Note d'auteur.
J'avais oublié de poster ici cette fanfiction IronDad que j'ai écrit il y a peut-être un an ou deux. Cette fic est my take sur : Et si Peter avait perdu May et Ben plus jeune ? et si Tony et Pepper l'avait adopté ?
Comme souvent dans mes fics il y aura quelques thèmes douloureux, un peu de dépression, de self-harm, d'estime de soi plus basse que la terre, d'enfance pourrie, vous avez compris le topo
J'espère que ça vous plaira !
Partie UNE les choses comme ça
— Monsieur, réveillez-vous.
Tony ouvre les yeux dans un sursaut, et se redresse dans son fauteuil. Lentement, il parcourt la pièce du regard et remarque qu'un moteur de voiture est encore étalé sur sa table de travail, complètement désossé. Les plans avaient dû se trouver devant lui, projetés sur un écran transparent qui a dû se mettre en veille quand il s'est endormi.
Il fronce les sourcils, et s'essuie le coin de la bouche avec une grimace.
— Vous avez bavé sur le bureau, monsieur. Dois-je vous envoyer un robot nettoyeur ?
Si un jour je me pisse dessus, il organisera une conférence de presse pour l'annoncer, aussi.
— Fais donc ça, JARVIS. Je ferai sans tes commentaires, en passant.
— C'est noté.
Parfois, Tony s'imagine retourner dans les lignes de codes qui constituent le caractère de son IA, changer quelques petites choses pour le rendre plus docile et respectueux, puis confirmer le tout et voir les dernières traces de ce majordome impétueux disparaître. Il ne le fait jamais. Mais ça le soulage un peu de savoir qu'il pourrait.
Il se frotte les yeux et s'étire.
— Monte un peu le chauffage, aussi. Ton but c'est de me faire perdre des doigts ou quoi ?
— Il fait vingt-trois degrés Celsius dans la pièce, monsieur. Votre corps n'a pas réellement froid, mais l'immobilité ainsi que la fatigue brouillent vos sens. Je vous conseillerai de remplacer la caféine par le sommeil.
Il lève les yeux au ciel, tout en marchant pieds nus jusqu'au panneau de contrôle qui affiche l'heure, la date et la température extérieure. Il hausse un sourcil.
— Neuf heures douze ? Tu voulais pas me réveiller à six heures, aussi ?
— Vous ne dormiez pas encore à six heures, monsieur. Et je pensais qu'arriver en retard à ce rendez-vous-ci serait inconvenant.
— Ah ?
— Vous êtes attendu dans une heure dans un foyer pour jeunes dans le quartier de Brooklyn, monsieur. Peut-être serait-il mieux si vous y arriviez douché.
Il y a une seconde pendant laquelle Tony regarde le plafond avec étonnement, avant que les souvenirs ne lui reviennent et qu'il ne grogne en s'asseyant sur le bureau le plus proche. Il se frotte le visage, grogne, puis serre les lèvres en voyant que le sol chauffant commence petit à petit à réveiller ses orteils.
— Les donations, dit-il comme s'il n'est pas la seule personne avec des problèmes de mémoire dans la pièce. Pour les enfants.
Une décision prise avec un verre d'alcool dans la main, il n'en doute pas. Ce n'est pas forcément mauvais, son argent est certainement mieux utilisé dans les caisses d'organismes pour orphelins que dans l'un de ses nombreux comptes en banque.
Mais il aurait simplement dû faire ça discrètement, anonymement. Il l'a déjà fait plein de fois (et pas par grandeur d'âme, pour jouer au milliardaire humble, mais simplement pour éviter ce que précisément il s'apprête à devoir affronter) et ne sait vraiment pas pourquoi cette fois, il ne l'a pas fait. L'alcool ne lui retire pas entièrement tout son bon sens, habituellement.
Il grimace, et renifle l'intérieur de son t-shirt, par curiosité.
Il le regrette immédiatement.
— Je suis dans le labo depuis combien de temps ?
— Trente-six heures, monsieur. Je vous rappelle également que vous n'avez pas suivi mes conseils concernant votre hydratation. Au moins trois verres d'eau depuis la bonbonne à votre droite seraient les bienvenus.
Il lève les yeux au ciel, mais sa gorge est effectivement sèche et rauque alors il se sert sans commentaire. Il n'en boit que deux, en revanche.
— Il vous reste environ une vingtaine de minutes pour vous laver et vous habiller avant qu'une certaine Alexandra Lopez ne vienne toquer à votre porte pour vous accompagner lors de vos visites.
Tony se dirige vers la salle de bain, attenante à son atelier personnel. La porte s'ouvre et se referme sur son passage, tandis que les lumières le suivent depuis le plafond.
— Mademoiselle Lopez, hein ? Rafraîchis-moi la mémoire, tu veux ?
— Trente-six ans, diplômée de la Georges Washington University, directrice en chef de votre équipe de communication.
— Ah, se souvient-il en claquant dans ses mains pour indiquer à la douche de faire couler l'eau chaude. Celle qui adore m'écrire des discours.
— Celle-là même, monsieur.
Il traîne un peu dans la vapeur pour se réchauffer, et utilise sûrement plus de savon que nécessaire, mais il n'y pense pas plus d'une seconde. Il y a un écran incrusté dans chaque mur de la maison, et celui de cette salle de bain-ci laisse apparaître le chronomètre. Son instinct lui donne vraiment envie d'être en retard, car Tony a pris l'habitude d'être en retard un peu partout, mais pour une fois il veut prouver à Pepper qu'elle peut prendre quelques jours de repos sans se soucier de lui.
Il aimerait bien qu'elle s'en soucie quand même, malgré tout, mais ça c'est entre lui et son ego.
— Au fait, comment ma magnifique équipe de communication a eu vent de cette donation ?
— Vous avez envoyé un mail, monsieur.
— Moi ?
— Moi, à vrai dire. Sur votre ordre.
Il soupire. Une donation et un mail ? Il s'est trouvé une conscience pendant la nuit, ou quelque chose comme ça ?
— Quelle heure, ce mail ?
— Quatre heures cinquante six. Du matin.
— Évidemment. Ceci explique cela.
Il sort, se sèche avec l'une des serviettes chaudes présentes sur le radiateur, puis attrape une chemise propre dans les étagères ouvertes ainsi qu'un pantalon et des sous-vêtements.
Quand il retourne dans l'atelier, il évite soigneusement les taches de graisse au sol pour se diriger vers les escaliers derrière la porte en verre. Il les grimpe tranquillement, tout en jetant un coup d'œil au premier écran qu'il croise : quatre minutes et quelques.
Il ne lui en faut que deux pour trouver une veste et des chaussures.
— Des conseils pour moi, JARVIS ?
Tout à coup, il aurait bien aimé avoir fait une donation à quelque chose d'autre. Les animaux abandonnés n'attendent pas de discours. Ils ne le regardent pas avec la peine d'un système défaillant. Ou alors il aurait pu laisser les personnes payées pour ça s'en occuper.
Il serre les lèvres quand le visage décomposé de Pepper traverse son esprit. Le souvenir est encore frais et toujours aussi douloureux.
— Ne dites pas de grossièretés devant les enfants. Et évitez les références douteuses.
— Quelle aide. Tu devrais écrire un bouquin.
Il inspire profondément. Referme les boutons de ses manches, et marche en direction de la porte d'entrée.
Pepper est restée à Malibu pour quelques jours. Elle doit venir le rejoindre dans cette maison près de New York à la fin de la semaine si elle se sent prête.
Et parce qu'il voulait passer le temps et penser à autre chose, il se retrouve devant la fameuse Alexandra Lopez qui hausse un sourcil.
— Je ne vous attendais pas à l'heure, pour être honnête.
— Je suis un homme plein de surprises.
— Aucun doute là-dessus.
Happy est dans la voiture quand il s'y installe, et il lui lance un coup d'œil dans le rétroviseur. Pendant une seconde, Tony a l'impression qu'il sait mais se reprend et tourne la tête vers la fenêtre. Impossible, car pour l'instant c'est uniquement entre Pepper et lui.
Quand la voiture se met à rouler, il regrette un instant de ne pas avoir pris la sienne.
— Hé, le débile.
Peter relève la tête de son livre abîmé et corné. Les jambes pendantes le long de l'échelle du lit superposé, il recroqueville ses orteils en croisant le regard de William. Ce dernier écarte les mèches blondes de son front avant de regarder la couverture du livre de Peter en levant les yeux au ciel.
— Madame Hudson veut qu'on aille tous dans le foyer. Bouge ton cul.
Il reste immobile encore quelques secondes, comme pour vérifier que Peter va bien se mettre à bouger, mais en voyant qu'il ne fait rien il finit par soupirer et repart dans le couloir. Les pas de William s'éloignent, et il ne reste plus que la porte entrouverte et la chambre vide. Les six lits de la pièce sont défaits, et le sien ne fait pas exception : il roule sur le côté pour atteindre son oreiller, et glisse son livre dessous.
Il sait très bien que ça ne protège rien, et que si un garçon décide de le prendre alors il ne pourra rien faire pour l'en empêcher. Pour l'instant, personne n'a encore essayé. Ils ont d'abord déchiré ses vêtements, mis ses anciens cahiers dans les toilettes, et jeté ses photos par la fenêtre depuis le troisième étage.
Il essaye d'apprendre ce livre par cœur. Pour quand il ne l'aura plus.
Une fois que c'est fait, il descend rapidement l'échelle et sort de la chambre en trottinant. Madame Hudson a envoyé William pour aller chercher les autres, alors il ne vaut mieux pas la faire attendre. Si c'est elle qui se déplace, alors Peter sait qu'il aura les doigts enflés pendant des jours.
Le foyer est la pièce principale du bâtiment. Une maison sur trois étages, dans un quartier pauvre et ridiculement mal fréquenté du Queens. Toutes les chambres sont à l'étage, et même si elles font au moins un peu plus de neuf mètres carrés chacune, elles contiennent à chaque fois plus ou moins six garçons entre six et dix-sept ans.
Peter trouve ça étrange, d'appeler le grand salon le foyer, car l'une des premières choses qu'il a appris c'est que les choses ont des noms et que « foyer » est le nom du bâtiment où il est. Le foyer pour garçon Mark Twain (et il n'a absolument aucune idée de qui peut bien être Mark Twain, et ne parvient pas à trouver l'information ce qui d'une certaine façon l'embête beaucoup). Mais c'est comme ça, il a appris à l'accepter. Les choses ont des noms et tout n'est pas aussi simple que sur une notice.
Il se contente de suivre le mouvement : ça lui évite de trop attirer l'attention.
— Oh, Peter. Bien. Va t'asseoir, d'accord ? Vite.
Sylvie le repère dès qu'il passe l'embrasure. Tout le monde est là, ou du moins Peter en compte rapidement trente-deux quand il balaye la pièce du regard, et l'assistante qui s'occupe d'eux les mardi, jeudi et samedi le pousse en direction de la table dans un coin.
Quand Peter s'y assoie, il arrive à attraper un crayon et un papier avant que les autres déjà là ne les poussent tous loin de lui. Tête basse, ventre grondant, il se mord la lèvre et commence à recopier l'un des documents qui traîne dans ses souvenirs. L'un de ceux qui se trouvaient sur le bureau de son père. (C'est toujours les documents de son père.)
Georges, un garçon qui a eu douze ans la semaine dernière, se penche vers le centre de la table pour murmurer :
— C'est vrai ce que Jo dit à tout le monde ?
— Théo aussi l'a vu apparemment.
— Moi je dis que c'est des conneries. Qu'est-ce qu'il foutrait ici ?
— Il est riche. Les riches font des trucs chelous.
— Ouais, un peu comme les prêtres.
— Dégueu.
Les sourcils froncés, Peter écoute. Une main suspendue au-dessus de sa feuille, il essaye de ne pas croiser le regard des autres. Georges est sympa avec lui, parfois, mais jamais quand les garçons sont là. À l'autre bout de la table, il sait très bien que Carter ricane en le regardant.
— Les garçons, les appelle Sylvie en claquant dans ses mains pour tenter de les faire taire. Soyez sympa pendant un instant, d'accord ? Aujourd'hui, on a la chance de recevoir Tony Stark...
Un brouhaha désagréable envahit la pièce et Peter sent ses sourcils se hausser. Sylvie claque des mains encore plus fort.
— Oui, oui, je sais. Mais désolé de vous décevoir, c'est en tant que donateur qu'il vient faire un discours, pas en tant que... super-héros. Sérieux les gars, soyez sympa, ok ? Pas de conneries.
Elle hausse un sourcil comme pour attendre leurs réponses, et certains grognent des « ouais, ouais » ou des « c'est bon ». Sylvie paraît satisfaite, et c'est une seconde plus tard que la porte du salon s'ouvre.
La directrice Hudson remonte ses lunettes sur son nez et les observe grossièrement. Dans son dos, un homme en costume semble hésiter une seconde à entrer dans la pièce, mais finit par serrer les lèvres et faire trois pas en avant. Peter reconnaît sa barbe taillée et ses cheveux sombres il les a vu tellement de fois à la TV, quand ses parents ou tante May et Ben regardaient les informations, qu'il sait que pour le coup on ne leur ment pas.
Tony Stark entre dans la pièce, et regarde la directrice Hudson le présenter. Comme si des jeunes garçons peuvent ignorer qui est Iron Man, elle liste ses titres et ses exploits, tout en le remerciant pour son généreux don d'un ton plat.
Peter écoute, distraitement. Il dessine quelques schémas, fait les calculs simples que son père lui faisait faire avant, puis relève la tête quand Tony Stark s'avance.
— Ça sera pas long, vous inquiétez pas. Je voulais juste...
Il jette un coup d'œil au papier chiffonné qu'il tient dans la main, et grimace. Doucement, il le plie et le range dans sa poche.
— Je sais pas ce que ça fait de vivre comme vous le faites, ou de s'inquiéter de son prochain repas. Il y a des choses pour lesquelles je peux rien faire, pour lesquelles Iron Man ne peut rien faire, mais —
Peter se désintéresse rapidement des mots qui sortent de sa bouche. Il baisse les yeux sur sa feuille, reprend son crayon, et termine ce qu'il faisait. Ce qu'il aime, ou plutôt ce que le Peter qui avait des passions aimait, ce n'est pas uniquement Iron Man ou Tony Stark. Il aime l'ingénieur, le génie, celui qui a écrit quelques papiers scientifiques et qui a ouvert la Stark Expo quelques années plus tôt.
Son oncle avait essayé de lui remonter le moral en achetant trois billets hors de prix pour Peter et sa tante.
(Au final, il avait manqué de se faire tuer et n'avait rien dit à personne.)
Et là, il ne parle ni de maths ni de sciences. Alors Peter s'en fiche un peu.
Il voit qu'il n'est pas le seul à se désintéresser. Quand Tony Stark a terminé, il y a des chuchotements et un petit vacarme qui s'installe. Les garçons parlent entre eux, oublient son existence. Certains tentent d'aller récupérer l'autographe d'Iron Man, et alors que lui semble plutôt d'accord pour le leur donner, Madame Hudson les renvoie d'un regard sévère.
La tête tournée vers eux, Peter ne remarque pas Carter qui se faufile dans son dos.
La seconde d'après, l'adolescent attrape sa feuille avec un sourire narquois.
— Alors le débile, tu dessines quoi aujourd'hui ?
Peter ouvre grand les yeux et se lève : Carter a quinze ans et fait au moins un mètre soixante-quinze.
— T'as quel âge déjà ? Deux ans ? C'est quoi ça, un cochon ?
Les lignes de ses schémas sont tremblantes, d'accord, mais Peter se sent rougir. Il saute un peu, sent sa poitrine se serrer et craint pendant une seconde de se mettre à faire une crise d'asthme, mais tente tout de même de récupérer ce que Carter agite avec amusement.
— Regardez les mecs, il a écrit des trucs ! Pas aussi con qu'on le pensait finalement. Eh, vous savez quoi ? Si ça se trouve c'est un petit génie ? On devrait montrer tes conneries à Stark, comme ça il nous dira.
Carter tourne les talons et commence à marcher vers l'autre bout de la pièce, où Tony Stark passe lentement la porte en discutant avec la directrice.
Les couleurs s'effacent du visage de Peter, et il lui emboîte le pas en tirant sur son t-shirt. Il a envie de crier ou de le mordre pour qu'il le laisse, mais Carter avance encore et soudain ils sont si proches de la porte que Peter s'accroche à sa jambe avec panique. Il sent l'adolescent perdre l'équilibre et tomber au sol.
Il crache presque :
— Putain Parker, tu fais chier.
Un coup de pied lui arrive dans l'arcade et Peter le lâche immédiatement, les yeux brillants.
Le dessin, lui, vole jusqu'aux pieds de Tony Stark.
Tony a regretté son choix trois fois plus au moment où il s'est retrouvé devant le premier groupe de gamins.
Des yeux brillants, des petites filles qui ont voulu lui serrer la main, des gamins qui lui ont demandé des conseils pour devenir un super-héros (il aurait dû leur répondre autre chose que « faites-vous enlever par des terroristes »). Le premier foyer, car apparemment on n'appelle plus les endroits comme ça des orphelinats que dans les livres, était rempli de filles. Il y avait au moins soixante-dix pourcents d'ados de plus de treize ans, et le reste portait encore des couches.
Il n'a pas su quoi leur dire, malgré le discours parfaitement rédigé que lui a donné Mlle Lopez sur le chemin. Qu'il n'a pas lu, pas regardé, et qui ne lui a donc été d'aucune utilité.
Le premier foyer a été dur.
Le deuxième, affreusement long.
Il ne sait pas trop ce qui lui a pris. Ce n'est pas qu'il n'aime pas les enfants, pas vraiment. Il n'y avait jamais pensé jusqu'à maintenant, jusqu'à il y a quelques mois, jusqu'à sa discussion avec Pepper sur l'idée qui le hantait tous les jours depuis un moment. Un enfant. À eux. Parents.
Il y a trois semaines, Pepper a passé un test.
Il y a deux semaines, ils ont appris qu'elle avait une malformation de la paroi utérine. En d'autres mots, qu'elle ne pourrait purement et simplement jamais porter d'enfants.
Et là, tout de suite, il vient de passer sa journée à écouter des gamins lui dire qu'il était cool. À voir une fillette presque s'endormir à côté de lui. À écouter des femmes et des hommes lui parler de la vie de ces gosses.
Happy l'a conduit à chaque fois. Au premier, il est descendu de la voiture (mais il faisait tellement la gueule qu'il a fait peur à deux fillettes). Au deuxième, il est resté devant la porte.
À présent, il l'attend dans la voiture.
— Les garçons seront contents de vous voir, M. Stark. Excusez-les s'ils sont un peu excités.
La directrice n'a pas l'air très commode. Elle lui fait un peu penser à la nourrice qu'il a eu pendant moins d'un mois, quand il était jeune. Jarvis était tombé malade, ce qui arrivait vraiment très rarement, et avait dû prendre du repos (maintenant qu'il y pense, un mois d'arrêt pour un rhume, c'était assez suspect. Avait-il eu des soucis de santé ? Une opération ? Tony ne s'y était jamais intéressé).
Elle lui sourit avec raideur, et le conduit jusqu'à un salon plein à craquer de gamins. Parmi les trois foyers qu'il a visités, celui-ci est décidément le plus rempli et le plus vieux les murs sont un peu décrépis, le radiateur de l'entrée semble prêt à se détacher et tomber, et si Tony doit donner son avis il trouve qu'il fait vraiment froid ici.
Son discours est affreusement gênant. Quand il ne sait pas quoi dire, il finit toujours par parler de lui d'une manière ou d'une autre. Évoquer son père, raconter les aventures d'Iron Man, penser à Pepper. Ces gamins-là semblent contents de voir un super-héros, mais ne paraissent pas particulièrement intéressés pour autant.
Quand il termine, sa gorge est sèche et il desserre légèrement sa cravate. Il regrette pendant une seconde de ne pas avoir lu le discours de Mlle Lopez, ce qui exprime assez bien sa gêne par rapport au bide complet qui accompagne le bruit dans lequel la pièce se plonge.
— Merci d'être venu. Et merci à nouveau pour votre aide : pour l'hiver, ils remarqueront forcément la différence.
La directrice remonte ses lunettes sur son nez. Elle pose sa main sur l'épaule d'un garçon qui demande un autographe, et pousse légèrement un autre qui lui demande curieusement combien d'armures il possède.
— J'espère que vous ferez bon voyage pour le retour, M. Stark.
Il fronce légèrement les sourcils, car cette bonne femme est presque en train de le foutre dehors. Il voit la carrure de Happy, derrière les vitraux de la porte de l'entrée, et se dit qu'il ne va pas faire le difficile quand elle lui offre enfin un moyen de terminer ces visites éprouvantes.
S'il voit encore un enfant avec des yeux brillants et le nez qui coule, il ne garantit pas qu'il ne va pas appeler Pepper dans la seconde pour recommencer à pleurer avec elle.
Le dos tourné, il entend à peine la petite bagarre qui se déroule derrière lui, mais y jette tout de même un coup d'œil lorsqu'il entend :
— Putain Parker, tu fais chier.
Tony hausse un sourcil, et grimace quand un ado fout littéralement un coup de pied dans le visage d'un autre gosse. Son pied marche sur le coin d'une feuille qui a volé jusqu'à lui, et en y jetant un coup d'œil il ne peut empêcher ses sourcils de se froncer.
Il a le temps de voir quelques schémas brouillons ainsi que des formules raturées avant que la directrice Hudson ne la ramasse avec un soupir.
— Les garçons, siffle-t-elle et Tony n'a jamais vu des enfants obéir aussi rapidement.
Tout le monde s'écarte, le plus petit serre les lèvres avec un teint pâle, et son arcade commence déjà à gonfler.
— Je croyais qu'on avait été claire sur le fait que vous deviez être sages. Faites vos excuses à M. Stark.
Tony entend des excuses murmurées, et ne peut s'empêcher de souffler :
— C'est pas grave, c'est...
— Peter, on a déjà parlé de tes dessins. Si c'est pour faire ce genre de choses, tu devrais les laisser aux plus petits, d'accord ?
Il acquiesce, la tête basse. Tony ouvre la bouche, comme pour demander à voir la feuille d'un peu plus près, mais la directrice le chiffonne et le fourre dans sa poche.
— On en reparlera plus tard, les garçons.
Elle se tourne vers Tony, et soupire en lui indiquant la porte d'entrée.
— Je suis désolée, dit-elle. Je vous raccompagne.
Elle le fait, effectivement. Quand la porte s'ouvre, Happy hausse un sourcil en voyant sa tête. Il est sorti de la voiture, remarque-t-il.
— Bon... courage, Madame Hudson, dit-il, un peu perdu.
La femme sourit, acquiesce, puis la porte se referme.
Il n'y a pas d'endroits dans la maison qui ne soient pas accessibles.
Les garçons ont le droit d'aller partout : les deux salles de bain, toutes les chambres, la cuisine aux placards fermés à clé, et le bureau de la directrice où il est quand même obligatoire de frapper.
Il est tôt quand Peter sort de sa chambre pour se diriger vers la cuisine. Il a bien fait attention à ne faire aucun bruit en descendant la courte échelle jusqu'au sol : Carter a passé sa soirée à donner des coups de pied dans son matelas depuis le lit d'en dessous, et il sait que son œil doit déjà avoir viré au violet avec le coup de coude qu'il s'est pris en sortant de la salle de bain.
Carter va bientôt se fatiguer, Peter le sait. Il tient juste à lui faire payer les coups de règle dans les doigts qu'ils se sont tous les deux récoltés après la visite de Tony Stark, une semaine et demie plus tôt.
Avec un soupir, il traverse le couloir jusqu'à l'escalier. La cuisine se trouve de l'autre côté du couloir où est placée la porte qui donne sur le bureau de Mme Hudson Peter sent son ventre gronder douloureusement, et pose une main dessus en essayant de l'oublier. Il sait que les placards vont être fermés, comme toujours lorsque les assistants ne sont pas dans la pièce, mais il ne peut s'empêcher d'essayer.
Le soleil est à peine levé, et Peter sent ses pieds nus frissonner sur le carrelage froid.
La douleur de son ventre vide l'empêche de dormir depuis des heures. Il a fixé le plafond trop proche pendant un moment, a essayé de se tourner et de se retourner sous sa pauvre petite couverture, et a fini par se dire qu'il pouvait tout autant se lever pour essayer de trouver quelque chose. Il sait que personne ne laisse de nourriture dans le salon, ou même sur la table de la cuisine, mais Carter a mangé les trois quarts de son repas la veille au soir.
Hier midi, un gamin s'est fait adopter. Il s'appelle Miles, et n'est resté que quelques jours à peine. Cinq ans et demi, timide, gentil : Peter lui a donné son pain et son dessert pendant les cinq jours qu'il a passé au foyer. Et il est parti, car un gentil gamin qui n'a jamais été en famille d'accueil, avec des cheveux blonds et des yeux bleus, ça ne reste pas longtemps dans un endroit comme ça.
Sauf pour ceux qui n'ont pas de chance, comme Georges qui malgré son joli visage de chérubin n'a jamais réussi à partir de là.
Il soupire, au moment même où il passe devant la porte du bureau de la directrice. Il y a de la lumière en dessous, et Peter entend des voix : il s'avance plus doucement, sur la pointe des pieds, mais tout à coup quelque chose lui frappe le front.
Ses pieds s'emmêlent, il ferme les yeux, part en arrière. Il ne remarque qu'il est tombé au sol que quand ses fesses lui font tout à coup mal. La porte, qui s'est brusquement ouverte, a frappé le milieu de son front.
Quand Peter lève les yeux, c'est le regard étonné de Tony Stark qu'il croise.
— Merde, gamin, ça va ?
L'homme s'accroupit, tente de poser une main sur son front pour voir les dégâts mais Peter se recule. Derrière eux, Mme Hudson hausse un sourcil mécontent en l'apercevant.
— Peter, dit-elle. Ce n'est pas encore l'heure du lever.
Il baisse la tête et se relève rapidement, les lèvres serrées.
— Désolé, petit, souffle Tony Stark en grimaçant.
Son regard tombe sur le cocard que Peter porte à son œil, et il fronce les sourcils.
— C'est moi qui t'aie fait ça ?
Son ton lui informe qu'il n'y croit pas une seule seconde, et Peter veut bien croire qu'un super-héros comme Iron Man connaisse les différents stades d'une ecchymose. Alors, il se contente de le regarder fixement, jusqu'à ce que Mme Hudson se racle la gorge.
— Peter, veux-tu bien...
— C'est Peter, ton prénom ?
Il acquiesce, les sourcils froncés.
— Tu sais quoi ? C'est pas grave si tu parles pas beaucoup. Je suis assez bavard pour deux. J'ai cru voir ton dessin, l'autre jour. J'aime bien ce que t'as fait. Tu crois que tu pourrais en refaire un comme ça, un de ces quatre ?
Peter regarde Mme Hudson, incertain. Elle n'a pas l'air contente, pas du tout même, et il serre les poings en sentant ses doigts chauffer. Stark suit son regard, et se racle la gorge.
— T'as quel âge, Peter ?
— Il a sept ans, répond-elle à sa place comme si elle se répétait.
Tony soupire.
— Je repasserais, d'accord ? On parlera à ce moment-là. Tu devrais montrer ton front à quelqu'un de compétent, au cas où.
— Ça sera fait, M. Stark.
Elle agite son menton en direction du hall d'entrée, et Tony souffle :
— Oui, oui. Je vous laisse, madame.
Il se redresse, remet sa veste en place, et lance un dernier regard à Peter avant de tourner les talons. Quand Mme Hudson revient, quelques minutes plus tard, c'est vers son bureau qu'elle fait un geste du menton, et Peter y rentre sans broncher, en sachant très bien qu'il va être puni.
Pepper est revenue un soir.
Enfermé dans son atelier, Tony a travaillé pendant des heures et des heures pour éviter de penser. Il a fabriqué une nouvelle armure, en y ajoutant quelques gadgets peu utiles à son armure habituelle, et a construit des plans qu'il a ensuite envoyés à Rhodey pour améliorer War Machine. Ce dernier lui a simplement renvoyé un mail avec en réponse une simple correction : C'est Iron Patriot.
Tony a souri, pendant quelques secondes, puis a demandé à JARVIS de mettre de la musique et s'est penché sur un nouveau projet.
Jusqu'à ce que, après vingt-huit heures de travail sans dormir (ce qui n'est pas si terrible, il a fait bien pire) Pepper passe la porte d'entrée à l'étage.
— Ne baisse pas ma musique sans raison, a-t-il grogné depuis le dessous d'une nouvelle machine nettoyante qui ne passera sans doute pas les tris effectués par le groupe de Stark Industries chargé de vérifier et classer les dizaines d'inventions envoyées vers eux chaque semaine par Tony.
Le silence l'a fait douter, pendant un court instant. Il a plié ses doigts, s'est préparé à appeler son armure au moindre signal d'alerte. Mais finalement, JARVIS a simplement déclaré :
— Mademoiselle Potts vient d'entrer dans la maison. Elle se prépare actuellement une tisane dans la cuisine. J'ai pensé que vous aimeriez être au courant.
Leurs retrouvailles ont été étranges, tristes et gênantes. Il est arrivé en haut des escaliers, sale et fatigué, et elle a tourné la tête vers lui depuis le canapé, les yeux rouges et gonflés. Elle a tenté un sourire. Il s'est approché pour lui prendre la main sans savoir trop quoi faire d'autre.
Presque deux heures plus tard, quand elle a enfin réussi à le traîner jusqu'à la salle de bain de leur chambre pour qu'il se lave après avoir bu et mangé un peu, ils se sont retrouvés dans un lit froid et dans le noir.
Il a frotté son dos longuement, les yeux parfaitement ouverts.
Elle a murmuré d'une voix fatiguée, en essayant de se convaincre également :
— Il y a d'autres solutions, Tony. C'est pas la fin du monde.
(Il n'aurait jamais cru qu'une nouvelle comme celle-là puisse être un jour la fin du monde. À une époque, ça aurait été réellement le dernier de ses soucis, car il pensait sincèrement être le dernier homme sur terre à pouvoir devenir père. Un mauvais père donne un fils. Et ce fils devient un mauvais père à son tour. Il l'a cru, pendant longtemps.
Il le croit encore un peu. Mais Pepper n'aurait pas été une mauvaise mère. Et Tony s'est rendu compte qu'il y a une différence entre essayer et ne même pas s'y intéresser.)
Il y a d'autres solutions.
C'est sûrement à cause de cette phrase que trois jours plus tard, à l'aube, il se gare devant une maison un peu décrépie, dans une rue déserte du Queens.
Avec un soupir, il s'extirpe de la voiture. La sensation dans sa poitrine, qui a commencé à grandir au moment où le soleil s'est levé sur la route et qu'il a vu les nombreux panneaux indiquant New York, devient quasiment insupportable à présent. Il aurait pu demander à Happy de l'y conduire, mais quelques excès de vitesses et une mauvaise sortie lui ont finalement permis de penser un peu à autre chose. Deux jours de route, et il a à peine les yeux qui piquent.
Mais, à présent, il est réellement seul face à son impulsivité.
— Bon, allez.
Il pourrait repartir, aussi simplement que ça : faire demi-tour, remonter dans sa voiture, et quitter ce quartier sans regarder en arrière. Il n'est encore obligé à rien.
Et c'est bien ce qui l'inquiète. La sensation que, au fond, il n'a pas tellement l'impression de prendre une mauvaise décision. La curiosité, et cette image restée coincée dans sa tête. Tony est très mauvais pour passer à autre chose, et encore plus mauvais quand il s'agit d'abandonner quelque chose qui s'est incrusté dans sa mémoire.
(Un jour, il est rentré d'Afghanistan et n'a pas réussi à s'ôter des schémas d'armures de la tête. Un jour, il a vraiment regardé Pepper Potts et s'est dit que la laisser se construire une vie sans lui serait une erreur. Un jour, un homme lui a dit « alors vous, qui pensez tout avoir, n'avez rien ». Il avait raison. Ce n'est plus le cas.
Un jour, un garçon trop maigre a fait tomber une feuille froissée pleine de calculs avancés à ses pieds, et leurs regards se sont croisés.)
A présent, il sort son téléphone et compose le numéro que JARVIS lui a trouvé en quarante-sept secondes avant de partir.
Quatre bips, puis :
— Oui ?
Il hausse un sourcil, étonné.
— Et bien, vous travaillez tôt. Je pensais vraiment devoir tester plus de numéros que ça avant de vous avoir.
Il y a un court silence.
— Vous êtes ?
— Tony Stark.
Il s'attend à des doutes, à devoir donner des explications, mais elle se contente de répondre :
— Que puis-je faire pour vous, monsieur Stark ?
— J'aurais voulu un rendez-vous, avec vous.
— Avec moi ?
— Pour parler de... l'un de vos enfants.
Le formuler comme ça lui arrache une grimace. Il se racle la gorge, la sensation mauvaise dans son estomac redoublant largement. Son esprit demande en hurlant ce qu'il est en train de fabriquer.
— Je pense que cela devrait être possible. Quand êtes vous libre ?
— Tout de suite ?
— Maintenant ? s'étonne-t-elle. Je... eh bien, d'accord. Dans combien de temps serez-vous là ?
Il lève les yeux sur le bâtiment.
— Je suis devant la porte.
Elle met tout de même quelques secondes avant de raccrocher. Cette femme ne fait rien comme tout le monde, et c'est dans ces moments-là qu'il se rappelle qu'elle n'a rien à lui prouver. Il a fait un don pour les enfants, mais il n'est pas son patron pour autant. Ce n'est pas une journaliste, ou une employée, ou n'importe quelle personne qui aurait besoin de lui pour grimper les échelons.
Elle lui raccroche donc au nez, puis apparaît dans l'encadrement de la porte ouverte quelques minutes plus tard. Son chignon sévère est encore plus serré que la dernière fois, et elle remonte ses lunettes sur son nez. Tony s'est déjà dit qu'elle ressemblait à une vieille gouvernante anglaise, mais l'impression est redoublée dans l'instant.
Son bureau, une fois passé le hall d'entrée ainsi que le bas des escaliers, est la seule porte d'un long couloir. Il n'a pas vraiment fait une visite complète la dernière fois (fatigué, encore alcoolisé, affamé pas vraiment dans son meilleur état, en somme) mais cette fois il prend le temps d'observer chaque fissure dans le mur et chaque odeur humide qui croisent son chemin.
À l'intérieur de la pièce, il y a une bibliothèque pleine de vieux livres, deux chaises devant un bureau en bois, un fauteuil derrière, et tout de même un ordinateur éteint au milieu de papiers éparpillés. Elle était réellement en train de travailler à cette heure, et Tony ne peut qu'admirer cela.
La pièce sent très fort le café et le tabac froid. Il remarque le cendrier un peu caché.
— Asseyez-vous, M. Stark. Excusez-moi pour le désordre, je dois dire que je ne vous attendais pas.
Elle prend place derrière le bureau, et s'assoit tout en prenant soin à ne pas froisser sa robe.
— Excusez-moi, vous êtes anglaise ?
La vieille femme hausse un sourcil.
— Je le suis. Un problème ?
Il se sent satisfait et un peu fier, alors il secoue doucement la tête.
— Aucun.
— Vous vouliez me parler d'un garçon, alors ? L'un d'eux vous aurait-il manqué de respect ?
Tony penche la tête en la voyant croiser ses mains, et s'empresse de dire :
— Non, non. Pas du tout. En fait je... je me demandais simplement : ces jeunes vivent ici car ils n'ont pas été adoptés, c'est bien ça ?
Elle l'observe un instant, le regard curieux, puis acquiesce lentement.
— En effet. La plupart de ces garçons ont déjà été en famille d'accueil à un moment ou à un autre. On place ici ceux qui justement n'ont pas de place ailleurs. Quand ils sont ici, ils n'ont pas le droit à l'erreur. Le moindre accident les enverrait directement en centre pour mineurs.
Tony grimace.
— Mais il y avait des tout petits. Eux aussi ?
— Comme je l'ai dit, c'est une majorité. Mais certains n'ont pas été adoptés dans les premiers mois suivants... les tragédies qui les ont conduit ici. C'est triste, mais il n'y a pas assez de famille d'accueil pour tous les garçons orphelins de New York, M. Stark. Certains ont même des parents encore vivants, qui ont simplement pris des mauvaises décisions.
Il repense à ces petits gamins pas plus vieux que dix ans. À ces ados en colère trop maigres. Être ici le met mal à l'aise, car même avec la meilleure volonté du monde, il ne voit pas comment ces gosses pourraient s'en sortir, avec une éducation bancale, aucun moyen d'aller à l'université, et des adultes trop fatigués ou occupés pour se charger d'eux.
— Donc..., commence-t-il, ces garçons ne peuvent plus être adoptés ? Ils ne peuvent aller qu'en famille d'accueil ? Ou bien y'a-t-il...
— L'adoption est toujours possible, M. Stark. Elle devient simplement difficile. Pour les bébés, ça s'arrange facilement. À partir de cinq ans, leurs chances baissent drastiquement. Quand ils ont plus de dix ans, ça devient très rare. Les adolescents ne sont presque jamais adoptés. Et les jeunes qui se retrouvent en foyer, ce sont les dossiers tout en bas des piles. Les familles ne veulent pas de complications.
Il sent sa gorge se serrer.
— Mais je pense que vous n'êtes pas ici pour parler de ça uniquement. Dites les choses directement, M. Stark, nous gagnerons du temps.
Il sent une sueur froide à l'arrière de sa nuque, et passe une main dessus en soupirant largement. Ne pas être certain, c'est compliqué. Il a l'habitude de faire les choses avec affront, avec confiance Tony Stark est rarement gêné, embêté, à court de mots. Sauf quand c'est important.
Sauf quand c'est simplement entre lui et lui-même.
Et la vie d'un gamin qui n'a rien demandé.
— Quand je suis venu la dernière fois, il y avait ce garçon qui... dessinait. Vous voyez de qui je parle ?
Ses yeux se rétrécissent un peu. Elle reste immobile plusieurs secondes, mais finit par acquiescer.
— Oui, je vois.
— J'aurais voulu...
Il cherche à formuler ça. Car simplement dire : parfois je suis obsédé par certaines choses jusqu'à ne plus pouvoir dormir ou manger, et j'ai besoin de parler deux secondes à ce gamin pour comprendre ce que j'ai ressenti, ne lui paraît pas très juste.
Car c'est pour lui, qu'il fait ça.
Pour lui, et pour la voix de Pepper qui dit : Il y a d'autres solutions, Tony.
Il connaît les autres solutions. Il y réfléchit. Et il a peur d'être tombé sans le vouloir.
— Je voudrais lui parler. Vous voyez, ma compagne et moi réfléchissons à ce... genre de choses, en ce moment, et je ne sais pas pourquoi je...
Il se racle la gorge.
— Comment est-ce qu'il s'appelle ?
Elle ne lui répond pas tout de suite. Ses yeux sont posés sur lui, droits dans les siens, et il reste immobile un instant.
— Peter. Il s'appelle Peter.
Son prénom. Il a envie de toucher l'arc réacteur au milieu de sa poitrine tellement la sensation est curieuse. En toute autre circonstance, il aurait pensé à une sorte de court-circuit.
— Peter, d'accord.
— Vous pensez à adopter un enfant, répète-t-elle soudain, et il se retient de grimacer.
Car un enfant, ça n'a rien avoir avec un adulte ou une armure ou une intelligence artificielle. Un enfant, ça dépendrait de lui. Un enfant, ça lui demanderait de devenir père.
Il déglutit. Puis acquiesce.
— Je comprends.
— Vraiment ?
— Vous pensez à avoir un enfant. En revanche, je ne pense pas que vous, vous compreniez tout à fait ce qu'adopter un enfant qui a vécu en foyer implique.
Son ton, tout à coup réellement sévère, est un peu comme une douche froide. Il retient le Quoi ? qui manque de s'échapper, et se contente de l'observer afin qu'elle poursuive.
— Vous pensez que ce sont des enfants comme les autres. Qu'il suffirait de s'occuper de lui, et qu'il vous le rendra avec de l'amour. Mais les enfants ne sont pas des animaux, M. Stark, ce ne sont pas des chiens qui accepteront vos caresses après deux bols de croquettes. Ce sont des humains, qui ont vécu des choses et qui sont tristes ou en colère. Ils ont besoin de plus, plus que les autres. Vous vous dites sûrement que si les autres familles se penchent vers des bébés ou des enfants jeunes, c'est par égoïsme ? Sûrement. Mais ils ont réfléchi, se sont imaginés dans ces positions, et ont compris qu'ils ne pouvaient pas offrir à ces jeunes tout ce dont ils avaient besoin. Peut-être qu'ils ont eu tort, qu'un peu aurait été mieux que rien du tout. Mais rien n'est pire que voir des enfants revenir, que voir des familles d'accueil ou des adoptants reculer à la dernière minute car l'enfant a son propre caractère. Je suis désolée, M. Stark, ce n'est pas ce que vous avez envie d'entendre. Mais Peter...
Elle soupire.
— Peter est particulier. Il y en a, parfois. Peter ne parle pas, refuse les câlins, dessine encore comme un enfant de trois ans alors qu'il en a bientôt huit. Il a été dans deux familles, jusqu'à présent. Toutes ne l'ont gardé que quelques mois. Il casse ses jouets, écrit sur tout et n'importe quoi, peine à s'entendre avec les autres. Je ne peux pas vous le présenter, lui donner de l'espoir, puis le voir revenir ici, sans rien à la fin.
Son regard se baisse sur ses mains, qu'elle a croisé et serré.
— Je ne prétends pas avoir toujours raison, ou bien que mes méthodes sont parfaites. Je fais en sorte que ces garçons ne finissent pas dans la rue, à trouver d'autres solutions pour gagner de l'argent et s'en sortir. Je veux qu'à dix-huit ans, ils en aient assez dans la tête pour trouver un travail. Je suis dure, M. Stark. Et je suis aussi honnête en vous disant que je ne pense pas que Peter soit un enfant fait pour vous. Mais si vous désirez vraiment le rencontrer, alors je ne peux rien faire contre ça.
Son dos s'appuie contre le dossier, et elle semble soudain très fatiguée.
— Il n'est pas dans de bons jours, ces derniers temps. J'ai pensé qu'il s'était fait un ami, mais le petit Miles a été adopté presque aussitôt. Peter ne sort quasiment plus de sa chambre. Que dîtes-vous de la semaine prochaine ?
Elle ne se rend sûrement pas compte d'à quel point tout ça est beaucoup, d'à quel point Tony n'a qu'une envie : retourner voir Pepper et lui demander quoi faire. Il veut une validation. Il veut une confirmation. Il veut entendre « Tu n'es pas égoïste, Tony. Peter sera sûrement très bien avec toi. ». Il veut que Pepper le rencontre aussi, et qu'elle lui dise qu'elle ressent la même chose.
— La semaine prochaine, ça serait très bien. Mardi, quinze heures.
Elle acquiesce, puis ouvre son agenda pour le noter. Tony n'a qu'une envie : sortir du bureau et remonter dans sa voiture.
Quelques minutes plus tard, il est enfin devant la porte du bureau, debout, prêt à s'en aller. La directrice est sur ses talons, il tourne la poignée, la porte grince. Puis un son étrange le pousse à tourner la tête et tout à coup un gamin est sur le sol.
Tony se féliciterait presque mentalement de sa rapidité à faire la part des choses, car son cerveau fait quelque chose comme : par terre, Peter, œil au beurre noir, bosse sur le front, yeux humides.
— Merde, gamin, ça va ?
Il réfléchit à peine en posant un genou à terre et en tendant sa main pour inspecter la bosse qui commence déjà à se former. Le petit s'est pris la poignée, bien évidemment. Mais au moment où ses doigts s'approchent, il relève les yeux et un éclair traverse son regard. Il recule rapidement, et même Tony refuse d'insister.
Il entend la voix de la directrice dans son dos, toute trace d'émotions sympathiques disparue :
— Peter. Ce n'est pas encore l'heure du lever.
Peter baisse les yeux au sol, fixe ses pieds nus, et se relève rapidement, les lèvres serrées.
— Désolé, petit, murmure Tony en observant à nouveau la trace rouge sur son front.
Il ne peut empêcher son regard de tomber sur le cocard déjà violet de son œil. Ses sourcils se froncent. Il sait très bien que la dernière fois, il n'avait pas ça. Et que vu la couleur, il date de quelques jours déjà.
— C'est moi qui t'aie fait ça ? demande-t-il tout de même, car dire les choses de manière détournée doit être un bon moyen d'avoir des réponses de la part d'un petit.
Mais Peter l'observe, les épaules tendues. Les yeux dans les yeux, sans détourner le regard, pendant plusieurs longs instants. Mme Hudson se racle la gorge.
— Peter, veux-tu bien...
Mais Tony l'interrompt :
— C'est Peter, ton prénom ?
Un hochement de la tête, puis un froncement de sourcils. Tony a envie de tenter à nouveau d'approcher sa main, mais il se retient. La sensation dans sa poitrine devient chaude, plus molle. Il a aussi envie de dire à Peter que ça va aller, et de lui donner quelque chose de sucré il a ravalé les larmes qui lui sont montés aux yeux aussi rapidement que Tony fuit ses responsabilités.
— Tu sais quoi ? dit-il. C'est pas grave si tu parles pas beaucoup. Je suis assez bavard pour deux. J'ai cru voir ton dessin, de l'autre jour. J'aime bien ce que t'as fait. Tu crois que tu pourrais en refaire un comme ça, un de ces quatre ?
Il voit le regard de Peter passer de lui à Mme Hudson, comme s'il attend une réponse de sa part. Tony refuse de la regarder, car il sait que ses yeux diraient quelque chose comme « je vous l'avais dit » et il n'a pas envie de voir ça.
Il finit tout de même par suivre son regard, et y trouve exactement ce qu'il pensait. Il plisse les yeux.
— T'as quel âge, Peter ?
— Il a sept ans, répond-elle à sa place avec exaspération, car c'est une question qu'il lui a déjà posée.
Tony soupire. Cela ne mène et ne mènera à rien, pas tout de suite en tout cas.
— Je repasserais, d'accord ? On parlera à ce moment-là. Tu devrais montrer ton front à quelqu'un de compétent, au cas où.
Mme Hudson se redresse.
— Ça sera fait, M. Stark.
Elle donne un léger coup de tête vers la sortie, et Tony lève discrètement les yeux au ciel. Il dit :
— Oui, oui. Je vous laisse, madame.
Puis il quitte la maison,
Il voulait une validation ? Revoir Peter lui a donné l'impression d'en avoir reçu une.
Pendant les vacances scolaires, le mardi c'est après-midi TV.
Peter se souvient qu'il aimait bien la regarder, chez oncle Ben et tante May. Il regardait des films avec eux, ou bien avait le droit de mettre ce qu'il voulait en rentrant de l'école. Parfois, il mettait des dessins animés et finissait par s'endormir devant. Quand il se réveillait, May lui avait toujours mis une couverture sur ses épaules. Elle avait toujours bien plus peur de le voir tomber malade que sa mère. Certains jours, il mettait aussi des documentaires. Ben disait qu'il était un bonhomme cultivé, parce que Peter retenait toujours la plupart des informations : ça le rendait fier.
Il n'est pas resté longtemps chez May et Ben.
Il est resté jusqu'à ce qu'un jour Ben se fasse tirer dessus en allant aux courses avec Peter. Et que May s'endorme un peu au volant avec lui dans la voiture, juste après une garde de douze heures à l'hôpital.
Peter aimait bien les après-midi TV chez May et Ben.
Mais au foyer, il ne choisit jamais ce qu'il regarde. Il y a deux TV, ce qui est déjà un grand luxe. Deux programmes différents, à chaque extrémité du salon. Peter n'aime pas beaucoup le catch que Riley adore, c'est assez violent et les cris le font se recroqueviller sur lui-même. Dans les films d'action que Carter met toujours, il y a des armes à feu et Peter a l'impression de sentir du sang épais sur ses mains chaque fois qu'il entend une détonation.
Alors il ne va voir ni l'un, ni l'autre, et se trouve simplement une place à la table haute pour vider sa tête sur un papier quelconque.
C'est une dizaine de minutes plus tard, alors que les images dans son esprit (les souvenirs, toujours les souvenirs) sont presque plus fortes que ce qui se trouve autour de lui, que Peter entend la chaise en face de lui racler le sol. Quelqu'un s'installe, et il n'aurait pas relevé la tête si son champ de vision n'avait pas remarqué une carrure large, un sweat-shirt noir, et une barbe taillée étrangement.
Quand leurs regards se croisent, Peter n'arrive même pas à se demander ce que Tony Stark peut bien faire ici. Il cligne des yeux pour faire disparaître la voix de son père et ses Y'a des choses dont tu dois te souvenir, Peter. Regarde tout ça et souviens-toi.
Mais tout n'est qu'un immense bazar dont il peine à se dépêtrer, et sa mémoire ne lui donne pas l'impression d'être quelque chose d'utile. Ça fait juste... mal.
— Peter ?
Il relève la tête. Il ne se souvient pas l'avoir baissé pour observer à nouveau les équations. Certains jours, il aimerait bien mettre la main sur tous les livres de science qui se trouvaient dans le bureau de son père, mais c'est impossible.
— Ça va ?
Il acquiesce. Tony sourit un peu, avec douceur. Même Peter peut remarquer son air fatigué, ses cernes, et sa peau cireuse.
Il a l'air crevé, mais pas forcément énervé ou irrité. Il a presque l'air content, à vrai dire.
— T'aimes bien faire ces trucs-là ?
Il pointe sa feuille du doigt, et Peter hausse les épaules. Il ne sait pas vraiment s'il aime ça. Il ne sait pas toujours vraiment pourquoi il le fait non plus. Il n'a jamais envie de faire de vrais dessins, ou de colorier des images. Il a envie de recopier ce qu'il y a derrière ses paupières.
Il a besoin de recopier ce qu'il y a derrière ses paupières.
— J'ai entendu ce qu'ils disaient à propos de ça, lui dit Stark comme une confidence. Mais toi et moi, on sait que c'est pas simplement des dessins.
Il sourit. Il sourit non pas comme s'il sait quelque chose que Peter ne sait pas, mais comme si lui et Peter savent quelque chose que les autres ignorent.
Peter le fixe, les yeux grands ouverts.
— Ça t'embête, si je te pose des questions ? Tu peux répondre par oui ou par non.
C'est étrange. En général, personne n'essaie vraiment de communiquer avec lui. Avant, Peter parlait tellement que les autres lui disaient sans cesse de se taire. Il a commencé à ralentir dès sa première semaine dans la première famille d'accueil. Quand il est arrivé ici, Peter ne prononçait plus un mot.
C'est tellement plus simple quand personne ne s'attend à ce qu'il dise quelque chose.
Alors il fixe Tony Stark un instant, puis hausse les épaules.
— D'accord, d'accord. Mmh, tu ne parles vraiment jamais ? Je veux dire, est-ce que tu parlais, avant ?
Peter hausse les sourcils. Il hésite, un instant à peine : Tony Stark, Iron Man. Il est là, dans l'instant, mais finalement pour combien de temps ? Un homme comme ça, qui passe à la TV, n'a déjà rien à faire en face de Peter. Peu importe ce qu'il lui dit, ça n'aurait jamais réellement de l'importance.
Alors il serre les lèvres, et acquiesce.
— Et maintenant, est-ce que tu peux ?
Il hausse les épaules. Réfléchis. Puis acquiesce à nouveau. Tony se renfonce dans le siège.
— Bon à savoir. Tu te plais, ici ?
Il hausse encore les épaules.
— Question stupide, je sais. Est-ce que t'as faim ?
Peter fronce les sourcils. Il acquiesce.
— Super, tiens.
D'un mouvement du poignet, il sort un sac en papier de sa poche et le pose sur la table, devant la feuille que Peter ne regarde même plus.
— Une pâtisserie. Chocolat. T'aimes ça ?
Les yeux grands ouverts, Peter tend doucement la main en s'attendant honnêtement à se prendre un coup de règle dessus. Mais rien ne se passe, et il le ramène à lui en hochant la tête.
— Cool. Est-ce que t'aimes le soleil ?
Il n'aime pas le froid, en tout cas. Avant, il aimait bien la neige, quand il pouvait la regarder tomber depuis un appartement chauffé. À présent, quand l'hiver tombe et qu'il finit par trembler toute la nuit, ce n'est plus tellement amusant.
Il acquiesce. Tony sourit.
— Tu casses tes jouets pour voir comment ils marchent ?
Oui.
— Je faisais pareil. Des allergies ?
Non.
— T'aimes la pâte de fruit ?
Non.
— Moi non plus. Les animaux ?
Oui.
— Ça peut s'arranger. T'aimes les super-héros ?
Oui.
— Iron Man ?
Oui.
— Un avis sur Tony Stark ?
Peter fronce les sourcils. Ça, ça ne peut pas se répondre aussi facilement. Si parler ne l'épuisait pas autant, si parler ne l'obligeait pas à s'expliquer sur tout, si parler de lui valait pas encore plus de coups de la part des grands, alors il l'aurait fait.
Il aurait parlé du fait que Tony Stark est rentré un jour en décidant de ne plus vendre d'armes.
Qu'il l'a empêché de se faire tuer à la Stark Expo.
Qu'il invente des choses qui font marcher le cerveau de Peter à plein régime.
Il aurait parlé.
Mais à la place, il se contente de le fixer avec des yeux perdus, et Tony grimace.
— Désolé, c'est pas fair-play. J'ai demandé ça pour mon ego.
Il a l'air un peu triste, et Peter sent quelque chose qui pèse dans son ventre. Il regarde cet homme, ses cheveux un peu décoiffés et son pull qui a l'air immense sur lui. Il est venu, et lui a dit qu'il n'était pas débile. Il est venu, et lui a apporté à manger.
Il est venu, un jour, il y a longtemps à la Stark Expo, et lui a sauvé la vie.
Bon travail, petit.
Lentement, Peter lève son bras et, la gorge serrée, pose sa main sur celles de Tony qu'il a croisé devant lui. La mâchoire de l'homme se décroche.
Ça ne dure que quelques secondes, puis Peter se dérobe et reprend son crayon en le serrant fort.
Il n'ose même pas relever les yeux.
— Okay, petit. Je vois. Merci.
Il le voit serrer les lèvres, et cligner plusieurs fois des yeux.
— Ça te dit que je te montre quelques dessins à moi ?
Faute de mieux, Peter acquiesce à nouveau.
Tony traverse la moitié de la maison depuis l'atelier jusqu'à la chambre à l'étage en suivant les lumières qui apparaissent sur son chemin.
JARVIS est silencieux, aucun commentaire sur son pas lent ou sur l'heure qu'il est. À ce stade, le soleil est plus près de se lever que de se coucher et il retient un bâillement en montant les escaliers : ses pieds nus s'avancent sur les marches froides avant de parvenir jusqu'au parquet chauffant du couloir.
Quand il arrive dans la chambre, une lumière diffuse éclaire la pièce. Pepper est appuyée contre les immenses oreillers du lit, dans un pyjama léger, et en le voyant elle repose doucement sa tablette sur la table de chevet.
Ses cernes font la taille des siennes, et si Tony n'a jamais été du genre à traîner au lit, Pepper faisait toujours en sorte de dormir pour que l'un d'eux soit à cent pour cent opérationnel. Ces derniers temps, ils dorment presque autant l'un que l'autre.
Le lit est chaud quand Tony s'y glisse, et un soupir s'échappe de ses lèvres. Il remonte la couverture sur eux, passe ses bras autour de la taille fine juste à côté de lui, et la serre doucement. Ses propres cheveux sont encore humides de la douche qu'il vient de prendre, mais elle ne dit rien et se contente de poser une main sur la sienne pour entrelacer leurs doigts.
La lumière s'éteint rapidement d'elle-même, et pendant de longues minutes il n'y a plus que leurs respirations dans le noir.
Il essaye de dormir, vraiment. L'obscurité fait en sorte que ses paupières soient lourdes, ses muscles se relâchent, la chaleur le fatigue encore plus. Mais au bout d'une trentaine de minutes à simplement fixer le vide devant lui, il soupire.
Pepper resserre sa main sur la sienne, signe qu'elle ne dort pas non plus.
Et tout à coup, Tony a l'impression que c'est le moment. Ce n'est sûrement pas le cas, car il ne sait jamais les choisir : dire des choses au pire instant, c'est presque devenu sa spécialité à ce stade. Comme réagir de façon absolument merdique à des événements graves et traumatisants, ou ne même pas savoir quoi dire à sa fiancée lorsqu'elle apprend qu'elle ne pourra jamais porter leur enfant.
Donc il inspire, et lâche :
— C'est sûrement pas le moment.
Dans ses bras, Pepper ne se tend même pas. Elle sait toujours quand il cache quelque chose (ou presque, comme la fois où il était mourant et avait réussi à la laisser en dehors de ça, ce qu'il referait certainement si l'occasion se présentait) et attendait très certainement qu'il vide son sac à un moment ou à un autre.
— J'ai pensé à quelque chose. Et je sais que ça fait vraiment de moi un connard fini de penser à ça aussi tôt, mais je peux pas faire autrement. Je peux pas...
Il se tortille légèrement, et continue de regarder l'obscurité devant lui.
— Il y a quelque temps, j'ai... alcooliquement effectué une donation pour des foyers de jeunes et des orphelinats de New York.
Il attend une seconde, et Pepper en profite pour souffler :
— Je sais.
Bien sûr. Si l'équipe de communication a fini par être au courant, alors elle aussi.
— D'accord. Parfait. Alors, hum, j'ai dû aller serrer quelques mains et parler devant des gosses parce que j'ai pas pensé à faire les dons anonymement et que mettre un lapin à une bande de gamins m'aurait fait passer pour le dernier des cons. Ce que je suis, mais la jeunesse américaine a tout le temps de l'apprendre, pas besoin que je leur serve les preuves sur un plateau.
Il la sent remuer, se retourner doucement vers lui, et tout à coup son visage est tout proche. Il voit ses traits, son expression, et sait qu'elle se retient de le couper pour soupirer quelque chose comme « Tu n'es pas le dernier des cons, Tony ».
C'est un con. Mais il y a pire.
— Sur le coup, c'était vraiment terrible. Être devant eux alors que...
Il s'était imaginé ce que cela ferait. Pendant des mois, avant même qu'il en parle à Pepper, il avait fermé les yeux et pensé à ce qu'il serait, en tant que père. Ce qu'il dirait si jamais sa fille faisait ses premiers pas. Si son fils conduisait sa première voiture. Si son enfant disait ses premiers mots (qu'il aurait essayé de corrompre en l'entraînant à dire papa en premier au lieu de maman).
Son ventre en avait sincèrement fait des pirouettes. Il avait été heureux, rien que d'y penser.
— J'ai hésité à rentrer. Dire à Happy de semer cette foutue directrice de com' et foutre le camp. Mais je l'ai pas fait, et dans le dernier foyer que j'ai visité j'ai...
Il remue. Pepper doit voir où il veut en venir, à ce stade, mais elle ne dit rien. Elle ne l'interrompt pas, ne lui dit pas d'oublier cette idée.
Elle ne se retourne pas pour poser ses doigts sur sa bouche en lui disant qu'elle n'est pas prête.
— Y'avait un gosse. Il était... ils le prennent tous pour un idiot, comme s'il avait un retard. Mais ce gamin, Pepper, il était tellement...
Sa bouche se ferme, car tout à coup les mots ne veulent pas venir. Il veut lui dire que quand Peter a relevé les yeux vers lui, Tony a eu l'impression de voir à nouveau ce que ça ferait de pouvoir klaxonner comme un gros lourd à la sortie de l'école, de pouvoir gronder quelqu'un pour les épinards non mangés qu'il n'a pourtant pas touchés non plus, de pouvoir se sentir fier devant un pauvre dessin ou un « je me suis fait des copains ».
Ça n'avait aucun sens.
Il n'arrive pas à expliquer.
— Il faisait des maths. Les mêmes formules, encore et encore, et je crois qu'il comprend pas tout, mais... mais personne ne le comprend, là-bas. Il a posé sa main sur la mienne, Pepper, et je — j'ai juste —
Une boule dans sa gorge le fait à nouveau taire. Elle respire un peu plus rapidement, à présent.
— Je pensais pas envisager ça. Je pensais vraiment que si c'était pas le mien, alors ça valait pas le coup. Que j'aurais sûrement été un père de merde, même avec mon propre sang, alors un gamin qui ne l'est même pas ? Le timing est à chier, Pepper, je sais. Je suis désolé. Mais...
Il la serre un peu, comme pour la faire réagir. Tony ne sait pas ce qu'il attend comme réponse, comme réaction. Il a pensé à des phrases, à des « non, Tony », à des « c'est trop tôt », à des « je ne sais pas quoi te dire ».
Les épaules de Pepper se mettent à trembler quand elle demande :
— Comment il s'appelle ?
— Peter.
L'espoir dans sa voix manque de faire revenir la boule dans sa gorge.
— Je sais pas comment t'expliquer ou te convaincre, parce qu'au final je sais pas grand-chose de lui, mais chaque fois que je l'ai vu j'ai...il a...
Il la serre encore plus fort quand il entend un sanglot s'échapper. Le bruit qu'elle fait en se recroquevillant le force à dire :
— Pepper, hey... c'est pas grave, d 'accord ? On en reparlera. Plus tard. Oui, on est pas obligé de parler de ça maintenant, on peut juste...
— Les choses, renifle-t-elle. Les choses comme ça, ça se contrôle pas. Ça se prévoit pas non plus.
Les doigts de Pepper retrouvent les siens.
— Tu le vois souvent ?
— J'ai été visiter le foyer sept fois, pour l'instant.
— Je viens avec toi, la prochaine fois.
— Pepper...
— Je viens avec toi, répète-t-elle. Tu nous... tu nous présenteras, d'accord ?
Elle renifle à nouveau, et laisse échapper un nouveau sanglot. Il voit qu'elle essaye de se contrôler, de les calmer et de sécher ses joues, mais elle n'y arrive pas. Alors il remonte la couverture, et soupire avec douleur.
— D'accord, répond-il. D'accord.
Ils ne dorment pas beaucoup, après ça.
Pour être honnête, Tony avait sincèrement cru que ce serait plus compliqué.
En vérité, il avait cru beaucoup de choses. Qu'il changerait d'avis, en cours de route : que son cerveau, ce foutu cerveau incapable de voir ou d'apprécier des choses sans devenir complètement obsédé, allait finit par se lasser, par se dire « non, sérieux, tu fais n'importe quoi ». Il s'est dit, à un moment, qu'il n'était très certainement pas la meilleure personne pour s'occuper d'un enfant.
Il ne l'est pas. Il n'a pas reculé pour autant.
Ensuite, il avait cru que ce serait simplement plus compliqué que ça, d'adopter. Dans l'état de New York, JARVIS a fait ses recherches : des visites de la part des services sociaux, des papiers, des cours à prendre, des vérifications infinies. Si tout se passait dans le meilleur des mondes, le temps d'attente pour recevoir un enfant chez soi allait de six mois à un an.
Tony est un déchet notoire.
Il a réussi à se reprendre plus ou moins en main. Grâce à Pepper, grâce à un enlèvement en Afghanistan qui l'a laissé avec des cauchemars et une armure capable de les protéger, grâce à Happy qui prend de plus en plus de liberté, grâce à ses inventions qui l'occupent et à sa société qui lui permet de faire en sorte que ses inventions aident les gens.
Il a laissé la bouteille de côté. A trouvé une alternative viable au paladium qui était en train de le tuer. À refusé de faire partie du SHIELD. Ne couche plus avec n'importe qui, et fait parfois des efforts pour ne pas énerver des nations entières en quelques mots.
Tony est un déchet, mais un déchet viable.
Et apparemment, cela suffit, car quelques papiers, une ou deux visites, des entretiens, et une poignée de main plus tard, on lui a confié un document. Représentant légal. Parent. En deux mois seulement. (Pepper a eu les yeux rouges pendant deux jours après la nouvelle. Elle a serré la main de Tony si fort qu'il a eu les marques de ses ongles dans sa peau).
Il a de très bons représentants. Des gens compétents se sont occupés de cette affaire. Et il est Tony Stark, Iron Man, multimillionnaire. Les foyers sont débordés, les garçons ne sont pas facilement adoptés, et il est arrivé la bouche en cœur avec une possibilité de sortir un gamin de la pauvreté.
C'est sûrement ce qui explique pourquoi, deux mois et deux semaines après en avoir parlé à Pepper, Peter passe la porte de la maison de Malibu. Ils ont hésité, pendant un moment : Tony Stark possède plusieurs biens immobiliers, et pour quelque chose comme ça, c'est important de bien choisir.
Mais celle-ci, une fois la pilule avalée, reste celle que Tony préfère. Pepper aussi l'aime beaucoup, même si ça lui arracherait la bouche de l'avouer en personne.
— Le premier voisin est à des kilomètres, alors si tu as besoin de quelque chose, mieux vaut t'adresser à JARVIS.
Tony marche devant lui, et s'arrête dans l'entrée. Assise sur le canapé du salon, il entend Pepper se relever et s'avancer vers eux. Ils sont partis tôt le matin même pour aller chercher Peter, mais Tony a préféré y aller avec Happy. Chaque fois que Pepper a vu le foyer, ou même un simple morceau de mur un peu humide, elle s'est recroquevillée sur elle-même en imaginant Peter ici.
Peter, ou n'importe quel autre enfant.
Quand on se sent concerné, tout est tout à coup plus difficile.
— Bon, et bien je vais y aller, hésite Happy en se frottant la nuque.
Il se tient debout, dans l'encadrement de l'immense porte d'entrée. Il a conduit pendant toute la route, l'aller et le retour : le retour, avec Peter à l'arrière sur un rehausseur, s'est fait dans un silence absolument mortifiant.
— Merci pour ça, Happy.
Pepper lui sourit, et il répond de la même manière.
— Bon courage, gamin.
Peter le fixe, et Tony hausse un sourcil.
— Je vais essayer de ne pas prendre ça mal en te retirant la prime que je comptais te donner.
Quelques minutes plus tard, ils ne sont plus que tous les trois et Tony se racle la gorge dans le silence. Peter observe tout ce qu'il y a autour de lui avec de grands yeux. C'est presque la première fois qu'il le voit agir comme un enfant : pas d'expression sage ou de tête baissée, simplement un gamin qui a eu huit ans quelques temps plus tôt.
Le salon est immense, par rapport à ce qu'il a toujours connu, et le soleil qui règne à Malibu est chaud et lourd. Le tapis semble doux, le canapé un peu froid, et il y a de nombreux écrans sur les murs blancs.
— Hm, alors je te disais que si jamais tu avais un problème, tu pouvais t'approcher de l'un des écrans pour parler à JARVIS. C'est une... intelligence artificielle. Tu sais ce que c'est ?
Peter acquiesce.
— Ok, super. Il... il contrôle plus ou moins la maison. Tu veux voir ta chambre ?
Pepper reste là, immobile. Elle se frotte parfois les mains, regarde Peter avec une expression troublée, et semble regretter d'avoir mis des talons. Ainsi, dans son tailleur et avec ses talons aiguilles, elle ressemble à une femme d'affaire, à une femme indépendante, à une femme forte.
Peter reste à deux mètres d'elle, sans se rapprocher.
Le chemin est ponctué de quelques commentaires, d'une grimace devant le frigo vide, de yeux ébahis devant la mer étincelante. Finalement, quand ils arrivent à l'étage (et là Tony se dit que les marches de l'escalier sont sûrement dangereuses pour un gamin, pourquoi tous les recoins de la maison semblent-ils soudain très peu pratiques et inquiétants ?) Pepper pousse la porte d'une pièce et lui fait un sourire.
— Pour l'instant, elle ressemble à n'importe quelle autre chambre, mais on pourra la décorer plus tard, d'accord ? Tu nous diras ce que tu préfères.
Elle est grande. Peter la trouve particulièrement immense : un lit simple et long, rempli de couvertures, des armoires blanches modernes, un bureau, des accessoires, il y a même un télescope devant l'immense fenêtre qui recouvre en pan entier de mur.
Peter y fait deux pas, puis s'arrête.
Il se retourne vers Tony, qui lui offre un sourire presque timide.
— Tu feras une liste, même, si tu veux. C'est bien, les listes.
Pepper acquiesce.
— Pour les choses que t'aimes manger, aussi.
Tony est celui qui est venu le plus souvent, au foyer. Une fois par semaine. Pepper est venu trois fois en tout. Tony a quelques idées de ce que Peter aime manger, mais il s'est aussi souvent dit que cela ne prouvait rien : ces garçons étaient tous maigres comme des clous.
Tony aurait tout aussi bien lui ramener des asperges au lieu des bonbons que Peter aurait tout dévoré.
— On parlera de l'école plus tard, ok ? On te laisse t'installer. Y'a des vêtements, dans le placard, si jamais tu veux... enfin on te laisse.
Pepper ajoute :
— Si t'as besoin de quelque chose, on sera en bas.
Ils s'échangent un regard, et Peter s'avance un peu plus dans la pièce.
Ce n'est sûrement pas le bon moment pour parler du fait que cette maison, encore une fois, n'est que temporaire pour Peter. Que Tony vient de valider les plans pour la tour de New York, et qu'ils déménageront tous les trois dès qu'elle sera terminée. Il y a du temps, encore.
Pour l'instant.
— A plus tard, bonhomme.
Quand ils s'éloignent tous les deux, après avoir descendu les escaliers, Tony souffle :
— Bon... pour un début, ça aurait pu être pire.
— Oui, confirme-t-elle.
— On est pas au top niveau aisance. Gênant au possible. Mais ça va s'arranger, hein ?
Ils échangent un regard.
Pepper lui prend la main.
Leur appartement se trouve dans un bon quartier de New York.
Pas le meilleur, loin de là, mais il y a des maisons et des pavillons, ainsi que des petits rez-de-jardin. Certaines d'entre elles possèdent aussi des allées, avec des voitures garées devant. C'est un joli quartier, avec un bus qui fait le tour des rues pour amener les enfants à l'école du coin.
Leur appartement n'est pas très grand : pas non plus tout petit, mais le salon est étroit et la chambre de Peter est collée à celle de ses parents.
Assis dans le canapé, Peter gémit et essaye de taper du pied sur l'accoudoir.
— Peter, gronde son père.
Ses yeux sombres se relèvent vers lui, et Peter se recroqueville sur lui-même. Sa lèvre inférieure tremble, il se sent tout froid sous son pull, et sa manche est remontée jusqu'à son coude. Sa peau est si pâle que même lui peut voir ses veines : il n'avait sûrement pas besoin du garrot.
Il gémit à nouveau.
— Mary, souffle Richard. S'il te plaît...
Sa mère, dans son dos, le serre un peu plus fort contre elle. En se penchant légèrement, Peter sait qu'il peut voir son expression mais il ne le fait pas car c'est toujours la même, à chaque fois. Ses traits serrés, des lèvres blanches, des yeux humides. Ça ne change rien, car au final elle le fait quand même.
Elle lui frotte le dos pour qu'il arrête de bouger.
L'aiguille s'approche de son bras, tandis que Richard se concentre en resserrant ses doigts autour de son biceps. Peter renifle, inspire : ce n'est pas la seringue qu'il sent le plus. Il déteste les piqûres, mais pas vraiment car ça perce sa peau et que ça pique. Plutôt car, comme d'habitude, quelques secondes plus tard, Peter sent quelque chose de brûlant et d'affreusement douloureux remonter jusqu'à sa poitrine et descendre jusqu'au bout de ses doigts.
Son sanglot est comme un éclat.
Il tape des pieds, sent ses joues devenir humides, tremble. Sa mère frotte son dos puis son front en lui embrassant le haut de la tête. Elle tente de le bercer, mais chaque mouvement est encore plus douloureux.
Il se contente de se recroqueviller encore plus, jusqu'à n'être qu'une boule sur les genoux de sa mère.
— Pourquoi c'est aussi douloureux à chaque fois, murmure-t-elle en continuant de passer dans sa main dans ses cheveux. Tu avais dit que son corps s'y habituerait.
— Si le produit n'est pas efficace, alors ça ne sert à rien. Mieux vaut un peu de douleur maintenant, que bien pire plus tard.
Il se redresse, et range la seringue dans la mallette habituelle. Quand il le sort de son bureau, Peter sait toujours qu'il va passer un mauvais moment.
Quand la douleur commence doucement à passer, son corps se relâche et il n'a même plus l'énergie de descendre du canapé pour marcher jusqu'à sa chambre. À chaque fois que ses parents font ça, il se sent vexé et en colère pendant plusieurs jours, jusqu'à ce que sa mémoire finisse par lui échapper peu à peu.
Ses paupières sont si lourdes qu'il se laisse aller à les fermer.
— Tu ne les laisseras pas le prendre, hein ?
Le murmure de sa mère est à peine audible. Son père relève la tête, et observe Mary longuement.
— C'est pour ça qu'on fait tout ça.
— Je sais. Je sais, mais...
Elle renifle.
— Le voir comme ça... parfois je me dis qu'on devrait quand même essayer de partir.
— Mary...
— Je suis désolée. Je suis désolée, Richard. Aujourd'hui, je sais pas ce qui m'arrive mais je...
Elle renifle encore. Son père lève une main, et vient la déposer sur son épaule.
— Je sais ce que tu penses. Et je comprends. Mais même s'il en vient à me détester, je dois faire en sorte qu'il soit immunisé à nos recherches. Toi et moi, on sait très bien qu'ils ne les utiliseront pas à des fins purement médicales.
Peter n'entend pas la suite. Il pense qu'il s'endort, mais il n'en est pas tout à fait sûr. Les dernières choses qu'il ressent, ce sont les bras de son père qui finissent par le porter jusqu'à son lit.
Des bisous !
