Le jour où un Sirius Black âgé de seize ans a claqué derrière lui la porte du 12, square Grimmaurd, il a juré de ne plus jamais y mettre les pieds, et il est sûr que ses parents étaient (pour une fois) en parfait accord avec lui. Aux yeux de l'adolescent, rien ne pouvait être pire que cette maison, et croupir plus d'une décennie à Azkaban ne l'a pas convaincu de changer d'avis.
Mais parce que la Vie et le Destin se complaisent à lui cracher dessus, le voilà revenu entre ces satanés murs sinistres. Il a beau se répéter que tous les sacrifices en valent la peine pour l'Ordre – leur organisation ne peut pas renaître de ses cendres telle leur mascotte sans la sécurité d'un quartier général impénétrable, et pour le meilleur et pour le pire, des générations de patriarches Black ont conspiré pour faire du 12 la forteresse la mieux défendue de Londres – les mots sonnent creux sous son crâne.
Ce qu'il trouve dans la maison n'arrange en rien son humeur – ça aurait plutôt tendance à l'empirer. Sa mère est morte, certes, mais elle a laissé derrière son portrait qui se fait une joie de l'agonir d'injures et de lui rappeler qu'il est la honte de sa lignée et aurait mieux fait de mourir en prison. Kreattur le hait toujours autant que lors de sa jeunesse, et a décliné au point que le ménage n'a pas été fait pendant dix ans : résultat, les murs et les rideaux et la tuyauterie sont infestés de crasse et vermine. Il faudra probablement obliger les invités à récurer ce désastre de fond en comble – au moins Molly ne s'ennuiera pas – mais vu le nombre incalculables d'artefacts imbibés de magie noire accumulés par ses aïeux, la tâche s'annonce sportive.
S'il faut choisir quelque chose à brûler en premier, Sirius désigne d'emblée la tapisserie généalogique : depuis sept siècles qu'elle figure dans cette famille bouffie de sa propre importance, elle a fait son temps. Pour sa part, il est content de ne plus y figurer.
Et puis, son regard glisse du trou noirci où son nom se trouvait pour surprendre un éclat doré étonnamment vif – et quelque chose ne va pas, il n'est pas sensé y avoir de fils d'or dans cette tapisserie sauf que si, et le nom brodé avec…
Le nom associé avec…
Pendant plusieurs minutes, Sirius demeure pétrifié, le sang lui rugissant aux oreilles. Non. Ce n'est pas possible. Et pourtant.
Le nom de Bellatrix est accompagné, comme il sied à une sorcière mariée ayant conclu une union de sang impeccablement pur. Mais ce n'est pas le nom de Rodolphus Lestrange auquel elle est reliée – non, c'est Tom Elvis Jedusor, et le nom d'un concubin n'apparaît sur la tapisserie familiale qu'en cas de progéniture.
En dessous de ces deux noms figure Delphini Nausicaa Black, et vu sa date de naissance en 1975, cousine Bella ne s'est visiblement pas gênée pour tromper son cher et tendre Rodolphus. En dessous de ce nom-ci figure Persée Alexis Black, né le 18 août 1993, bientôt deux ans.
Et tous les deux sont reliés à l'aberration brodée au fil d'or, Delphini en tant que conjointe, Persée en tant que rejeton. Pour qui ne parle pas grec, impossible d'identifier les lettres et ce qu'elles signifient, mais l'éducation d'un héritier Black ne néglige jamais les classiques.
Poseidaôn Enosichthon. Poséidon, l'ébranleur du sol.
Le monde magique aime à répéter et croire que rien ne leur est supérieur – qui exactement est supérieur, ça dépend selon que vous vous adressiez à un sorcier ou un gobelin ou encore un centaure – et cela depuis si longtemps qu'ils en sont bienheureusement convaincus. Ce n'est que dans certaines vieilles lignées à la mémoire trop longue qu'on sait à quel point ce n'est pas le cas.
Car au-delà de la magie réside le divin. Et personne qui tienne à sa vie ou sa santé mentale ne s'en va confronter le divin à la légère.
Tout à coup, le conflit contre les séides de Voldemort est passé à la dimension supérieure. Comment diantre cette Delphini a échappé à l'attention générale – est-ce que Bellatrix l'a cachée ? Était-ce chez un des partisans de la cause Mangemort ayant réchappé libre de la grande purge post-Halloween, qui a eu tout son temps pour convertir la fille au fanatisme anti-moldu et aux idéaux sang-pur ? Qu'est-ce qui a poussé Delphini à croiser le chemin d'un dieu – un accident, faites qu'il s'agisse d'un stupide accident – et par quel miracle lui a-t-elle survécu ?
Et si Voldemort tenait déjà le garçon en son pouvoir ?
Voldemort sans rien d'autre que ses fidèles humains a failli réussir à conquérir la Grande-Bretagne magique. Voldemort en possession d'un demi-dieu fils de l'un des Trois Grands du panthéon grec, fusse-t-il à peine sorti des langes, ne se limitera vraisemblablement pas à l'Europe dans ses conquêtes.
Le portrait de Walburga Black lui adresse une grimace dégoûtée alors qu'il revient dans le vestibule où est accrochée la peinture.
« Tu es encore là, honte de ma chair ? » glapit-elle en guise d'insulte, mais Sirius est trop remonté pour se laisser prendre au vif.
« Où est Delphini Black ? » demande-t-il tout à trac.
Visiblement, Walburga ne s'attendait pas à cette question, clignant des yeux telle une chouette mal réveillée.
« Comment connais-tu ce nom-là ? » fait-elle au lieu de répondre.
« A cause de la tapisserie de famille. Où est la fille ? »
La vieille bique le scrute un moment avant d'arborer un sourire odieux.
« Aucune idée » proclame-t-elle avec satisfaction.
« Vraiment aucune ? »
« Tu aurais plus de chance si tu interrogeais Cygnus » renifle le portrait. « Après tout, c'est lui qui s'est chargé d'escamoter la petite – dès qu'il a su qu'elle n'était pas du tout une Lestrange. Enfin, ça lui a bien appris – si ta cousine n'avait pas été si outrageusement gâtée, elle ne se serait pas mis en tête de cracher sur son devoir conjugal et de produire une bâtarde adultérine par dessus le marché ! »
Walburga semble se délecter de la chose – Sirius peut bien voir pourquoi. Les relations harmonieuses au sein d'une fratrie sont quasi impossibles, lui et Regulus en constituaient un bon exemple, mais leur mère et leurs oncles étaient pas mal arrangés non plus. Au moins Sirius n'a jamais délibérément induit son cadet à perdre la face en public – accidentellement, à trois ou quatre reprises, mais jamais exprès.
« Et il n'a dit à personne où elle se trouvait ? »
« S'il l'a fait, il ne me l'a certainement pas avoué » riposte Walburga qui en paraît vexée – probablement car elle a mené l'enquête de son côté mais n'a pas trouvé la moindre trace de l'humiliation vivante pour Cygnus qu'était sa petite-fille adultérine et au pedigree souillé – parce que Jedusor n'est certainement pas un patronyme sorcier, même de lignée sorcière dépassant tout juste la troisième génération et donc remplissant le strict minimum pour qualifier en tant que sang-pure.
Sirius sent ses nerfs menacer de le lâcher de soulagement autant que d'appréhension : la situation vient d'évoluer, mais c'est difficile d'évaluer si c'est dans la direction positive ou négative.
Si Delphini ignore complètement son lien de parenté avec Voldemort, il y a une chance non négligeable pour qu'elle ne partage pas son idéologie démente. Une chance pour qu'elle veuille garder son bébé loin d'un terroriste détraqué qui prêche la purification ethnique.
Mais si elle ne sait pas qui elle est, elle ignore probablement que sa vie et celle de Persée sont actuellement en danger. Elle ne peut pas réaliser que Voldemort les traquera sans répit jusqu'à ce qu'il leur mette la main dessus – tous deux constituent un appât trop alléchant pour demeurer hors du contrôle d'une faction ou une autre.
Bon sang, ça veut dire que Sirius va devoir trouver Delphini, la convaincre de la gravité de la situation, et l'amener ainsi que Persée sous le toit du 12 – l'endroit le plus protégé de sa connaissance. Lui qui ne demande qu'à être libéré de sa famille, voilà qu'il s'apprête à plonger dans les embêtements pour deux membres qui ne lui sont même pas familiers.
C'est indéniable, à présent : le Destin a toute sa dentition contre lui.
