Chapitre 9 : La Vénus de Milo II
Milo regardait d'un air morne le combat d'apprentis qui se déroulait dans les arènes. Cela manquait tout de même un peu de violence. Depuis que Saori Kido avait repris en main le Sanctuaire, il n'y avait plus d'entraînements « à la dure ». Exits les pull-ups à flanc de falaise, les combats avec membres tranchés, les pompes par séries de mille, les expériences sur les animaux. Les prérogatives liées aux rangs étaient aussi moins respectées. Il y avait quelques dix minutes, un gamin lui avait ordonné de se pousser parce que soi-disant il lui cachait la vue… Lui, un adulte, un chevalier d'or !
« Dis-moi que c'est faux, Milo. »
Le Scorpion leva les yeux, et ce qu'il vit jeta sur son visage un éclair d'incrédulité mêlé à de la joie.
« Hélène ?! Qu'est-ce que tu fais ici ? »
La Grecque aux longs cheveux bruns vêtue et coiffée comme à l'époque de Périclès le toisait d'un air sévère.
« On m'a dit que tu avais pris cette petite traînée de Pyra pour concubine... »
Milo fronça les sourcils.
« Ce n'est pas une traînée ! » répliqua-t-il en se levant d'un bond.
« Alors c'est vrai… Une traînée et une menteuse professionnelle… Comment as-tu pu t'abaisser à ça, toi, un chevalier d'or ? »
« Toi aussi tu te prostituais, si je ne m'abuse ! »
« Mais moi je n'ai pas couché avec la moitié du Sanctuaire ! »
Le combat s'était arrêté. Tous les spectateurs les regardaient, et surtout, les écoutaient.
Milo attrapa l'hétaïre par le poignet et la mena à l'extérieur des arènes.
« Je t'interdis de parler de ma compagne de cette manière ! » s'exclama-t-il ensuite, lorsqu'ils furent plus isolés.
Les beaux yeux verts de la jeune femme s'écarquillèrent.
« Compagne ? » répéta-t-elle.
« C'est ma concubine officielle, et je lui ai juré fidélité. Milo du Scorpion ne renie jamais ses serments. »
« Quelqu'un te l'a demandé ? Je te dis juste que Pyra n'est pas ce que tu crois qu'elle est. C'est une manipulatrice hors pair, et elle n'aime que l'argent. Tu aurais encore mieux fait de te mettre en couple avec Camus ! »
Milo rougit.
« Qu… Quoi ?! »
« Lui, il ne te poignardera jamais dans le dos. »
« Tu n'es pas un peu trop dramatique ? Quoique… tu as toujours été comme ça. Je me souviens, quand nous étions enfants, et que tu avais échoué à obtenir le droit de combattre pour l'armure du Bélier… Tu avais juré que tu te suiciderais. »
Hélène croisa les bras, l'air gênée.
« Je te dis cela pour ton bien, Milo. Nous avions été amis, jadis. »
« Tout est dans le 'jadis' », répliqua froidement le chevalier d'or.
Une lueur palpita sur les yeux de la courtisane. Elle tourna les talons et partit. Milo la regarda s'en aller, jusqu'à ce qu'elle disparaisse derrière un bâtiment.
Lorsque Ikki traversa le manoir pour aller passer un coup de téléphone urgent, il crut apercevoir Shaka dans l'un des salons, assis dans un fauteuil en train de lire un volume intitulé Kamasutra. Il se dit que sa vue avait dû le tromper.
Il rejoignit le combiné le plus proche, et vit que Tatsumi y avait scotché le numéro de téléphone du Sanctuaire, comme il le lui avait demandé. Il le composa.
« Allo ? Phaéton à l'appareil ? »
« C'est Ikki du Phénix. »
« Oh, le Noble Chevalier du Phénix... »
Moult courbettes verbales suivirent.
« Inutile de me passer la brosse à reluire. Je voudrais parler à Mû. »
« Télépathiquement ? »
« Non. Je veux qu'il se déplace. Dites-lui de me rappeler quand il sera arrivé jusqu'à vous. »
« Euh… D'accord. »
Une demi-heure plus tard, le téléphone sonna à nouveau.
« Allo ? »
« Ikki ? C'est Mû. Pourquoi désirais-tu me parler ? »
« A ton avis. Pourquoi as-tu envoyé Kiki accompagner Shaka ? »
Il y eut un silence, que Mû finit par briser.
« Pour te dire la vérité… Je voulais m'assurer… que tu n'avais pas de mauvaises intentions à son égard. »
Ikki eut un petit rire dédaigneux.
« Pff.. Tu as peur que je profite de sa faiblesse passagère ? » ironisa-t-il. « Par contre, quand Milo l'a envoyé se faire tripoter par une dizaine d'inconnues, ça ne t'a pas gêné plus que ça ? »
« Je n'étais pas au courant, Ikki. Mais je tenais à te remercier… Ce que tu fais pour lui est un véritable acte de charité et d'amour. »
Le Japonais en resta interdit. Il ne sut quoi dire, puis la tête de Hyôga apparut soudain à sa gauche.
« Tu pourras me le passer, après ? » demanda-t-il d'un ton sec.
Ikki lui passa le combiné pour toute réponse.
« Allo, Mû ? C'est Hyôga… Est-ce que Camus est dans les parages, par hasard ? »
« Je ne sais pas… »
« Tu pourrais lui demander de venir ? »
« Attends une minute. »
Hyôga prit son mal en patience. Dix minutes plus tard, la voix du Français résonnait enfin dans le combiné.
« Pap… Euh, mon maître ! » s'exclama le Russe, heureux d'entendre à nouveau sa voix après des mois de séparation.
A l'autre bout du fil, Camus dressait l'un de ses sourcils fourchus.
« Tu m'as tellement manqué ! » s'exclama son ancien élève.
Un duel semblait avoir lieu sous le visage impassible du Chevalier du Verseau. Il finit par se résoudre néanmoins.
« Hyôga… Tu es trop sensible. Il faut que tu coupes le cordon. Je ne suis pas ton père. »
A ces mots, il raccrocha.
Quelques temps après, Camus traversait la maison du Scorpion. Manifestement, Milo n'était pas là, mais il tomba sur Pyra, qui avait les pieds plongés dans une bassine d'eau froide.
« Je n'ai jamais vu un mois de mars aussi chaud ! » disait-elle.
Mais quand elle aperçut Camus, elle pâlit.
« Bonjour », dit le Français avec son habituel air ombrageux. « Milo n'est pas là ? »
« Non, il est parti aux arènes... »
« Bon. Comment se passe ta nouvelle vie ? »
« Oh, très bien… » répondit-elle, les yeux baissés. « Milo est très gentil... »
« Et cela ? »
Il désignait la bassine d'eau.
« J'ai les pieds chauds et un problème de jambes lourdes », expliqua-t-elle. « Mais l'eau s'est déjà réchauffée... »
« Je connais une méthode plus efficace. Essuie-toi bien les pieds. »
Pyra le regarda l'air incrédule. Puis elle s'exécuta.
« Maintenant, étends tes jambes devant toi, en soulevant la plante des pieds. »
Elle s'exécuta à nouveau. Le Chevalier du Verseau tendit le doigt, et une brume glacée apparut, enveloppant les mollets et les pieds de la jeune femme.
« Oh… C'est tellement agréable... »
« Alors… Efficace ? »
« Très. »
Il avisa soudain l'exemplaire de Tite-Live qu'il avait choisi quelques jours auparavant.
« Qu'en penses-tu finalement ? »
« Ce livre ? Il est vraiment passionnant. Milo est un ange de me l'avoir pris. »
« Tu aimes lire ? »
« C'est mon passe-temps favori. Quand j'étais au service du pope, il m'avait permis de me servir dans sa bibliothèque… Je pouvais me changer les idées. J'ai continué à lire depuis… Je lis tout ce que je trouve. Mais ce qui m'intéresse le plus en ce moment, c'est l'histoire de la Grèce. »
Camus hocha la tête. Il continuait à diffuser sa brume gelée.
« Le Pope n'était pas trop dur avec toi ? »
« Non… Je préférais lui servir à boire que travailler au Dionysos. Il y a des gens qui disent qu'il était fou, mais à moi, il n'avait jamais fait de mal. Les soldats et chevaliers d'argent qui venaient au Dionysos, eux par contre, ils se prenaient pour des dieux, et pour eux, nous n'étions que des animaux. »
« C'est souvent comme ça. »
Il stoppa son philtre glaciaire.
« Tu devrais te sentir mieux pendant quelques temps. »
« Merci... » balbutia Pyra.
Toujours droit et impassible, Camus poursuivit sa route, sa cape blanche flottant derrière lui.
« Ikki, je ne comprends pas pourquoi tu dis que l'on ne peut pas réellement connaître l'amour charnel avec des prostituées », déclara abruptement Shaka en pleine rue.
A cause du froid, il portait un bonnet de laine laissant dépasser quelques mèches blondes de sa frange. Ikki ne put s'empêcher de trouver que malgré l'élégance de sa démarche et l'expression aristocratique de ses sourcils, ce couvre-chef lui donnait un air presque… mignon.
« Disons que c'est un acte trop intime pour être accompli n'importe comment », répondit Ikki.
« Alors comment faut-il l'accomplir ? »
« Hé bien, ce ne doit pas être une relation payante, et tu dois apprendre à connaître la personne avant d'aller plus loin… »
« Mais comment apprend-on à la connaître ? »
« Tu discutes avec elle, vous faites des choses ensemble... »
« Comme quoi Ikki ? »
« Aller au parc, ou au cinéma… »
« Au restaurant ? »
Une rougeur fulgurante traversa le visage du Phénix.
« Oui, par exemple », dit-il, le regard soudain plongé dans l'ombre.
Ils étaient arrivés devant leur destination : un petit restaurant familial, qui ne payait pas de mine.
« Voilà, c'est ici. »
« C'est un restaurant qui ne fait que des nouilles, d'après ce que tu m'avais dit. »
« Oui. »
Il entra, et Shaka le suivit. Le patron leur désigna une table, et leur tendit le menu. Ils s'assirent, et Shaka dut ôter son bonnet, ce qui rendit les cheveux de sa frange et du haut de sa tête encore plus décoiffés qu'habituellement. Ikki regarda ses cheveux comme s'il s'était agi de quelque chose d'extraordinaire.
« Je ne sais pas quoi prendre », dit l'Indien. « Peux-tu me conseiller ? »
« Est-ce qu'il y a des choses que tu ne manges pas ? »
« Seulement la viande d'agneau et de veau. »
« D'accord. »
Il passa la commande, puis se tourna à nouveau vers son compagnon de tourisme.
« Tu as les cheveux décoiffés », dit-il.
« Ah ? »
Ikki avait toujours le ventre broyé par l'émotion quand l'Indien se trouvait près de lui, mais maintenant, une douce chaleur avait remplacé la peur et les pulsions réfrénées. S'il l'avait osé, il lui aurait pris la main à nouveau, mais cela lui parut plus difficile à présent. Les mains pâles de Shaka étaient si belles, fines, tout en n'ayant pas la mollesse trop charnue des mains de femmes. Elles semblaient incarner sa noblesse, sa douceur et sa fragilité. Elles étaient comme son âme.
Deux grands bols de ramen furent déposés sur la table.
« C'est vraiment très beau », dit l'ancien moine. « On dirait un petit jardin. »
« En fait, je préfère être avec toi », dit soudain Ikki. « La plupart du temps, les gens parlent pour ne rien dire. Ce qui n'est pas ton cas. »
L'autre jeune homme ne répondit pas. Au contact du liquide, les nouilles s'étaient déliées dans son bol comme des plantes dans un petit étang. Malgré son air paisible, la sueur perla dans l'entrebâillure de sa chemise, sur les mèches blondes de son front qui s'étaient jointes, et au-dessus de ses lèvres.
« Une parfaite composition », murmura-t-il.
Il prit ses baguettes et tenta de les saisir conjointement pour attraper un aliment.
Ikki haussa les épaules, sarcastique et souriant. « Ce serait mieux si tu parvenais à te servir de tes baguettes, Shaka. »
Mais elles ne pouvaient s'empêcher de s'écarter maladroitement entre les ongles mats, et les pâtes glissantes retombaient à chaque fois dans le bouillon. Ikki eut un petit rire.
« Je pense que Dieu sait manger des nouilles, lui. »
Son bol et ses baguettes dans les mains, il se tourna vers le chevalier d'or.
« C'est le meilleur ramen de toute la ville. Si tu veux connaître notre pays, tu dois en avoir mangé au moins une fois. Alors… Concentre-toi. »
Shaka eut d'abord un réflexe de recul à la vue des baguettes braquées sur lui. Ikki avait approché son visage près du sien, si près qu'il pouvait sentir le souffle qu'expirait sa bouche… La sienne s'en ouvrit involontairement : il ne tarda pas à ressentir contre ses dents le bout des baguettes, ainsi que l'épaisseur humide des pâtes sur sa langue. C'était une sensation agréable. Il aspira et les sentit couler à l'intérieur de sa gorge – sa pomme d'Adam eut un petit soubresaut. L'arôme et la chaleur des ramen le remplissaient jusqu'au plexus.
Par réflexe, il s'essuya le coin de la bouche.
« Alors ? »
« C'est bon », déclara l'Indien, la tête baissée.
Mais le patron du restaurant, occupé à essuyer des verres derrière le comptoir, les regardait à présent d'un air hostile.
« Tu sais Ikki, je sais que je ne suis pas Dieu. Ni proche de Dieu... C'est pour cela que je voudrais mener une vie normale. La vie des simples gens. Et si cela doit passer par la luxure... »
« Shaka, tu n'es pas comme tout le monde, c'est un fait. Pourquoi vouloir ressembler aux autres ? »
« Je te l'ai dit. Je suis comme tout le monde. Je ne suis même pas grand chose, en réalité. Certes, mon cosmos est grand, mais chaque personne a ses qualités et ses défauts. »
« Ce que tu dis est ridicule », s'irrita le Phénix.
Il osa enfin lui recoiffer les cheveux. Le chevalier de la Vierge le regarda avec étonnement, puis il sourit.
« Quoiqu'il en soit… Je suis très heureux de découvrir le Japon avec toi. Cela faisait longtemps que je ne m'étais pas senti aussi bien. »
Ikki leva la tête, les yeux brillants.
« Vraiment ? »
« Oui », répondit Shaka.
Il tenta d'attraper son demi-œuf, mais échoua à nouveau.
« Je crois que je vais devoir t'aider encore », dit Ikki.
« Non, j'y arrive ! » triompha l'Indien.
Il brandit son morceau d'œuf mollet, puis le tendit vers Ikki, juste devant sa bouche.
« A ton tour », dit-il.
Le Phénix ouvrit la bouche, et Shaka y déposa la moitié d'œuf. Le patron leva les yeux au ciel.
Ikki mâcha sa bouchée. Les yeux du jeune homme blond s'étaient allumés, et ils scintillaient.
Lorsqu'ils sortirent du restaurant, Ikki expliqua à Shaka où se trouvait la Tour de Tokyo. Ils marchèrent un peu dans sa direction, et bientôt, Shaka fit la remarque que de la pluie gelée semblait avoir commencé à tomber. Mais ce n'était pas de la pluie.
« Il neige », dit Ikki.
Shaka leva les yeux vers le ciel, alors que les flocons grossissaient et tombaient de plus en plus vite.
« C'est la première fois que j'en vois tomber. »
« Quand je n'étais encore qu'un adolescent, j'ai connu quelqu'un qui n'avait jamais vu la neige, une jeune fille. Je lui avais promis de lui montrer, un jour. »
« Je ne pensais pas que cela ressemblait à ça… J'avais vu quelques congères, dans l'Himalaya, mais jamais de flocons comme ceci. As-tu pu lui montrer, à la jeune fille ? »
« Non », répondit Ikki. « Je n'ai pas pu. »
Son visage se ferma, comme frappé par une douleur intérieure. Il sentit alors la main de Shaka se poser sur la sienne.
« Elle la verra Ikki, dans sa prochaine vie. »
à suivre
Notes :
- J'ai réutilisé une de mes ficlets écrite il y a longtemps (« Ramen Boy »).
- Se donner à manger à bouts de baguettes a un sens particulier au Japon si je ne m'abuse.
