux secs.
Dame Yukari refusa. Mais l'idée flotta dans les airs, elle ne s'étiola pas. Parce que c'était ce qu'il fallait faire. Aucune des quatre filles n'en douta. Et qu'importe la vengeance, qu'importe l'ombre de Monsieur et de Pavas qui se dessinaient dans un coin de leur vision. Étaient-ils vraiment là ? Quand Otsu voulut regarder, elle ne les vit pas. Ils n'habitaient peut-être que dans son imagination, dans ses rêves éveillés et pleins de fièvre.
Pour faire dormir ses filles, la maquerelle céda au chant des drogues. Mais un peu, juste un peu. Elle connaissait les risques, mais ses enfants avaient besoin de sommeil, de repos, de laisser le temps cicatriser la plaie. Dame Yukari savait que cette blessure là était plus dangereuse qu'un peu de poudre. La plaie pouvait s'infecter, devenir purulente, et qui alors voudrait de ses précieuses filles, de ses précieuses catins ? Elles dormirent, et il y eu des jours, et il y eu des nuits. Des soleils, des lunes et des étoiles. Le salon de thé n'avait pas fermé. L'Etage Privé non plus. C'était impensable. Mais les clients s'étonnèrent de ces filles fantômes. Certains en profitèrent aussi, dans les alcôves. Dame Yukari ne jugeait aucun fantasme, et si une putain amorphe s'attirait des faveurs, elle ne cracherait pas sur la manne. Pas maintenant qu'elles n'étaient plus que quatre.
Et puis, mieux valait que ses filles aient l'air morte. Plutôt qu'elle le soit vraiment. Une suffisait bien. Une en moins, c'était aussi un client de moins. Un bon payeur en plus. Mais Pavas et Monsieur s'en étaient occupés. Ce qu'ils avaient fait, mieux valait que la vieille l'ignore. Il ne reviendrait pas, c'était tout ce qu'elle savait.
Les catins dormaient, buvaient, ne pleuraient plus, et oubliaient ce qu'il se passait dans les alcôves.
Mais elles ne riaient plus, peinaient à articuler des phrases cohérentes, il n'y avait plus de chants, plus de danses, et l'air était lourd, moite, triste et puant dans l'Etage Privé.
Alors Dame Yukari diminua les drogues. Quelque chose se dit en elle que peut-être, elle était allé trop loin. Mais Dame Yukari n'était pas femme à culpabiliser. Dame Yukari venait de trop bas, de trop loin. Elle s'était hissé de toutes ses forces, de celles des autres aussi, pour atteindre sa place de reine des bordels. Sa couronne, elle ne laisserait pas une catin froide et raide la lui ôter.
Alors, quand sa fille, une de ses filles, parla à nouveau d'une cérémonie, Dame Yukari fit mine de réfléchir. Toutes les quatre, elles prièrent, implorèrent.
Et finalement, elles exigèrent. Si la maquerelle refusait, elles aussi refuseraient de travailler. Dame Yukari pouvait très bien utiliser les poudres à nouveau, mais nombre de ses clients commençaient à se lasser. Par chance tout de même, c'était de bonnes gens, la plupart d'entre eux préféraient leurs putains avec de la vigueur, du charme et du répondant, merci bien. Ils ne payaient pas seulement pour la chaire après tout.
Alors Dame Yukari accepta. Elle n'avait pas d'autres choix.
Il y eut une cérémonie.
Pour l'occasion, les filles rejetèrent leurs kimonos. Elles revêtirent leurs blanches chemises de nuit, toutes les mêmes, serrèrent leurs ceintures par dessus, et travaillèrent ensemble, chaque jour, à une nouvelle danse. Une danse pour celle qui n'était plus.
« Il nous faut des fleurs. » trancha Otsu, quand le jour vint du spectacle. Les spectateurs seraient tous bien vivant, mais la danse n'était que pour la morte. Il fallait des fleurs, oui, acquiescèrent les filles. Dame Yukari ordonna, et Pavas revint plus tard, avec quatre brins, de la même taille, de la même couleur, du même parfum. Juste avant leur entrée en scène, les filles se parèrent, les yeux brillants mais l'air décidé. Aucune ne pleurerait.
Monsieur vint les saluer, et les mains des catins tremblèrent. Il avait fait un effort, à sa façon, lui aussi. Son costume était de la teinte des fleurs. Otsu le remercia silencieusement, puis des bras l'empoignèrent. Les quatre putains, le corps chaud, le cœur à vif, se serrèrent dans les bras. Elles rejoignirent ensuite la petite estrade des grandes occasions. Ce soir, il n'y aurait aucune musique. Seules les voix des danseuses accompagnerait leurs pas. Des voix brisées, des sons hachées qui prolongeaient leurs mouvements lents, amples et volontairement défaillants, fébriles. Comme le roseau dans le vent.
A la fin, les applaudissements furent d'abord timides, étonnés. Puis les clients se levèrent, tous, et leurs mains claquèrent vivement, leurs bouches sifflèrent, et les filles enfin s'autorisèrent de dernières larmes.
A la fin de la nuit, Otsu se dirigea vers la chambre vide. Jamais encore elle n'en avait poussé la porte. Son occupante, elle la connaissait si peu. Si mal. Et elle ne pourrait plus jamais la connaître maintenant. La catin hésitait à en pousser le battant. Le soir où c'était arrivé, le soir où la mort s'était installé dans l'Etage Privé, Otsu n'avait eu aucune pensée pour sa sœur. En entendant les bris de verres, c'était pour elle que la catin avait eu peur. Pas une seule seconde elle n'avait pensé que cela pouvait venir d'ailleurs. Que cela venait de Dame Yukari qui avait laissé échappé les verres vides en prenant conscience du cadavre gisant dans l'alcôve.
Otsu poussa la porte et s'avança dans la chambre, noire et glacée. Elle se laissa tomber sur le lit, tout au bout, pour ne pas briser les creux du matelas, les creux qu'un corps tout chaud y avait imprimé il y a de ça tant de nuit. Ses yeux se promenèrent sur la couche. Un sourire fatigué et triste déchira ses lèvres.
Ses sœurs y étaient venus avant elle pour un dernier hommage.
Sur l'oreiller, trois brins de lavande.
