Chapitre 10 : Détour par les marais

Après peut-être deux heures passées à revenir sur nos pas à travers la Brume, la terre se fait de plus en plus humide et meuble sous nos pas et de petites mares entourées de roseaux commencent à apparaître autour de nous. La végétation change elle aussi : à plusieurs reprises, nous devons contourner de larges étendues de plantes aquatiques plus hautes que nous. Enfin, nous nous trouvons face à un plan d'eau stagnant derrière lequel se dressent un rempart d'herbes dans lequel je sais qu'il est incroyablement facile de se perdre. Au loin se dresse, à peine visible à travers la Brume, une structure en pierre à laquelle je n'avais pas fait attention dans le jeu, mais en y réfléchissant, je me rends compte qu'il s'agit sans doute de l'entrée du tunnel vers le Continent Extérieur, que nous devrions traverser plus tard. Nous nous arrêtons, et Djidane commente :

« C'est vraiment pas engageant. Mais si Freyja s'est perdue quelque part, ça doit être là. Je ne sais pas pourquoi elle a décidé de s'enfoncer là-dedans, mais je ne vois pas d'autre explication. »

Je hoche la tête en déglutissant avec appréhension. Mais je ne cède pas à mon angoisse et je m'avance avec autant de détermination que je le peux. Nous progressons lentement en écartant sur notre passage les herbes qui nous bouchent la vue. J'essaie de conserver la même direction, mais c'est très difficile de ne pas perdre le sens de l'orientation : il n'y a aucun point de repère fixe, et la Brume qui nous surplombe empêche complètement de voir le soleil. De plus, nous sommes plusieurs fois interrompus par des monstres. Je n'arrive pas à trouver le courage de les viser à l'arc, mais Djidane les élimine sans difficulté. Cependant, à force de bouger pour faire face aux ennemis et de devoir esquiver leurs attaques, il devient encore plus impossible pour nous de nous repérer.

Il nous faut plusieurs heures pour déboucher sur un espace plus ouvert. Je commence à pousser un soupir de soulagement, mais je m'arrête aussitôt en poussant un juron : deux petits Mogs se trouvent juste devant moi et discutent des affinités élémentaires. Ce sont Mogoo et Mogmi, qui sont censés être à l'entrée des Marais, c'est-à-dire exactement à l'opposé de l'endroit d'où nous venons. Ce qui veut dire que nous avons dépassé l'étang où Kweena cherche des grenouilles ainsi que la maison de Kwell, et que nous n'avons toujours aucune idée d'où se trouvent Freyja et Bibi. Je leur demande s'ils n'ont pas vu nos amis, et ils me répondent avec enthousiasme qu'ils sont passés par là hier en début de matinée. Je leur demande de nous indiquer la direction vers laquelle ils sont partis, puis je les remercie, et Djidane et moi repartons.

Enfin, je dresse l'oreille : au milieu du bruit de la faune environnante, j'ai reconnu des coassements de grenouilles. Je m'arrête si soudainement que Djidane me rentre dedans. Il me demande ce que je fais avec impatience : se perdre ainsi sans obtenir aucun résultat le frustre visiblement beaucoup. Je le fais taire d'un mouvement de la main, et je me concentre pour essayer de savoir d'où viennent les coassements, et je reprends ma progression, suivie du voleur qui continue de maugréer en traînant les pieds.

Après seulement quelques minutes, nous arrivons devant l'étang que je reconnais : de nombreux batraciens y bondissent avec bonheur et au milieu, il y a une créature à l'apparence à peu près humaine quoiqu'elle soit largement sphérique, que sa peau soit d'un blanc peu naturel et tirant sur le verdâtre, et que son immense langue pende de sa bouche en lui arrivant jusqu'au niveau du nombril : je reconnais tout de suite Kweena Quen, dont le physique est assez typique des Kwe. Elle porte un tablier et une toque de cuisinier, et elle court après les grenouilles pour essayer de les attraper. J'essaie de m'approcher d'elle, mais je glisse dans la boue et je m'étale par terre. Je me relève avec difficulté, les vêtements et le visage recouverts de gadoue bien dégoulinante. Génial. Il n'y a pas à dire, je suis à mon avantage en ce moment, c'est fou.

« Oh, des voyageurs ! s'exclame le Kwe en s'apercevant que nous sommes là. Est-ce que vous êtes comestibles ? J'ai très faim ! »

Djidane est interloqué, mais je ne peux m'empêcher de sourire. Kweena a toujours été un de mes personnages favoris. Ce n'est pas le plus classe du jeu, très loin de là, mais il est délicieusement bizarre, sans mauvais jeu de mots.

« On est probablement comestibles, je réponds. Mais je doute d'être si bonne à manger que ça, je te promets. Au fait, je m'appelle Claire, et ça, c'est Djidane. Tu essayais d'attraper des grenouilles, c'est ça ? Tu veux qu'on t'aide ? »

La Kwe hoche frénétiquement la tête et commence à m'applaudir à deux mains, avant de se présenter à son tour. Djidane me tire sur la manche, avant de prendre un air dégoûté en essayant de se débarrasser de la boue qu'il s'est mise sur la main. Il me chuchote sur un ton brusque :

« Mais qu'est-ce que tu fiches ? Tu as oublié qu'on était pressés et qu'on ne pouvait pas perdre du temps à attraper des fichues grenouilles !

- Je n'ai pas oublié, crois-moi. Mais Kweena a l'air de vivre ici, donc avec un peu de chance, si on l'aide, elle pourra nous guider et on retrouvera plus facilement nos amis. »

Le voleur grommelle, mais il obtempère, et bientôt, nous sommes tous les trois à courir et à déraper dans la boue. Je me gamelle constamment, et Kweena s'en sort à peine mieux que moi. Djidane est sans doute celui qui parvient le mieux à rester debout, mais même lui se retrouve plus souvent qu'à son tour allongé par terre. Enfin, à l'issue d'un bond particulièrement spectaculaire, j'arrive à refermer mes mains sur une grenouille. Le contact de sa peau visqueuse a quelque chose de profondément répugnant, et elle se débat pour m'échapper, mais je ne lâche pas prise. Je me dirige vers Kweena et je lui tends l'animal avec dégoût.

« Vraiment, c'est pour moi, miam ?

- Fais-toi plaisir ! »

Le Kwe s'empare de l'animal alors et l'engloutit d'une traite. Djidane et moi le regardons avec un mélange d'admiration et de répugnance alors que sa gorge est agitée des soubresauts du batracien encore vivant qui lui glisse dans le gosier. C'est à la fois impressionnant et profondément perturbant, mais Kweena a l'air plus que satisfaite, et elle nous demande si nous connaissons les autres étrangers. Djidane se redresse alors aussitôt et lui demande de qui elle parle, et la Kwe explique qu'une femme-rat et un garçon au chapeau pointu sont venus chez son maître hier, mais ils étaient bien moins appétissants que nous, alors elle ne les a pas mangés. Djidane fronce les sourcils en entendant cette dernière réplique, mais il décide de ne pas relever, et demande si Kweena sait où les étrangers sont allés. Il hoche la tête et nous conduit à la maison de son maître Kwell.

C'est une cabane de bois qui est plus grande que ce à quoi je m'attendais, mais qui paraît tout de même extrêmement rudimentaire. L'intérieur n'est composé que d'une pièce unique, au centre de laquelle trône un grand chaudron au-dessus d'un feu ardent et dans lequel bout une substance que je ne reconnais pas (et connaissant les Kwe, que je préfère sans doute ne pas connaître). Des ustensiles de cuisine recouvrent un des murs, tandis que l'autre est occupé par une bibliothèque. J'arrive à lire quelques-uns des titres, et je m'aperçois qu'ils s'agit exclusivement de livres de cuisine, ce qui ne me surprend guère. À l'autre bout de la pièce se trouve un lit, dans lequel je reconnais Freyja, qui est extrêmement pâle et recouverte de sueur. Debout à côté, je vois Kwell qui est en train de s'occuper d'elle, ainsi que Bibi, qui se retourne en nous entendant entrer et qui pousse une exclamation de joie avant de courir vers nous. Il nous prend tous les deux dans ses bras l'un après l'autre avant de s'exclamer avec un soulagement évident :

« Vous êtes là ! J'étais tellement inquiet. Un monstre nous a pourchassés et nous avons dû nous cacher dans ce marécage, mais madame Freyja a été blessée, et elle est tombée malade. Monsieur Kwell s'occupe d'elle, mais je ne savais pas quoi faire, et j'avais peur que vous ne continuiez sans nous !

- On ne vous laisserait pas tomber, promis, je réponds en le serrant fort contre moi avant de me tourner vers le Kwe : Merci de vous être occupés de nos amis. Si ça peut vous aider, je devrais avoir des Potions de soin et des Antidotes.

- Bah, fait-il avec mépris. Des boissons répugnantes ! Qu'est-ce que vous avez tous à refuser de profiter des bienfaits de la nourriture ?

- Claire, souffle le chevalier-dragon d'une voix faible. Donne-moi une Potion et sauve-moi de ce malade.

- Hum, je fais semblant d'hésiter. Je ne sais pas, et s'il avait raison ?

- Si tu ne me donnes pas de remède tout de suite, je te jure que je vais t'étriper. » parvient-elle à s'écrier avant de retomber sur le lit, rendue à moitié inconsciente par la fièvre.

À côté de moi, j'entends Djidane qui se retient à grand-peine de rire, pendant que Bibi nous regarde les uns après les autres avec inquiétude.

« Désolée, maître Kwell, je finis par dire en m'approchant du lit. On est un peu pressés et j'ai peur que Freyja ne me le pardonne jamais si je ne la soigne pas rapidement.

- Les jeunes d'aujourd'hui sont bien trop impatients, et il ne comprennent pas la voie de la nourriture, soupire le Kwe, mais il s'écarte sans insister davantage pour me laisser administrer un Antidote à mon amie.

- Vous vous trompez, maître Kwell ! s'exclame Kweena. Claire comprend la voie de la nourriture : elle m'a donné une grenouille, miam !

- Toi aussi, tu es jeune et inexpérimentée ! la rabroue Kwell. La voie de la nourriture ne s'arrête pas aux grenouilles d'ici, miam ! Le monde est vaste et plein de plats délicieux !

- De la nourriture... meilleure... que les grenouilles ? Comment c'est possible ? » demande Kweena, visiblement incapable de comprendre une notion si étrange.

À ces mots, Djidane n'y tient plus, et il éclate de rire :

« Bien sûr qu'il y a des plein de choses plus délicieuses que les grenouilles ! Si tu veux, passe à Lindblum un de ces quatre, je te ferai goûter des plats dont tu me diras des nouvelles ! »

Kwell lui jette alors un regard perçant, puis lance d'un ton solennel :

« Voyageur, je voudrais que tu fasses découvrir les cuisines du monde entier à Kweena. C'est un apprenti prometteur, mais il a besoin d'élargir ses connaissances culinaires pour progresser sur la voie de la nourriture.

- Tu veux qu'il vienne avec nous ? Demande Djidane, qui ne s'attendait pas à une telle suggestion. Je veux dire, pas de problème, si ça te convient, Kweena ?

- Tu me feras goûter tout plein de plats, c'est promis ? Alors je suis d'accord, miam ! » répond la Kwe avec enthousiasme.

Pendant ce temps, j'ai pu faire ingurgiter une fiole de Potion à Freyja, gorgée par gorgée, et son visage a repris des couleurs. La femme-rat se redresse tant bien que mal et elle hoche la tête en guise de remerciement, mais je soupçonne qu'elle m'en veut un peu de m'être moquée d'elle tout à l'heure. Bibi s'approche d'elle et lui prend la main :

« Tu vas bien, madame Freyja ? J'ai eu peur que tu meures, tu sais !

- Il en faut plus pour m'abattre, ne t'inquiète pas. Et je croyais t'avoir dit de juste m'appeler Freyja ! »

Le chevalier-dragon essaie ensuite de se lever, mais elle est encore un peu trop faible. Elle nous explique qu'ils se sont perdus dans les marais après avoir été attaqués par un groupe de Péligons furieux. Dans le jeu, ce sont d'immenses pélicans, plus grands que des humains, avec des ailes et une queue de dragon, et dont le bec occupe plus de la moitié du corps. Je peux imaginer assez facilement imaginer que l'expérience a dû être plutôt effrayante, au moins pour Bibi (Freyja en a vu d'autres, à mon avis). Une fois les Péligons semés, ils se sont ensuite aperçus qu'ils étaient irrémédiablement perdus. Ils ont tourné en rond un certain temps, avant de tomber sur un Axolotl qui a pris Freyja par surprise et a réussi à la blesser avant qu'elle ne l'achève. La blessure s'est infectée, ou était empoisonnée, mais elle s'est très vite affaiblie. Heureusement, Bibi a réussi à la soutenir assez longtemps pour qu'ils débouchent par hasard sur la maison de Kwell, qui s'est occupé d'eux.

Celui-ci nous propose alors de rester encore un peu, et au moins de partager son repas en attendant que la guerrière soit remise. Celle-ci grimace, et je vois bien qu'elle n'a aucune envie de s'éterniser et qu'elle est impatiente de repartir au secours de son peuple, mais elle n'est pas en état de faire quoi que ce soit. Je pose une main sur son épaule et je lui souris :

« Je sais à quel point c'est important pour toi, et je ne peux pas te promettre qu'on arrivera à temps pour faire quoi que ce soit, mais ce n'est pas en mourant en route que tu aideras Bloumécia, Freyja. »

Elle se laisse retomber en arrière et acquiesce à regret. Le reste du groupe, incluant désormais Kweena, s'installe en cercle autour du feu, et Kwell nous tend des bols, dans lesquels il verse une abondante portion de la substance qu'il était en train de faire mijoter, puis il en donne aussi un à Freyja, qui le prend avec un geste maussade.

Malgré une apparence et une texture visqueuses et un peu répugnantes, c'est étonnamment délicieux, et nous mangeons tous avec appétit.

« Merci beaucoup, monsieur Kwell, c'était très bon, fait Bibi après avoir englouti son bol d'une traite. Ça me rappelle la cuisine de mon grand-père Kwane. D'ailleurs, il te ressemble un peu, tu le connais ?

- Pas du tout ! se récrie le Kwe, visiblement en colère pour la première fois. Je n'ai jamais entendu parler de ce vieux fou !

- Mais je ne comprends pas, fait Bibi en penchant la tête sur le côté, dubitatif, si tu dis que c'est un vieux fou, ça veut dire que tu le connais, non ? Et puis, tu lui ressembles un peu.

- C'est normal, miam ! Tous les Kwe se ressemblent !

- Alors tu ne le connais vraiment pas ? insiste le petit mage noir, soupçonneux.

- S'il te dit qu'il ne le connaît pas, c'est qu'il ne le connaît pas, le coupe Djidane, qui n'a pas l'air de goûter l'absurde de la situation, contrairement à moi. Et puis s'il ne veut pas en parler, on ne va pas le forcer, pas vrai ?

- Exactement ! répond Kwell, avant de se reprendre : je veux dire que je ne le connaîs vraiment pas. »

J'esquisse un sourire attendri. Je crois que j'avais vraiment besoin de me rappeler ces moments amusants et tendres qui font partie du jeu, au moins autant que les épreuves émotionnelles ou que les combats. Et je me dis qu'il faudra que je pense à m'assurer qu'on repasse par la grotte de Kwane près de Tréno pour que Kwell puisse avoir une vraie conversation avec son vieux maître sur ce que veut dire la nourriture. Parce que la cuisine du Kwe est sans aucun doute la meilleure que j'aie jamais goûtée de ma vie, mais... disons que son aspect peu ragoûtant gâche le plaisir de manger.

Une fois le repas fini, nous nous préparons à passer la nuit sur place en attendant de repartir le lendemain matin : je m'installerai dans le lit avec Freyja, tandis que les autres se partageront les trois tentes que nous avons juste à l'extérieur de la maison.

Une fois que nous sommes allongées, la femme-rat se tourne vers moi et me demande :

« Comment vas-tu, Claire ? Depuis que vous êtes arrivés ici, Djidane et toi, je trouve que tu as un regard... hanté, si tu vois ce que je veux dire. »

Je déglutis avec difficulté, et je commence à lui expliquer ce que j'ai vu à l'entrée de la Caverne de Guismar. Je n'ose pas la regarder en face, mais je ne sais pas si c'est parce que j'ai honte de ma faiblesse ou si j'ai peur de sa réaction en apprenant que ses concitoyens sont morts.

« Alors c'est ça que tu voulais dire quand tu disais qu'il était peut-être déjà trop tard.

- Je suis vraiment désolée, Freyja... je laisse échapper alors que les larmes commencent à couler sur mes joues.

- À moins que tu ne les aies tués toi-même, tu n'as pas à t'excuser. » me dit-elle avec un sourire pour me rassurer.

Du moins je pense que c'est ce qu'elle veut faire, mais ses paroles me rappellent les convulsions du Jayrfo que j'ai mis à mort, et j'éclate en vrais sanglots. Freyja me serre contre elle avec plus de tendresse que je n'en attendais de sa part. Enfin, je parviens à reprendre le contrôle de moi-même, et je m'écarte d'elle.

« Tu as aussi eu à tuer pour la première fois, n'est-ce pas ? »

Ce n'est pas vraiment une question, plutôt une affirmation, mais son ton ne contient aucune condamnation.

« Comment...

- Je suis une guerrière, répond le chevalier-dragon avec simplicité. Je suis passée par là, et j'ai vu de nombreux camarades faire face à la même angoisse. J'en reconnais les signes. J'imagine que Djidane s'est occupé de toi ? Il a intérêt, sans quoi je vais lui faire manger ses dagues.

- Il m'a réconfortée, je la rassure tout de suite. Mais... J'ai quand même tué quelqu'un. Je veux dire, c'était un monstre, mais...

- Prendre une vie n'est jamais anodin, et ne laisse personne te dire le contraire. Si tu étais une soldate, je te dirais d'apprendre à t'endurcir et de garder à l'esprit la raison pour laquelle tu te bats : ton pays, ton peuple, les camarades qui sont à tes côtés et qui se battent eux aussi pour toi. Mais tu n'es pas une guerrière, et je doute que tu aies l'intention de le devenir...

- Surtout pas ! Enfin... ce n'est pas contre toi ni rien, mais...

- Ne t'inquiète pas, je ne me sens pas insultée. C'est mon choix et ma vocation de me battre pour mon pays, mais c'est une décision que je ne voudrais imposer à personne. Je comprends parfaitement que tu ne souhaites pas suivre cette voie. Ce qui m'amène à ma deuxième question : pourquoi es-tu ici, Claire ?

- On n'allait quand même pas continuer sans vous ! je m'exclame, un peu surprise par son interrogation.

- Je ne parle pas de ça, je sais bien que Djidane n'abandonnerait jamais ses compagnons ainsi, et de ce que je sais de toi, ça n'a pas l'air d'être tellement ton genre non plus. Je voulais savoir pourquoi tu avais décidé de nous accompagner. Quand on était dans la salle du trône, tu as entendu Djidane et Steiner essayer de dissuader la princesse de venir. Pourtant, tu n'as pas renoncé. Au contraire, tu nous as rejoints en courant, visiblement terrifiée à l'idée de ne pas être avec nous. Ce qui m'amène à penser que ton retard n'était pas causé par des hésitations, mais que tu souhaitais parler à Cid sans que nous soyons présents. Pour être franche, cela me ferait penser que tu es une espionne, d'autant que tu es très secrète quant à ton passé. Mais tu n'as pas l'air d'avoir la moindre expérience des combats ou de l'aventure dans le monde extérieur, et ta première préoccupation semble être en toute occasion le bien-être de tes compagnons. En bref, tu es un mystère, et pour ne rien te cacher, il y a bien assez d'incertitudes dans ma vie en ce moment. Alors dis-moi : qui es-tu réellement ?

J'essaie de contrôler ma respiration, mais je me sens plus paniquée que jamais. Je sais bien que j'ai dissimulé pas mal de choses, mais j'espérais vraiment que les autres pourraient me faire confiance si je leur montrais que j'étais utile. Je déglutis avec difficulté, et je commence à dérouler l'histoire que j'ai essayé d'inventer depuis que Djidane m'a dit qu'il savait que je mentais : je suis la fille d'un marchand itinérant d'Alexandrie, mon père est mort, mais je n'ai pu hériter de rien et je me suis retrouvée à la rue, je me suis retrouvée embarquée dans les affaires des Tantalas en assistant à l'anniversaire de Dagga, et depuis, je suis Djidane et Bibi parce que ce sont mes seuls amis. Au moins la dernière partie est véridique, et j'espère que le reste permet d'expliquer pourquoi je sais certaines choses mais pourquoi je suis complètement paumée la plupart du temps. Freyja me jette un regard perçant, puis lâche :

« Si tu le dis, je veux bien te faire confiance, au moins pour l'instant, répond-elle en m'adressant un sourire chaleureux. Je ne pense pas que tu me mentes complètement, mais je ne pense pas que tu m'aies dit toute la vérité non plus, n'est-ce pas ? J'espère qu'un jour, tu accepteras d'être plus honnête avec moi.

- Je... Merci, je souffle. Désolée. Je... te le promets, mais...

- Je n'aime pas les secrets, mais il y a des choses dont il peut être difficile de discuter, pour différentes raisons. Je suis bien placée pour le savoir. Mais je veux que tu saches que quoi que tu caches, je suis prête à t'écouter, et je ne pense pas trop m'avancer en disant que Djidane et Bibi aussi. »

Je la remercie à nouveau, mais elle me fait signe d'arrêter et m'indique qu'il est plus que temps de dormir, car nous allons avoir de la route demain. Je frémis en pensant que je devrai revoir les cadavres des soldats à la Caverne de Guismar, mais j'acquiesce et je m'efforce de m'endormir. Le bruit ambiant des marais ne m'aide pas, ni la respiration tranquille du chevalier-dragon qui s'est assoupie presque immédiatement, mais je finis par sombrer dans un sommeil agité. Une nouvelle fois, je me réveille au milieu de la nuit en criant, mais Freyja m'attraper et me serre contre elle :

« Tout va bien, Claire, c'est fini. Je suis là, et je ne te lâcherai pas, c'est promis. »

Elle continue de me murmurer des paroles rassurantes, et je m'endors de nouveau en sanglotant.