Chapitre 37
Le bruit des voitures qui passaient dans la rue revenait sans cesse, à demi étouffé par la porte et les fenêtres closes. Une relative pénombre régnait dans la chambre, et le calme avait retrouvé droit de cité à présent que les cris de plaisir s'étaient tus.
Il était plus de quatorze heures. Les frères Winchester s'étaient aimés pendant plus de trois heures.
Sam dormait profondément et paisiblement. Étendu sur le ventre et enlaçant l'oreiller, couvert juste assez haut pour ne pas complètement dévoiler ses fesses, on pouvait malgré tout en apercevoir la partie supérieure, dont le galbe des deux lobs et le profond sillon qui les séparait s'offraient dans un silence religieux aux yeux de Dean. Couché sur le flanc, tout près de son cadet, il admirait son époustouflante beauté, caressant d'un regard envoûté chaque ligne de son corps ferme d'une extrême vigueur, depuis un temps qu'il n'aurait su dire. Le torse à nu, les draps jusqu'à la taille, l'aîné de la fratrie frissonnait de temps en temps, mais il n'avait pas froid. C'était le creux vertigineux des reins de Sam, qui le chamboulait. Le grain de sa peau dorée. Son dos ciselé, qui enflait et désenflait au rythme de sa respiration. Ses larges épaules. Ses bras puissants. Chaque partie du corps de son frère où ses yeux se posaient, Dean revivait instantanément sous ses doigts, sous ses lèvres, partout sur sa peau, les sensations exquises qu'elle lui avait procurées. C'était même plus que ça. C'était chaque fois raviver le feu d'un sentiment de plénitude et d'euphorie qui donnait une force inouïe à son cœur, c'était rendre plus vrai, plus clair, plus vivant, à chaque regard sur Sam, chaque seconde de plus passée près de lui, l'attachement exclusif et absolu qu'il lui vouait, et dont il prenait de mieux en mieux conscience.
Dean n'avait rien anticipé. Il subissait de plein fouet ce bouleversement émotionnel, étroitement lié à l'intimité qu'il partageait avec Sam et, en même temps, qui n'avait rien à voir, et ne pouvait qu'en prendre acte. Au fil des jours, l'impression que quelque chose naissait au gré de leur extrême proximité s'était faite certitude. Quand cela ? Il l'ignorait. Peut-être juste avant la réapparition des Érotes. Ou juste après, quand il avait cru avoir irrémédiablement brisé les liens avec son frère. Ou bien encore au cours de ces derniers jours, ces dernières heures, alors que leurs rapports se faisaient plus libres, plus fusionnels et plus intenses que jamais. Le regard vissé sur Sam, il veillait sur son sommeil d'yeux éblouis ; s'épanchant d'amour sur son visage endormi, se permettant de le couver avec une ferveur qui confinait à l'adoration, puisqu'il ne pouvait le voir faire. Dean, lentement, leva une main qu'il posa sur la joue de son cadet. Frémissant au contact de sa peau lisse et chaude, avant de dégager l'avant de son oreille en plaçant délicatement derrière, une mèche de cheveux. Il fit alors glisser sa propre joue le long de l'oreiller jusqu'à ce que ses lèvres fussent toutes proches de celles de Sam. Il respira son souffle tranquille. Sentit la chair de poule lui hérisser la peau. Et son cœur paraissant subitement doubler de volume entre ses poumons, il déposa un baiser tendre et frêle sur sa bouche, en même temps que sa gorge se noua.
- Sammy... murmura-t-il.
Du bout des doigts, il lui frôla l'épaule, ouvrit ensuite la main pour couvrir l'envergure de son biceps, puis souligna lentement l'épaisseur de ses dorsaux jusqu'à la naissance de ses fesses. Enfin, Dean déposa une bise de pure affection dans les cheveux qui couvraient la nuque de son frère et, en couchant le bras en travers de ses reins pour l'étreindre par la taille, posa la joue sur ses trapèzes, frissonnant de plus belle en en percevant la chaleur et l'étourdissante vigueur.
- Je peux pas, se dit-il à lui-même pour tenter de se faire entendre raison. J'ai pas le droit... Pas comme ça.
Il resta là lové contre Sam, chérissant à l'infini cet instant de pur bonheur que rien, pas même ses errances les plus profondes, ne lui semblait pouvoir détruire. L'étreinte finit pas réveiller le plus jeune des deux hommes, de la plus belle manière, et en réalisant qu'il se trouvait dans les bras de son frère, caressé par ses mains tant que par ses lèvres, il émit un infime soupir de félicité.
- Salut, bredouilla-t-il la voix ensommeillée.
Dean, occupé à embrasser son épaule du bout des lèvres, releva la tête pour lui adresser un regard dont la surprise primaire céda aussitôt la place à une joie silencieuse. Voir Sam, encore tout endormi, lui sourire et tressaillir imperceptiblement par chaque partie de son corps en contact avec le sien, combla l'aîné de la fratrie dont les yeux s'illuminèrent d'un éclat qui avait rarement été si vif.
- Il est quelle heure ? demanda Sam en entrouvrant une paupière qu'il referma derechef.
- J'sais pas, répondit Dean qui avait retiré jusqu'à sa montre avant de se glisser sous les draps. Trois heures, ptet. C'est moi qui t'ai réveillé ?
- Sûrement, marmonna le puîné d'une voix fluide qui fit écho à son bien-être.
- Désolé, s'excusa doucement son frère.
- Pas la peine, assura Sam. J'ai connu des réveils bien pires que ça...
Dean sourit et, sous les draps, coucha la jambe sur celle de son cadet, remontant lentement le genou jusque sous ses fesses. Dans le même temps, il se mit à caresser langoureusement son flanc et à couvrir son dos de doux baisers qui le firent soupirer d'aise.
- Dis-donc... Tu deviens vachement tactile, ronronna Sam d'un plaisir évident.
Dean ne changea rien à sa façon de faire. Au contraire, l'approbation sans réserve de son cadet fut un encouragement à continuer, et tandis que ses lèvres dévalèrent lentement la ligne de la colonne vertébrale de Sam et que d'une main, il vint couvrir le creux abyssal de ses reins secs et nerveux, il lança :
- Qu'est-ce qui y a, ça te gêne ? C'est la main aux fesses que je t'ai mise dans les jardins du campus, qui t'a marqué ?
Sam, sans bouger d'un iota, yeux clos, allongé sur le ventre et les bras autour de l'oreiller, renifla un rire sec.
- La main aux fesses, ouais, moqua-t-il. Déjà, c'était largement plus que ça.
- À peine plus, contesta Dean en se délectant à lécher le sel de la peau de son dos.
- Tu parles ! s'écria le jeune homme d'une voix hilare. Mais rien à voir avec ça. C'est la façon dont tu m'as touché, partout, pendant qu'on baisait... T'étais pas comme ça, au début.
Il avait terminé sa phrase sur le ton sérieux et pudique des questionnements qui ne s'osaient qu'à demi et qui réclamaient implicitement une réponse. Dean en prit conscience et, respectueux de cela, prononça sur le même ton entre les baisers et caresses dont il ne cessa pas de couvrir Sam :
- Au début, j'étais maladroit... Incapable de me contrôler. Je savais pas vraiment comment faire, et encore moins comment m'y prendre pour que ce soit aussi bon pour toi que pour moi...
Les baisers de Dean atteignirent le bas du dos de Sam qui, malgré le plaisir qu'il prit sous la caresse des lèvres de son aîné, se mit à pivoter sur son flanc gauche, lentement, pour signaler son intention. Dean se décala alors de côté pour le laisser se retourner et le vit bientôt étendu sur le dos, exposant l'éblouissante beauté de son torse nu déployé avec l'indolence d'un chat au soleil. Les yeux de Sam, posés sur lui et brillants d'une douce quiétude, firent chavirer son cœur. Il se posa là, planté sur un coude pour se maintenir légèrement au-dessus de lui, et écouta son frère lui déclarer avec ferveur :
- Ça l'a été dès la première fois, Dean.
S'étaient-ils jamais regardés avec une telle profondeur, un tel amour ? Ni l'un ni l'autre n'aurait su le dire. Sam caressa la joue de son frère du revers de la main et esquissa un tendre sourire. Dean eut l'impression de ne plus peser plus lourd qu'une plume d'oiseau.
- C'que t'es beau, murmura-t-il d'yeux grands ouverts, totalement incapable de quitter Sam du regard.
Le puîné arbora un sourire à la fois étonné et amusé, guère habitué à entendre son aîné se fendre de commentaires aussi sentimentaux. Il ne le prit pas vraiment au sérieux et railla dans un joyeux éclat de voix :
- Les cheveux sales, les yeux collés et la bouche pâteuse, ah ouais ! Je dois être à tomber !
Il s'attendit à entendre Dean renchérir d'un sarcasme, et fut d'autant plus surpris de le voir persister :
- Bien sûr que tu l'es... Regarde-toi.
Dean passa une main sur les pectoraux de son frère qu'il caressa avec délectation, épousa la chute évasée de ses flancs, escalada ses abdominaux du bout des doigts, pour aller les perdre à la naissance de sa toison, que les draps ne couvraient qu'à demi. Chacun de ses gestes mettant en exergue l'émoi et le désir qui alimentaient en lui un feu éternel. Puis il versa sur Sam un regard envoûtant qui laissa celui-ci interloqué, avant de l'embrasser tout doucement, tendrement, d'une façon presque nouvelle qui fit comprendre au plus jeune des deux hommes que son frère était sérieux.
- Le plus beau de nous deux, c'est toi, lui retourna-t-il alors d'un air troublé quand ils délièrent leurs lèvres. Ça l'a toujours été, quoi que tu en penses.
Sam enveloppa doucement dans le creux de sa main la joue de Dean, qui poussa un long soupir en venant la couvrir de ses doigts. Son cœur se remit à battre à la folie, sa gorge à se nouer, et déjà prêt à redescendre unir sa bouche à celle de Sam dans un prélude à un mélange absolu de leurs corps qu'il appelait de ses vœux, il dit tout bas :
- Oh, Sam, je...
Son visage au-dessus de celui de son frère, ses yeux couvrant les siens, Dean se sentit englouti dans son regard sans rien à quoi se raccrocher. Le vertige le prit, et il s'abandonna à la douce torpeur qui abaissa toutes ses défenses, leva toutes ses réserves et ouvrit son cœur à toutes les émotions qui s'échinaient à y faire leur nid. Il faillit terminer sa phrase ; n'eut plus peur d'exprimer ce qu'il ressentait, tant cela lui apparut évident.
- Quoi ? lui demanda subitement son cadet d'une expression de pleine sérénité, sans voir que les convictions de Dean ne tenaient qu'à un fil. Quelle connerie est-ce que tu vas encore me sortir ?
Il avait dit cela avec toute la tendresse et l'affection qu'il avait pour son aîné, pensant faire écho à son espièglerie et lui permettre de livrer enfin la boutade qui lui brûlait les lèvres, mais l'effet fut différent. Dean lui répondit bien d'un sourire à l'avenant mais un peu figé, comme artificiel, et la réplique tardant à venir, Sam finit par éprouver une étrange sensation, un vague malaise qui lui fit l'impression de lui avoir coupé les ailes. Comme un acte manqué.
- Dean..., murmura-t-il l'air troublé.
L'aîné des Winchester parut tout à coup ranimé. Il claqua soudain l'oblique de Sam d'un coup de paume énergique et lâcha d'une mine guillerette :
- Je vais aller chercher la bouffe. Là j'ai vraiment la dalle. Allez, go.
Il sauta hors du lit et laissa là son cadet l'air interdit, frustré d'avoir raté quelque chose mais sans savoir quoi. Sam passa ainsi un instant, perplexe, tourné vers son frère nu qu'il observa se rhabiller à la hâte, guettant le moment où leurs regards se croiseraient pour peut-être saisir ce qui lui avait échappé. Mais Dean passa pantalon et maillot en gardant le dos tourné. Alors Sam, qui ne sut de quelle manière rappeler l'instant envolé, en fit son deuil et se replaça à plat sur le dos, un bras derrière la nuque. Il remonta un peu les draps pour se couvrir jusqu'à la taille, sentant que les conditions d'une réelle intimité s'étaient fanées en même temps qu'il avait involontairement empêché Dean d'aller au bout de ce qu'il avait voulu lui dire, et saisi par une crainte diffuse de le relancer à ce propos, il revint au seul autre sujet qui les préoccupait aujourd'hui.
- Dean, héla-t-il encore, mais sur un tout autre ton.
- Yep, fit à la seconde l'intéressé, comme s'il n'avait fait qu'attendre que Sam l'interpelle, tout en se penchant assis au pied de son lit pour enfiler ses chaussures.
- Je repensais à ce qu'on disait tout à l'heure...
- Ah, désolé, Sammy, stoppa-t-il avec légèreté. Tu me convaincras pas de choisir à pierre-feuille-ciseaux celui qui fait la meuf.
Il reçut l'oreiller en plein sur la tête, qu'il tourna vers Sam d'un sourire taquin. Et ne détesta guère contempler le buste splendide de celui-ci qui fit renaître mille idées.
- Je suis sérieux, protesta le cadet. Je te parle de ce qu'on décide pour la suite.
Ni l'envergure de ses pectoraux, ni la pointe de ses tétons bruns, ni la vigueur de son bras plié ou le creux de son aisselle sombre, en dépit de leur indéniable attrait, ne put suffisamment faire oublier à Dean leurs préoccupations du moment. Il se fendit alors d'un sarcasme, même si l'air plus grave qu'il affecta démontra l'importance qu'il accordait au sujet.
- À quel moment tu t'es remis à penser à ça, toi ? Pendant que tu dormais ? Ou entre deux pipes ?
- On a l'air d'être un peu coincés, je sais, répondit Sam sans tenir compte de la remarque de son frère qui n'avait servi que de paravent à son embarras.
- Bah un peu, ouais, abonda Dean en pivotant d'un quart de tour sur le bord du lit pour lui faire face. Le Paradis veut nous laisser sur le banc de touche et l'Enfer est aux abonnés absents... Non pas que je m'en plaigne. Je sais pas toi, mais moi, j'ai pas d'autre idée, là.
Il termina sa phrase en levant brièvement le bras d'un geste pesant avant de le laisser retomber bruyamment sur sa cuisse. À cet instant, il ne pensa pas sérieusement que Sam avait un troisième choix.
- En fait, j'en ai bien une, avança alors ce dernier du bout des lèvres. Mais, elle va encore moins te plaire.
La précaution que prenait son frère ne dit rien qui vaille à Dean, qui tarda quelques secondes avant de lui dire :
- Ok... Et à quoi tu penses ?
Sam tâcha d'évaluer la tolérance de son aîné à l'écouter s'engager sur une voie qui ne pouvait que lui déplaire, et commença par rappeler :
- Les anges ou les démons ne sont pas forcément les seuls à pouvoir nous renseigner. Il y a au moins une autre partie prenante à qui on pourrait s'adresser.
- Et qui ça ? enchaîna Dean dont tout, dans la voix et dans le regard, commença à trahir une anxieuse impatience.
- T'en n'as pas une vague idée ? Je suis en train de te parler des Érotes.
Le visage de Dean se décomposa. Il subit l'évocation des dieux de l'Amour comme un reflux gastrique et s'effara :
- Les É... Putain, Sam, c'est une blague ?
Le jeune homme soupira lentement.
- Je t'avais dit que t'aimerais pas ça.
- Nan, sans blague ! s'indigna-t-il. Pourquoi remettre ces connards sur le tapis ? Faut absolument qu'on se les coltine comme la merde sous nos godasses ?
- Si t'y réfléchis deux secondes c'est parfaitement logique, argua Sam en se redressant dans le lit. Pour ce qu'on en sait, ils sont avec les anges, en ce moment, non ?
- Ouais, fit Dean au bout d'un moment d'un air hautain et pincé, s'évertuant à rester calme. Et alors ?
- Alors tu me feras pas croire que tu n'y as pas pensé, toi aussi. Cass ne veut rien nous dire mais ils sont forcément au courant de ce qui se trame, puisqu'ils bossent ensemble sur ce coup. Et puisqu'ils sont les premiers à avoir intérêt à ce que Chaos soit mis hors-jeu, on a toutes nos chances de leur faire cracher le morceau.
Dean déversa longtemps son regard le plus noir, hurlant ainsi en silence son aversion la plus profonde à la seule idée de devoir s'en remettre aux Érotes pour contourner l'embargo céleste. Il aurait voulu, là, tout de suite, avoir autre chose à proposer, ou trouver l'argument fatal capable de démonter le discours de son frère. Dans les deux cas, il échoua.
- Tu débloques, asséna-t-il sèchement. Dans cette histoire c'est les putes des anges, t'as pas compris ? Au mieux, ils vont servir d'appât pour que le Ciel essaie d'atomiser ce truc façon Amara.
- On n'en sait rien, jugea Sam. Ce que tu dis est possible, mais même si c'est le cas ça ne change rien au fait qu'actuellement, ils sont notre meilleure chance de savoir ce qui se prépare.
- Pfff, cracha Dean d'une colère contenue. J'en reviens pas que tu puisses envisager un truc pareil. Et toute façon... Ok, admettons même que t'aies raison. Tu crois vraiment que vu la façon dont on s'est frittés la dernière fois, ils vont gentiment nous mettre au parfum ?
- On veut la même chose. Éliminer la menace que représente Chaos. Pourquoi est-ce qu'ils refuseraient ? Surtout si ce que nous a filé Thot est aussi utile qu'il l'a dit.
- J'ai vraiment l'impression que tu prends tes rêves pour des réalités, lâcha Dean d'un air rude. Ne le prends pas mal, mais... on parle de ces putains de dieux à la con, là.
- J'ai pas plus envie que toi de les revoir mais ils sont pas ce qu'on pensait au début. Pas entièrement. Tu dois bien t'en rendre compte, après ce qui s'est passé au bunker.
- Ça n'a été que menaces et crachats à la gueule, résuma Dean d'un coup sec.
- Des deux côtés, souligna Sam. Pourtant, le dialogue a été possible, à un moment.
- Quand le beau ténébreux et toi avez essayé de faire ami-ami ? répliqua-il en repensant douloureusement à la conversation entre Sam et Himéros qu'il avait suivie en retrait. Ou plutôt quand t'as partagé un tête-à-tête avec ton petit copain le rouquin ?
En moins d'une seconde, le visage de Sam s'assombrit terriblement. Quand Dean, plus vite encore, blêmit en réalisant ce qu'il venait de dire.
- Pardon, Sam, fit-il en levant humblement les mains. Pardon. Ce n'est pas pour toi que je parle. C'est pour lui que j'ai dit ça. Pour ce qu'il a fait, en venant dans ton lit. Je... Pardon.
Son regard navré était sincère, Sam n'en douta pas. Mais la pique de Dean, qui lui remit en mémoire la confession gênante qu'il lui avait faite sur l'oreiller, trois jours plus tôt, lui fit soudain craindre que son aîné en ait capté davantage qu'il ne l'avait cru alors. Et, aussi pressé de parler d'autre chose que pas plus envieux que Dean de se quereller avec lui, il balaya à la hâte :
- Laisse tomber, c'est sans importance.
Et puis, non. Quelque chose enfla subitement en lui ; une envie, un besoin d'exprimer sa position, et son regard s'intensifiant de nouveau il lança avec assurance :
- Mais c'est bien que tu parles de lui, en fait. Parce que des trois, c'est sûrement le pire et le dernier avec lequel on pourrait imaginer discuter. Pourtant, malgré tout le mal qu'on lui souhaite, malgré la rancoeur qu'il a contre nous à cause de Chuck et ce que ça a provoqué, il m'a remercié de l'avoir sauvé. Il m'a même dit qu'il n'oublierait pas mon geste. Alors on peut choisir de continuer à les voir comme des pourris nuisibles à éliminer à la première occasion, ou essayer de voir si on peut se tolérer dans notre intérêt à tous. Je crois qu'au point où on en est, ça coûte rien de tenter.
Une fois qu'il eut terminé, Sam, qui avait cru se sentir soulagé après avoir livré sans fard son opinion, eut l'impression au contraire d'avoir perdu une occasion de se taire. D'où lui vint ce sentiment déplaisant d'avoir pris en fait la défense des Érotes, et de Pothos en particulier, contre son propre frère ? Égaré, il n'osa croire qu'il s'était agi là d'un relent de cette attirance malsaine aux contours mal définis qu'il éprouvait pour le dieu du Désir et dont il ne voulait à aucun prix. Il baissa les yeux. Dean, pour sa part, les garda un instant sur son frère en se disant que, s'il ne l'avait connu si bien, il aurait pu penser le voir pêcher par vanité.
- Il est pas question qu'on s'engueule à cause d'eux, rejeta-t-il sur un ton grave mais posé. On a donné, c'est fini.
Il se leva lentement et marcha vers le centre de la pièce, où Sam le suivit du regard.
- C'est pas mon intention, affirma celui-ci d'une voix lourde. Mais on n'a aucune bonne solution. C'est soit ça, soit on se couche et on attend que ça se passe.
- Je veux juste que t'oublies pas à qui on a affaire, ok ? pria Dean en pivotant vers lui d'un air contrarié. J'ai presque l'impression... que t'es prêt à leur trouver des excuses, comme si tout était de notre faute.
- Non, je...
- On a notre part de responsabilité, ça c'est clair, coupa l'aîné en revenant lentement vers le lit, et c'est pour ça qu'on est là à essayer d'arranger les choses, mais... oublie pas ce qu'ils nous ont fait les premiers. Même si je regrette rien de ce qu'on devient l'un pour l'autre, ça change rien.
Sam se sentit écrasé par le regard à la fois sévère et indulgent de son frère, et ne dit plus rien. L'air songeur, il baissa les yeux une fois de plus et, sous les draps, plia les genoux pour les entourer de ses bras. Il prit un air taciturne. Mécontent envers lui-même d'avoir donné à Dean le sentiment qu'il semblait prêt à s'engager sur la voie du pardon.
- Oublie ce que j'ai dit, requit-il d'une voix morne. De toute façon, même si on voulait le faire, Pothos n'a pas laissé son numéro sur ma table de chevet.
Il n'en aurait pas eu besoin, et en prétendant le contraire il mentait. Sam savait déjà comment contacter les Érotes. Ou, au moins, les inciter à venir jusqu'à eux. Son expérience désastreuse avec la conque, qui avait failli lui coûter la vie, l'avait prouvé. Mais il préféra ne pas soumettre à Dean l'idée folle de reproduire pareilles circonstances.
Ils en restèrent là, convenant de remettre le sujet sur la table uniquement après l'avoir débarrassée des restes de leur déjeuner. Le temps de passer sa veste, et Dean sortit de la chambre, irrité par la conversation qu'il venait d'avoir, mais consolé néanmoins de n'avoir pas quitté son frère sur un éclat de voix ou dans un claquement de porte, ce qui, rapporté aux Érotes, constituait un petit exploit. Sur le chemin de l'épicerie située tout près du motel, il anticipait déjà la teneur du match retour mais était confiant. Bien résolu à laisser la colère de côté et à chercher avec Sam une issue constructive à leur problématique.
Le moteur de l'Impala n'eut même pas le temps de chauffer qu'elle se gara déjà sur le petit parking de l'épicerie, contiguë à une station-service où une camionnette semblait être tombée en panne. En sortant de sa voiture, Dean n'y prêta aucune attention. Une odeur aussi discrète qu'inhabituelle, au regard des fragrances propres au véhicule qu'il connaissait par cœur, s'y était infiltrée et c'était lui qui l'y avait apportée. Il s'en réjouissait. Ce vestige de ses ébats avec Sam, ce mélange de leurs sécrétions sur sa peau - la sueur, la salive et le reste - lui donnait l'impression d'être encore un peu auprès de son frère. Nu dans ce lit médiocre où il venait de passer quelques-unes des plus belles heures de sa vie.
Lorsqu'il poussa la porte en verre de l'officine, ce fut avec l'image de Sam dans ses bras qu'il le fit. Au délicieux souvenir de leurs caresses et de leurs soupirs, en revivant leurs baisers enfiévrés et la manière dont ils s'étaient étreints, tels deux fluides versés l'un dans l'autre, une merveilleuse douceur lui envahit le cœur. Il fit ses emplettes d'un air absent, le regard béat, toutes ses pensées dirigées vers Sam et le bien-être infini qu'il ressentait près de lui. Pourquoi ne lui avait-il pas tout dit, tout à l'heure ? Il comblerait cette lacune. À son retour. Ou dès que possible. Voire bien plus tard. Quand il saurait par quels mots exprimer ce qu'il ressentait maintenant.
Plongé dans ses pensées, il fut rattrapé par l'employé après avoir oublié sa carte de crédit. Il remercia le jeune homme tout en affichant un sourire embarrassé puis sortit de la boutique, soulagé, mais pas vraiment surpris, que son énième usurpation d'identité soit une nouvelle fois passée comme une lettre à la poste. Un soleil vif accompagna ses pas, une légère brise le poussant vers l'Impala, rangée à une vingtaine de mètres. L'odeur de viande dans le sac qu'il portait sous le bras fit gargouiller son estomac, et ce fut au trot que, sans pouvoir résister plus longtemps à l'envie de mordre dans un beignet, il retourna jusqu'à la voiture. Aussi pressé de manger que de rejoindre Sam. Le regard sur l'une de ses poches, il y chercha ses clés dans l'optique de plonger au plus vite dans son bolide, mais fut alors stoppé net par les deux jambes gainées de cuir qu'il vit inopinément apparaître dans son champ de vision.
Une jeune femme, environ vingt-cinq ans, peau d'ébène et chevelure léonine, toute vêtue de noir, se tenait entre lui et l'Impala.
- Salut, beau gosse, lui lança-t-elle d'une voix suave et d'un rictus aguicheur.
Les yeux de Dean s'arrondirent face à la sublime apparition, et en réalisant tout à coup qu'il tenait un demi-beignet dans sa bouche, il s'empressa de le cracher dans son sac sans se rendre compte que ce fut de lèvres pleines de sucre qu'il arbora son plus beau sourire.
- Salut... beauté, répondit-il sur le même ton, à la fois intrigué et agréablement surpris.
- Dis-donc, t'as la bougeotte, enchaîna-t-elle en le caressant d'un regard enjôleur. T'aimes qu'on te coure après, hein ?
L'étonnement du chasseur se mua soudain en perplexité. Le plus gros de son sourire disparut, et comme si son corps avait, avant sa tête, flairé le coup fourré, il s'enquit avec prudence :
- Pardon, mais... est-ce qu'on se connaît ? Libby, c'est ça ? De Tulsa ?
- Non, tu confonds, lui dit-elle en exhibant ses dents d'une blancheur et d'une perfection sans faille, sans être dupe de son coup de bluff. Mais tu connais la famille...
Le visage de Dean se décomposa alors et une expression de dégoût et d'hostilité lui déforma aussitôt les traits. Son sac tomba à ses pieds, il recula d'un pas en plongeant la main dans le revers de sa veste pour se saisir de son arme qu'il n'avait pas, et pesta en crachant un regard de haine vers la belle, dont les orbites s'étaient subitement emplies d'un noir d'encre.
- Tout doux, cow-boy, réclama le démon d'un geste pacifique. J'suis pas là pour te chercher des noises.
Dean, prêt à bondir, la fusilla d'un regard mauvais, les babines retroussées. Il songea immédiatement à Sam, et chercha à apercevoir le motel d'où il se trouvait pour s'assurer que son frère n'était pas en danger.
- Qu'est-ce que tu me veux, vermine ? décocha-t-il. Si t'as envie de retourner fissa en Enfer t'as frappé à la bonne porte.
- Jamais le premier soir, répliqua le démon d'un air dédaigneux. Je te cherchais. Ainsi que ton petit frère chéri. Où est Sammy, Dean ? Tu l'as abandonné au bord de la route ?
- Pas tes oignons, pouffiasse.
- Charmant, soupira-t-elle. C'est Sam que je viens voir. J'ai un message de la boss pour lui.
Dean eut un instant de flottement. Sauter à la gorge du démon, l'envoyer promener sans ménagement ou écouter encore une seconde ses boniments, toutes les hypothèses lui parurent valables. La dernière d'entre elle fut celle qui eut le moins ses faveurs, du moins jusqu'à ce qu'il fasse le lien avec l'actuelle reine des Enfers.
- C'est Rowena qui t'envoie ? finit-il par vérifier avec une extrême méfiance, sans desserrer les dents.
- Aux dernières nouvelles, c'est toujours elle qui est assise sur le trône, confirma le démon d'un air d'évidence. Ton frère est venu lui demander un coup de main, si t'es pas encore au courant. Apparemment, vous vous êtes dégoté un sacré gros poisson, les Winchester... Ou vous en avez dans le froc, ou vous êtes complètement abrutis. En tout cas, le message est clair : laissez tomber. Vous jouez pas dans la même cour.
Dean accusa le coup en s'efforçant de masquer son désarroi. Il avait détesté découvrir que Sam avait fait une descente en Enfer, mais ne s'était certainement pas attendu à ce que sa démarche produise un tel résultat. Il ne fut pas certain d'avoir bien compris.
- Tu me répètes ça ? fit-il d'un regard sceptique après quelques secondes.
- Qu'est-ce que tu comprends pas dans laisse tomber, bourricot ? Quand on a cuisiné les tôliers, là en bas, à propos du grand méchant loup, ils sont tous rentrés dans leur trou. La boss vous prie de rester sages et de ne pas remuer la merde. Pour notre bien à tous. Dans le cas contraire, vous et nous, on aura un problème.
Les mâchoires de Dean semblèrent craquer sous sa peau, tant il serra les dents. Sans quitter un instant le démon des yeux, plantés dans les siens comme des couteaux, il tâcha de prendre la mesure de cette nouvelle donnée dans l'équation. Raviver les hostilités avec les entités souterraines était bien la dernière des choses dont Sam et lui avaient besoin.
- Tes menaces, ça prend pas, tenta-t-il d'un rictus supérieur. Au cas où t'aurais pas eu le mémo, ta chef a mon frère à la bonne. Mais, bien essayé.
- Ne fais pas trop le malin, prévint-elle avec rudesse. Dix ou douze os pilés n'ont jamais tué un Winchester... À ta place, je ne parierais pas trop sur le fait que Sa Majesté rechignerait à vous estropier.
Le regard que lui jeta Dean fut lapidaire. L'animosité était telle qu'elle avait presque sa propre odeur.
- Qu'est-ce que ça peut bien vous foutre qu'on s'en mêle, défia-t-il, puisque d'après vous on fait pas le poids ?
- Oh, à moi, rien, assura le démon d'une mine ingénue. Hé, ne tire par sur le messager, Dean chéri. Je ne fais que mon job...
Elle regarda alors de côté, comme si elle s'apprêtait à conclure quelque transaction illicite. Et fit un demi-pas vers Dean qui s'obligea à ne pas reculer davantage.
- Tu sais comment ça marche, reprit-elle en détaillant ses lèvres charnues. C'est celui qui tape le plus fort du poing sur la table qui l'emporte, chez nous... T'as pas oublié ?
Un frisson immonde secoua l'échine du chasseur, qui sentit le remugle de ses plus atroces souvenirs lui remonter dans la gorge.
- N'empêche que la boss parle surtout pour elle et pour ceux qui lui lèchent les bottes, nuança la messagère de l'Enfer. Tout le monde ne verrait pas d'un mauvais œil que vous fassiez le sale boulot...
Dean déglutit à grand-peine, sa gorge plus serrée que l'autre extrémité de son corps, la première fois qu'il s'était donné à son frère. Il voulut répliquer ; prendre l'ascendant ; prouver que ce qu'il entendait le laissait de marbre. Mais c'était tout l'inverse. Il eut soudainement la crainte de voir le sol se dérober sous ses pieds. Et plus encore, sous ceux de Sam.
- Tiens, offrit-elle en passant deux doigts dans la poche sur sa plantureuse poitrine. C'est pour vous. En gage de bonne foi et... en souvenir du bon vieux temps.
Elle tendit un petit papier jaunâtre plié en deux, que Dean hésita longuement avant d'accepter, étreint d'une violente angoisse d'avoir peut-être déjà croisé sa route. Il y jeta un œil dédaigneux, relevant une série de chiffres dénués de sens.
- Si c'est tes mensurations, ma vieille, va falloir consulter d'urgence.
- C'est des coordonnées GPS, puisqu'il te faut un dessin. C'est là que vos potes à plumes préparent le barbecue du dimanche.
Il la fixa d'yeux interloqués, incapable de cacher sa sidération tandis qu'elle sembla plutôt fière de son effet.
- Tu me prends pour un couillon ? se reprit-il tant bien que mal.
- T'as vraiment envie que je réponde à cette question ? riposta-t-elle. Qu'est ce qui y a, t'es choqué d'apprendre qu'on a nos sources chez Dieu le Père ?
Dean ne sut quoi penser. Il avait autant envie de demander tous les détails que de jeter le papier dans le caniveau, mais ne put se résoudre à choisir. Face à son silence et ses yeux assassins, elle se lassa.
- Fais-en ce que tu veux, soupira-t-elle. Tout ce que je sais c'est que c'est là-bas que ça va se passer. Et, très bientôt. Si tu veux aller y jeter un œil, un conseil : fais monter cette beauté dans les tours. Et surtout : je t'ai rien dit...
Elle tapota l'aile de l'Impala d'un geste délicat qui révulsa Dean. Puis fit mine de s'éloigner.
- Hé ! la héla le chasseur avant qu'elle ait fait trois pas.
Elle se retourna d'un air nonchalant et attendit. Le regard de Dean sembla vouloir la sonder bien au-delà de son enveloppe de chair.
- À supposer que ce soit pas du baratin, émit-il. Qu'est-ce que ta clique y gagne ?
Un rictus malsain passa sur les lèvres du démon, qui argua :
- On n'a pas plus envie que vous de se faire reformater, Deanou... Puisque vous voulez renvoyer le challenger dans les cordes, pourquoi on vous en empêcherait ? Que Rowena pense ce qu'elle veut. Perdu pour perdu, autant que ce soit vous qui serviez de chair à canon. Mes amitiés à Sam.
Elle tourna alors les talons et prit congé dans un dernier regard. Dean, prostré, resta à la regarder marcher vers le coin de l'épicerie sans plus du tout se préoccuper de lui, et même après qu'elle eut disparu il mit longtemps à remonter en voiture. Il referma la portière, mit le contact, sans démarrer tout de suite, et lorsqu'enfin il quitta le parking, noyé dans ses pensées, il partit sans son sac de provisions, abandonné sur le bitume.
Mais avec le morceau de papier reçu des mains du démon, froissé dans le creux de sa paume.
