J'ai été transportée dans mon jeu vidéo favori, mais je n'ai aucune compétence over-cheatée, à part le pouvoir de l'amitié !

Chapitre 1 : Un nouveau monde merveilleux

« Papa, je suis rentrée ! »

Comme d'habitude, aucune réponse. Et comme d'habitude, quand je jette un œil sur la table à manger, il y a un morceau de papier sur lequel a été griffonné à la hâte :

« Ma chérie, je resterai tard au travail ce soir. Il y a du curry dans le frigo à te faire réchauffer pour le dîner. Pense bien à faire tes devoirs, Claire ! Je t'aime, papa. »

Désabusée, je passe prendre un paquet de biscuits dans le placard de la cuisine et je vais directement dans ma chambre. Je fais glisser mon sac à dos de mes épaules et je le balance sur mon lit. J'ai bien des exercices de maths à faire une une leçon d'histoire à apprendre, mais ça attendra. De toute façon, personne ne sera à la maison avant que je ne sois couchée, alors j'ai largement le temps de m'y mettre.

Je préfère m'installer devant ma console pour me changer les idées des abrutis du lycée, et je lance mon jeu préféré, Final Fantasy IX. Après le logo Playstation et son jingle insupportable arrive l'introduction. Cette putain d'intro qui me fait rêver à chaque fois, que je ne peux jamais me forcer à sauter. Et cette musique, bordel, cette musique, elle me fait frémir à chaque fois que je l'entends. Je suis transportée, et pour la première fois de la journée, j'ai enfin l'impression d'être chez moi.

Je commence une nouvelle partie : la dernière fois, j'ai essayé d'arriver le plus vite possible à la fin, pour essayer de récupérer Excalibur 2. Ça m'a pris plusieurs tentatives, mais j'ai fini par réussir : j'étais carrément fière ! Mais cette fois, j'ai envie de me détendre, de prendre mon temps.

Je regarde le générique, les yeux rivés à l'écran. Je reconnais tous les noms familiers des membres du studio, des noms que j'ai dû voir des dizaines de fois maintenant. Je souris bêtement lorsque la princesse Grenat apparaît à l'écran et je manque d'applaudir en voyant le Prima Vista apparaître. L'écran devient noir pour laisser place à la scène d'introduction de Djidane, le personnage principal, un garçon à queue de singe au passé mystérieux. Pour cette partie, j'ai décidé de garder les noms originaux au lieu de renommer les personnages, comme je l'ai parfois fait.

Soudain, je sursaute : un éclair vient de zébrer le ciel et d'éclairer ma chambre. Un instant plus tard, le tonnerre gronde. Ce n'est pas tombé loin, visiblement. Je me reconcentre sur mon jeu. Comme je le fais souvent, je prends le temps d'explorer la première pièce sombre avec le personnage, de récupérer tous les objets, de relire l'écriteau qui présente l'aérothéâtre. Ce sont des informations qui sont censées servir à une quête annexe, des heures plus tard, mais ce n'est pas comme si j'en avais encore besoin : je sais déjà tout ça par cœur. Je veux juste m'immerger dans cet univers que j'aime tant. Enfin, j'allume la lampe à huile au centre de la pièce, et les trois amis du héros entrent. C'est à ce moment qu'une espèce de créature avec une tête de dinosaure surgit en hurlant. C'est évidemment le chef de la troupe, qui teste ses élèves, et qui permet au joueur de découvrir le système de combat. Pas une bataille difficile, le but, c'est que n'importe qui puisse gagner, et de surprendre quand l'identité de l'assaillant est révélée à la fin. Je souris avec contentement.

Mais au moment où l'écran se déforme pour faire place au premier combat du jeu, un nouvel éclair tombe, probablement sur mon immeuble, car toute l'électricité se retrouve instantanément coupée. L'écran et la console s'éteignent évidemment, mais ils se rallument presque aussitôt en grésillant, et je vois des étincelles parcourir le fil de la manette. Je n'ai pas le temps de réagir que le courant m'a atteinte, et je me retrouve projetée contre le mur, assommée.

Quand je me réveille, je ne suis plus dans ma chambre. Je suis dehors, et quand je me redresse, je m'aperçois que je suis sur une place que je ne reconnais pas. Ce n'est même pas la ville où j'habite, ou alors c'est un quartier que je ne connais pas, et qui est vachement archaïque. Je cligne des yeux pour essayer de mieux distinguer la statue qui est au centre de la place, mais j'ai encore un peu de mal à y voir clair. Le coup de jus a dû pas mal me secouer. C'est quand une ombre recouvre le sol que je m'aperçois qu'il y a vraiment quelque chose qui cloche. Pour être plus précise, ce n'est pas tellement l'ombre qui me perturbe, c'est plutôt qu'en levant le regard pour savoir ce qui l'a causée, je découvre avec stupéfaction un aéronef que je saurais reconnaître entre mille : c'est le Prima Vista ! Je me pince pour m'assurer que je ne rêve pas, puis je me lève en époussetant mon jean et je me dirige d'une démarche encore mal assurée vers la statue. Je lis la plaque et je confirme ce que je savais déjà : c'est la statue du général Madeline, qui a vaincu l'armée de Lindblum avec seulement neuf autres soldats ! Je suis à Alexandrie, à l'intérieur de mon jeu vidéo !

Je titube sous le coup de la surprise, et il me faut quelques minutes pour reprendre pleinement mes esprits. Ce doit être un rêve. Je ne vois pas comment ce serait réel. J'ai dû prendre un coup de jus au moment de l'orage et je suis en train de rêver. Honnêtement, comme rêve, passer du temps dans Final Fantasy IX, j'aurais pu tomber bien plus mal.

Je décide donc d'en profiter au maximum : je fais le tour de la place et j'arpente les rues si familières pour récupérer tous les objets dont je connais l'emplacement par cœur, ainsi que les endroits où il est censé y avoir de l'argent. De fait, à chaque fois, je trouve quelques pièces ou quelques billets, comme si quelqu'un les avait fait tomber là par accident. Je passe aussi au kiosque touristique qui trône au milieu de la place centrale. Juste par acquis de conscience, je demande au lion humanoïde qui tient l'endroit si c'est bien aujourd'hui le seizième anniversaire de la princesse Grenat. Bingo ! C'est le bon jour, ils donnent la pièce Je veux être ton oisillon ce soir ! En même temps, étant donné que je viens de voir le Prim Vista, ça n'aurait pas dû être une surprise, mais je ne pense pas qu'on puisse me reprocher de ne pas être parfaitement rationnelle, vues les circonstances.

Je prends ma décision immédiatement : puisque je suis dans le jeu, je ne vais pas seulement me détendre à Alexandrie et profiter du décor, je vais aussi faire en sorte de participer à l'aventure principale, et voir mes personnages favoris en vrai. Je me rends à la boutique et, à force de marchandage, j'arrive à acheter quelques Potions et deux Lasiks (ils seront utiles dans la Forêt Maudite, et j'ignore ce que le reste du groupe aura prévu). Je sais que l'armurerie sera fermée, mais j'y fais quand même un tour, au cas où je pourrais me procurer une arme. Comme dans le jeu, l'armurier est en train de fermer les stores, et il me dit de repasser demain. Tant pis. J'essaierai d'improviser quelque chose dans le naufrage du Prima Vista.

Ensuite, je passe à l'église, pour voir si Bibi et Puck sont déjà montés sur les toits pour assister à la pièce. Mais il n'y a encore personne. Je récupère les cartes de Tetra Master qu'Hippo a cachées là, et je décide de faire quelques parties en attendant le soir. Je m'installe à la Vénus Rayonnante et je joue pendant une bonne heure, avant de constater que le soleil commence à se coucher. Au départ, j'ai été surprise que les cartes n'aient pas de valeur aléatoire, comme dans le jeu, mais j'ai réalisé que c'est le genre de règle qui serait difficilement applicable en pratique. Je me suis très vite habituée à ce changement, d'autant qu'il rend en réalité les parties plus simples, et j'ai assez vite accumulé un petit pactoles de cartes pas dégueulasses. Rien d'ultra-puissant, évidemment, mais mieux que les petits Gobelins, Squelettes et autres Flambos que j'avais au départ.

Je quitte le bar et je retourne vers l'église. Cette fois, c'est bon, Coubo est là, et il a vu passer Bibi et Puck. Je lui demande de dire bonjour à Steelskin de ma part, en lui disant que je suis une grande fan, ce qui est vrai. Puis je monte à l'échelle et je traverse les toits aussi prudemment que possible. Toute à mon excitation, j'avais oublié que Bibi avait fait tombé une des planches qui permettaient de passer au-dessus des rues. Je prends une grande inspiration, puis je m'élance. J'ai sauté assez loin, mais je rate complètement ma réception, et je me mets à glisser sur les tuiles. J'arrive à m'arrêter avant de tomber dans la rue en contrebas, heureusement, et je me remets debout sur des jambes flageolantes. Pour la première fois de ma vie, je regrette d'être aussi nulle en sport. Mais je poursuis : je ne voudrais manquer la pièce pour rien au monde !

Enfin j'arrive, juste à temps : Bach, habillé dans un costume de roi Lear qui lui va particulièrement mal, est en train de réciter le prologue. Sa voix est exactement celle que j'attendais en le voyant dans le jeu : ronde et chaleureuse. Mais qu'est-ce qu'il joue mal ! À quelques mètres sur ma droite, je vois un petit bonhomme à la veste bleu et au chapeau pointu et un souriceau humanoïde qui ont le regard fixé sur la scène : c'est Bibi et Puck. Je suis heureuse qu'ils ne m'aient pas vue arriver : je ne voudrais pas qu'ils viennent me poser des questions et qu'on fasse un esclandre avant l'arrivée de la princesse.

C'est la première fois que j'assiste à la pièce en entier (enfin, je sais que la fin sera écourtée) au lieu de jouer la séquence où Steiner cherche ses chevaliers Brutos pour retrouver la princesse, puis la poursuite avec Djidane. Je dois dire que je suis agréablement surprise. Vu les noms des personnages et celui de l'auteur (lord Hayvon, excusez du peu), je m'attendais à du sous-Shakespeare, mais c'est beaucoup mieux que ça. L'intrigue politique est intelligente et est portée par des personnages aussi passionnés que passionnants, si bien que je ne m'ennuie pas une seconde.

Enfin, comme prévu (enfin, comme dans le jeu : ça tombe encore plus mal par rapport au reste de la pièce que ce à quoi je m'attendais !), la princesse « Cornélia », jouée par Grenat dans un manteau de mage blanche monte sur scène, suivie par le pauvre Steiner (ou plutôt le prince « Schneider »), qui ne sait pas ce qu'il fait là. Il y a un moment de flottement, mais Grenat prend très vite la situation en main. Elle maîtrise son sujet, il n'y a pas à dire. Quand le roi Lear s'apprête à transpercer le corps de Markus, la princesse Cordélia se jette devant lui pour protéger son amant. Cela cause le désespoir de son père, mais aussi, de manière comique, celui de Steiner, qui croit que Grenat est véritablement morte. Il est... aussi finaud que ce que le jeu laisse penser. C'est ce moment que j'attendais : deux des Brutos ( je ne sais jamais lequel) surgissent de l'autre côté de Bibi et de Puck, et s'écrient :

« La resquille est interdite ! » (je n'avais jamais compris ce qu'il disait : le texte défilait trop vite à l'écran dans le jeu. Un mystère d'éclairci !)

Les deux enfants s'enfuient, avec moi à leur suite, car je n'ai pas plus de billet qu'eux, et les soldats sont après moi aussi. Nous débouchons sur la scène dans le plus grand chaos. Bibi lance un sort de Brasier pour retenir les deux gardes, mais le manteau de Grenat prend feu, et celle-ci s'en débarrasse immédiatement, révélant son identité à tous. C'est le signal de la retraite : les Tantalas s'activent de toute part (et paniquent un peu plus que ce à quoi je m'attendais), et l'aérothéâtre se met en branle. Au milieu de tout ça, j'aperçois Puck qui bondit de la scène (je m'étais toujours demandé pourquoi il n'était pas avec le reste de l'équipe ensuite, mais j'aurais dû deviner que les rats quittent le navire lorsqu'il s'apprête à faire naufrage), et je m'accroche de mon mieux au mat central. Je sais que les prochaines minutes vont être agitées, et je ne veux pas être projetée hors de l'aéronef trop tôt.

Comme dans le jeu, la reine Branet tire une Succube (qui n'est pas un démon lascif et séducteur dans ce jeu, mais une boule de feu dotée de conscience et qui a tendance à s'auto-détruire) sur le navire pendant que celui-ci s'éloigne en détruisant plusieurs des tours de la ville. Steiner ne la voit pas et tente de forcer l'équipage à lui restituer la princesse, mais il est interrompu quand la bombe explose à quelques mètres de lui, le projetant avec violence contre le bastingage.

Enfin, le Prima Vista s'éloigne d'Alexandrie, mais il a été considérablement endommagé dans la fuite : entre l'explosion de la Succube et les boulets de canon que Branet a fait tirer dessus, il a perdu plusieurs des hélices qui le font voler, et il perd de l'altitude. Le sol se rapproche de plus en plus vite, et nous heurtons la cime des arbres de la Forêt, ce qui éjecte Bibi, Steiner et Grenat. J'aimerais dire que je fais preuve d'un grand courage, mais je suis en train de hurler de terreur, et je ne sais pas si je m'agrippe plus fermement en prévision du choc qui va venir, ou si mes bras sont simplement paralysés par la peur panique qui m'a saisie. En tout cas, quand nous nous écrasons au sol, je vois Djidane passer par-dessus le bastingage, et me fait lâcher prise. Mon front heurte le sol assez violemment, et je perds connaissance.

Quand je me réveille, je suis étendue sur un lit à l'intérieur du Prima Vista. Le vaisseau est dans un état encore pire que ce dont je me rappelle dans le jeu. Tout autour de moi n'est que planches cassées et pièces de machine tordues. Dans la même pièce, il y a quelques lits où sont allongés des membres de l'équipage que je ne reconnais pas. En même temps, c'est logique : j'imagine mal que les personnages du jeu suffisent à faire fonctionner un si grand vaisseau alors qu'ils sont à peine une dizaine

J'essaie de me lever, mais j'ai la tête qui tourne et je manque de vomir. Je vois Frank qui s'approche précipitamment de mon lit. Il est... Vachement plus bizarre et moins sexy que ce que j'avais imaginé. Ce que j'avais pris pour une tunique brune est en réalité un patchwork de cicatrices sombres, comme s'il avait été gravement brûlé et qu'on lui avait maladroitement greffé une peau d'une couleur différente. Cela déforme le bas de son visage et lui donne l'air bien plus menaçant que dans le jeu, d'autant que ses yeux sont presque invisibles sous son bandeau en cuir. Mais quand il me parle, sa voix est prévenante et pleine de gentillesse :

« Doucement, tu as été pas mal secouée. Prends le temps de te remettre. Tiens. »

Il me tend un flacon qui ressemble à l'icône des potions dans le jeu. Je lui souris et j'avale la fiole de soin. Le goût est difficile à identifier, pas exactement désagréable, mais pas franchement plaisant non plus. C'est surtout la texture, très épaisse, qui me fait grimacer. Malgré tout, je me sens infiniment mieux, et je remercie Frank.

« Pas de quoi, fait-il d'un ton désinvolte. Au fait, comment tu t'appelles ?

- Claire, je réponds. Désolée de vous envahir. J'assistais à la pièce, mais je n'avais pas exactement de billet. Du coup, je me suis fait courser par les gardes, et je suis arrivée sur scène avec le mage... Tu sais où il est, d'ailleurs ?

- Ne t'excuse pas pour ça. Dans les Tantalas, on a l'habitude de recueillir tout un tas de gens, et tu n'es pas la pire qu'on ait trouvée ! Pour te répondre, je n'ai aucune idée d'où est passé le petit mage, ni la princesse ou son foutu garde du corps, d'ailleurs. Je pense qu'ils ont été éjectés de l'aérothéâtre au moment du crash. J'espère qu'ils ne sont pas morts ou blessés au milieu de cette maudite forêt. D'autant que si la princess est kaputt, on peut dire adieu à notre paie. Bref, repose-toi encore un peu, et quand tu te sentiras d'attaque, rejoins Cina à l'extérieur. Tu auras juste à traverser le couloir, puis la salle de réunion pour sortir. Tu le reconnaîtras facilement, mais ne fais aucune remarque sur son apparence ou sur son accent, il est très susceptible. »

Puis il s'éloigne d'une démarche chaloupée pour aller s'occuper des autres blessés, avant de sortir de la pièce. Je reste allongée un certain temps à réfléchir. Normalement, Djidane ne devrait pas tarder à arriver avec Bibi et Steiner, qui auront été empoisonnés, mais Grenat va se faire capturer par le Maton, le serviteur du maître de la forêt. J'essaie de réfléchir à la suite des opérations, mais je perds assez vite conscience. Je ne sais pas si c'est parce que je suis épuisée par les événements récents ou si c'est un des effets de la potion.

Lorsque je me réveille, je me sens infiniment mieux. J'arrive à me lever sans trop de difficulté et je me dirige vers la porte, en constatant que les mésaventures récentes n'ont pas arrangé l'état de mes vêtements, qui sont déchirés de partout. Mais je doute que les Tantalas aient de quoi me changer, vu les circonstances, et ils n'auraient pas de raison de donner quoi que ce soit à une parfaite inconnue comme moi.

Une fois sortie, je m'aperçois que je suis dans le couloir central du Prima Vista, celui qui remonte vers la cabine de pilotage. Je me dirige vers l'extérieur du vaisseau, et je reconnais un visage familier : Senero. Enfin, je dis visage, mais il est recouvert d'un genre de cagoule. Il me salue à sa manière un peu désarticulée et comique, mais il est bien plus impressionnant en vrai. Je ne sais pas si c'est les pinces mécaniques qu'il a à la place des mains, ou le fait que ma tête arrive à peine au niveau de sa poitrine (je suis pourtant aussi grande que la plupart des garçons de ma classe). Dans tous les cas, j'ai beau savoir qu'il n'est pas dangereux, en tou cas pour moi, je n'en mène pas large.

Un peu plus loin, il y a un Mog, dont j'ai oublié le nom (peut-être Mogliano?), car je n'ai jamais eu beaucoup d'intérêt pour la quête de la mog-poste dans le jeu. C'est peut-être l'occasion de remédier à cette omission, cela dit. Et puis surtout, je vois Cina, qui est effectivement reconnaissable entre mille : il porte un genre de toque de cuisinier, mais faite de métal son visage est rougeaud mais légèrement menaçant et il a un gilet si court qu'on voit l'ensemble de son torse et de son ample bedaine. Quand il se tourne vers moi, je me rends compte qu'il a laissé ouverte la fermeture de son short pour laisser son ventre pendouiller. Je reste une seconde bouche bée, puis je me dirige vers lui et je me présente, avant de demander si je peux faire quelque chose pour aider. Il m'inspecte, puis hoche la tête et m'attribue des tâches, avant de reprendre son travail avec efficacité. Le zozotement qui le caractérise dans le jeu est bien moins prononcé, et n'empêche absolument pas de le prendre au sérieux. Je me mets à l'ouvrage sans protester et je commence à répartir les objets qui ont été sauvés du crash pour voir ce qui peut être réparé ou réutilisé. Alors que je progresse lentement, je vois Djidane qui arrive en portant Bibi sur son dos et en traînant Steiner avec difficulté. L'armure du capitaine fait un barouf monstrueux, et le jeune voleur transpire et halète comme un malade. J'accours aussitôt pour prendre le petit mage noir (je n'ai clairement pas les muscles pour soulever Steiner). Il est bien plus léger que je ne m'y attendais, mais en y réfléchissant, ce n'est pas si surprenant que ça, étant donné que comme tous les Mages Noirs, il est essentiellement constitué de Brume. Senero et Cina s'approchent à leur tour et soulagent Djidane de son fardeau. L'adolescent s'effondre alors à terre, à bout de souffle. Clairement, il a tout donné pour ramener les deux autres au vaisseau, mais il trouve encore l'énergie de souffler :

« Poison... Maton... Pas pu l'éviter... »

Cina hoche la tête et laisse Steiner au frère Nero, sans doute pour aller chercher Frank. C'est lui l'expert en soins de la bande, après tout. Je suis le colosse à l'intérieur de l'aérothéâtre et nous déposons les deux victimes inconscientes chacun dans une chambre. Je reste avec Bibi pour surveiller son état. Je sais que tout devrait bien aller, mais il paraît si petit, si frêle que je ne peux pas m'empêcher de vouloir le protéger.

Frank arrive avec une mallette remplie de potions variées. Il me jette à peine un regard avant de s'occuper du malade. Il l'examine attentivement, puis sort une potion et la lui fait avaler. Frank se relève lentement, l'air incertain.

« Merci, Claire, dit-il en se tournant vers moi. Il devrait bientôt se réveiller, enfin j'espère. Je suis mal placé pour juger, mais c'est un gamin bizarre, alors je ne sais pas trop si mes remèdes seront efficaces. Tu n'es pas forcée d'attendre là, mais si tu restes, je veux bien que tu viennes me chercher une fois qu'il aura repris connaissance. »

Je hoche la tête et je me renfonce dans mon siège pendant que le jeune homme sort, probablement pour aller s'occuper de Steiner. Je regarde le petit mage noir, qui est complètement immobile sur le lit, sans paraître respirer. Ses grands yeux jaunes sont invisibles, et il n'y a qu'un espace complètement noir à la place de son visage. Je comprends la remarque de Frank : c'est un peu flippant de voir quelqu'un comme ça, on pourrait presque croire qu'il est mort. Je commence à me demander si ma présence dans le jeu ne risque pas d'altérer considérablement l'histoire que je connais. Et je sais qu'il y a des moments durs, que j'aimerais bien pouvoir changer pour aider les personnages que j'aime tant, mais je suis aussi terrifiée à l'idée des conséquences de mes actions. Si je sauvais Frank de la Forêt Maudite, ça signifierait que Markus n'irait pas à Tréno pour trouver un remède il ne rencontrerait et n'aiderait pas Grenat, qui ne retrouverait pas Totto. Je ne sais pas si ce serait une mauvaise chose, parce que sa mère ne pourrait pas la kidnapper pour lui voler ses Chimères, mais tout ce qu'elle vivrait au cours de ce voyage, tous les bénéfices qu'elle en retirerait disparaîtraient. D'un autre côté, est-ce que j'ai le droit de sacrifier Frank comme ça, en admettant que je puisse le sauver ? Est-ce que j'ai le droit de décider à la place de tous ces personnages ce qui est bon pour eux ? Je sais ce qui est censé se produire, mais est-ce que je dois le changer comme je l'entends, ou est-ce que je dois me tenir à l'écart ?

Je suis perdue dans mes réflexions quand je vois que Bibi commence à bouger. Ses yeux clignotent, et il essaie de se redresser. Je m'approche de son lit et je pose ma main sur sa poitrine.

« Reste tranquille. Tu as été empoisonné par un des gardiens de la forêt, il faut que tu te reposes. Je vais chercher Frank, c'est lui qui t'a soigné, reste là. »

Le mage noir hoche la tête, et je me lève pour sortir. À la porte, je croise Djidane, visiblement à peu près remis. J'ai enfin l'occasion de le regarder de près : je comprends que Grenat ait été séduite, il est pas mal sexy dans son genre. Il a un grand sourire confiant et de grands yeux bleus rieurs, malgré les circonstances graves. Il est plus râblé que ce à quoi je m'attendais, mais ses muscles sont bien dessinés sous sa veste en jean.

« Je te reconnais pas, me dit-il. T'es pas des Tantalas, pas vrai ?

- Je m'appelle Claire, je réponds. J'assistais au spectacle, et je me suis retrouvée sur l'aérothéâtre quand vous avez dû vous enfuir. Désolée pour le dérangement.

- Pas de souci. Moi c'est Djidane. Merci pour ton aide tout à l'heure, le vieux était franchement lourd. À toute ! »

Il m'adresse un geste de la main désinvolte et rentre dans la pièce pour aller discuter avec Bibi et essayer de lui remonter le moral. Je me dirige vers la chambre de Steiner, d'où Frank sort en maugréant :

« C'est vraiment un con, ce type. Enfin, au moins, il a pris sa potion et il s'est calmé.

- Salut, je voulais te dire que Bibi s'était réveillé. J'ai croisé Djidane, il est allé le voir. »

Le jeune homme me remercie, puis va vérifier l'état du mage noir. Normalement, il devrait discuter avec son ami au passage, et celui-ci va décider d'aller sauver la princesse. Je rejoins Cina à l'extérieur pour voir s'il a encore besoin d'aide, en attendant que Djidane repasse avec son équipe. Je ne sais pas à quel point je veux modifier l'histoire du jeu, mais il est hors de question que je n'accompagne pas les héros.