Hello !
Sorry my friends, je suis en retard d'une semaine. Je suis retourné voir ma famille durant le week-end, et je n'ai pas eu le temps de finir la correction de ce chapitre à temps. Comme on est en novembre, c'est-à-dire le mois de l'enfer pour tous les étudiants à la fac, j'ai dû me focus sur le taffe, notamment un exposé maudit qui porte sur Hegel (aidez-moi).
Enfin bon, nous on se retrouve pour voir ce qui arrive à Mika, Akaashi, Yachi et tout le beau monde de cette fic. Que se passera-t-il maintenant que certain.e.s ont franchi la frontière ? Le Nouveau Monde sera-t-il un monde de bisounours ? Vous allez le découvrir aujourd'hui, mais vous vous en doutez, j'aime l'angst plus que tout, il y a donc de grandes chances pour que ça dégénère. En plus, j'ai fait une grosse réécriture de ce chapitre, et il est plus long que ce que j'avais prévu à la base. C'est un peu en compensation de mon retard haha
Je vous souhaite une bonne lecture !
Le corps de Mika se déchire, elle en est convaincue. Il n'y a que du blanc, peu importe qu'elle ait les yeux clos ou non. Ce n'est qu'une pâleur têtue qui la tiraille de toute part. Elle a envie de hurler, mais le son n'existe pas dans le vide.
Elle pense à Akaashi. Elle se concentre sur son visage, sa voix, tout ce qui peut la rapprocher de lui. Pourtant, elle dérive. On cherche à l'emmener ailleurs. Elle lutte. Le paquet de cartes dans sa main n'a plus aucune prise sur elle.
Pas d'air. Rien, rien du tout, une brèche qui aspire, qui vous tue si vous n'acceptez pas le choix du Destin.
Mika refuse, elle se débat avec le premier mouvement.
Brusquement, le noir. Un souffle qui effleure son front. Elle ouvre les yeux.
— Mika ? l'appelle une voix familière.
Elle sourit. Les cartes ont brûlé dans sa paume.
Trois tasses de thé fumantes sont posées sur un tronc d'arbre coupé. Les spirales du bois happent le regard d'Akaashi. Il resserre distraitement l'écharpe autour de son cou.
— Et voilà !
Le ton de la jeune fille est faussement enjoué. Elle laisse tomber à côté d'eux un lapin mort. Akaashi lui tend sa boisson chaude.
— Je m'en occuperai, déclare-t-il en désignant l'animal. Repose-toi un peu.
— Merci.
Elle enserre ses mains autour de la tasse pour se réchauffer. Malgré une veste bien trop grande pour elle et les trois pulls qu'elle porte, Mika frissonne.
— Putain, si on m'avait dit que le Nouveau Monde serait pire que l'ancien…, gromelle-t-elle.
Akaashi garde le silence. La tête ailleurs, il pense au petit paquet qui pèse au fond de son sac. Le soleil se couche et ils ne feront pas de feu. Être discrets, se fondre dans la nature. Les doigts gelés depuis des mois, un an sans doute. L'hiver se terminera lorsque tous les hommes dignes seront arrivés.
— Ça va ?
— J'ai trouvé un truc pour toi, annonce-t-il.
Mika le dévisage dans la pénombre, les sourcils froncés. Il observe ses cheveux sales qu'elle a coupés, les cernes et cet air heureux bancal, un sourire qui ne dissimule rien — parce que Mika n'essaie pas de cacher sa tristesse, elle est lucide et continue, voit du bonheur sous la neige, laisse le plus mince filet d'espoir se glisser sous le tissu de son cœur.
Akaashi attrape son sac d'un geste précautionneux, farfouille pendant de longues secondes pour en sortir une petite boîte emballée.
— Tiens.
Mika saisit le cadeau sans rien dire, trop surprise. Elle déchire le papier. Le bruit résonne dans la clairière enneigée. Un cerf passe au loin. Son amie reste un moment immobile à fixer l'objet, puis elle se met à sangloter.
— Merci, bredouille-t-elle entre deux reniflements.
Akaashi pose une main maladroite sur son épaule. Il n'a jamais su comment accueillir toutes ses émotions — il a enfoui les siennes si loin qu'il est incapable de comprendre celles des autres.
Mika passe ses doigts sur le paquet de cartes. Elle pleure franchement, mais c'est une émotion douce qui l'habite : elle est émue.
— Je me suis faufilée en ville ce matin, explique-t-il pour dissimuler sa gêne.
— Akaashi ! le réprimande-t-elle.
— Je cherchais des renseignements, et l'occasion s'est présentée alors-
— Je sais. Mais ce genre de choses, on le fait ensemble. Je ne supporterai pas de te perdre.
Elle saisit sa main et la serre fort, les yeux encore humides. Le cœur d'Akaashi se tord. Une familiarité étrange qui s'est tissée au fil des mois. Au début, il a cru qu'il n'était qu'un autre auquel elle s'accrochait, cassée de toute part. Toutefois, Mika est bien plus forte que ça, elle voit plus loin, remarque les gestes, jamais ne nie une présence.
— Je suis désolé.
— Tu es excusé si tu m'expliques comment tu as fait pour chopper ça.
Elle agite le jeu de Tarot de sa main libre. Les cartes sont abîmées et les couleurs des Arcanes s'effacent.
— C'est un secret.
— Allez, quoi !
Elle lui donne un coup d'épaule en s'esclaffant. Akaashi reste silencieux quelques secondes avant de se décider :
— Je l'ai volé au marché.
— Sérieux ? s'écrie presque Mika.
— Si le Nouveau Monde m'a bien permis une chose, c'est de découvrir que j'étais un escroc hors pair.
Mika éclate de rire et cela fait sourire Akaashi. C'est marrant ce contraste entre sa voix et son regard, songe-t-il. Des vagues dans les pupilles et le bonheur qui déborde de ses lèvres.
— Je dois admettre que tu nous as sauvés de pas mal de galères.
Pour appuyer son propos, La jeune femme sort un morceau de pain qu'il a dérobé la veille. Elle le coupe en deux pour le partager avec lui.
Un silence tranquille s'installe. Mika mâchouille sa nourriture en mélangeant ses nouvelles cartes. Elle a pris le temps de dévisager chacune des illustrations, de grimacer et de rire. Les dessins sont fabuleux : ce sont de véritables esquisses faites à la main. Les couleurs sont passées, mais les contours et les traits gris restent bien visibles.
La joie de Mika devient foisonnante. Elle a encore des larmes à demi séchées sur les joues, et pourtant une auréole de bonheur l'enveloppe. Ses yeux pétillent, tandis que ses doigts frémissent en s'agrippant au papier.
— On va peut-être enfin avoir des réponses, chuchote-t-elle en continuant de battre les cartes.
— Le Fou ne t'a pas parlé ?
— Si, soupire-t-elle. Mais tu le connais. Il aime bien se jouer de nous. Et comme on ne peut compter que sur sa parole…
Akaashi n'a jamais revu l'Arcane. Mika est toujours restée évasive sur ce qui s'était passé le jour où ils avaient franchi la frontière. Elle n'avait pas eu à lui expliquer pour Yachi : il avait compris à l'instant où il lui avait dit au revoir.
Néanmoins, le Fou apparaît de temps à autre, quand Akaashi est absent. Il ne sait pas grand-chose de leurs échanges. Il arrive qu'il offre des énigmes à Mika. Ils passent souvent leur journée à y réfléchir, avant de réaliser que tout cela n'est qu'un mensonge.
— Il a déjà dit la vérité.
— Une fois, objecte Mika.
— C'était la fois où cela comptait vraiment.
Malgré sa haine envers lui, il devait admettre que le Fou avait sauvé Mika. Le souvenir d'une peur innommable lui revient. Un palais et la colère de sa mère, des mots qu'il n'oubliera jamais.
Elle doit mourir.
Il ne voulait pas, alors il avait fui. Il n'était qu'un souffle de vie, un tiraillement qui le poussait à avancer malgré la terreur et cette puissance écrasante qui lui intimait de rester immobile.
Le monde brûlera par sa faute, avait annoncé la Grande Prêtresse.
Un lieu froid, fait de verre. Une cage. Le culte d'un Destin que l'on doit respecter. Sept lunes enivrantes qui ne chuchotaient que des fables. Le Fou s'empare d'eux et ils tombent dans le vide. La seconde d'après, des champs à perte de vue, une ville fortifiée au loin, une esquisse dans le paysage. Sans lui, Mika et lui seraient morts.
Mika étale quelques cartes sur son écharpe qu'elle a posée au sol. Ses mains sont fines, souples.
— Le Fou a dit qu'ils étaient en Europe, explique-t-elle.
— C'est tout ?
— Il…
Elle hésite. Inspire. Retourne la première carte.
— Il m'a parlé de Kuroo.
Akaashi attend. La nuit est tombée ; le ciel est clair, sans étoile — il n'y en a jamais eues depuis qu'ils sont arrivés, rien que des feux qui s'élèvent depuis les villes.
— Il est avec Daishou, révèle-t-elle dans un souffle.
— Daishou est vivant ? s'écrie Akaashi.
— Apparemment.
Un voile passe sur le visage de Mika. Le choc ricoche dans la poitrine d'Akaashi. Le tirage entier est révélé.
— Où sont-ils ?
Elle ne répond pas.
— Encore des énigmes, hein ? insiste Akaashi.
Elle se mord le pouce. La lecture est difficile. Peu d'Arcanes majeurs sont visibles sur son tirage.
— Il y a autre chose. Il avait l'air… (elle marque une pause, semble réfléchir) inquiet.
Akaashi ne peut retenir un rire nerveux.
— Le Fou ? Troublé ?
— Je sais que ça peut paraître absurde, mais c'est comme s'il ne voulait pas que j'y aille.
— C'est pour ça qu'il faut qu'on le fasse, déclare Akaashi avec tout l'aplomb dont il peut faire preuve.
— On ne sait rien de la situation dans laquelle ils se trouvent.
— Tu as tes cartes, maintenant, rétorque-t-il.
— C'est plus compliqué que ça.
— Tu rêves toujours ?
Une question qu'il a sur le bout des lèvres depuis trois mois. Mika tressaille, mais ne relève pas la tête. Ses yeux vont et viennent entre la première et la dernière carte. Elle met si longtemps à parler qu'Akaashi se demande si elle a bien entendu.
— Oui.
— Et ?
Il voudrait dire plus : les mots manquent. Les songes ne lui ont jamais parlé. Oikawa hante ses nuits, Yachi aussi. Mais ce ne sont pas des visions, rien que son esprit qui refuse de passer à autre chose.
— Ils ne sont pas très clairs, élude-t-elle.
— Tu mens.
De la neige se met à tomber.
— Je…
— Pourquoi ? s'obstine-t-il.
— Ils sont inutiles.
— Qu'est-ce que tu me caches, Mika ?
La persistance dans son regard suffit.
— Je sais où ils se trouvent, avoue-t-elle. Je l'ai toujours su.
Elle se détourne. Dans le silence pesant qui s'installe, elle fait une petite pile avec ses cartes. La lecture n'a pas été probante.
— Je ne te l'ai pas dit car je pensais que ça ne servait à rien. Parce que j'avais peur aussi.
Son souffle chaud ricoche contre le tissu de son écharpe pour venir épouser son visage gelé.
Étrangement, Akaashi croit comprendre. Dans son esprit, c'est eux contre le reste du monde. Malgré l'espoir qui le ronge, il s'est presque fait à cette vie de cavales et de peur. Oikawa et Yachi font partie d'une époque lointaine qui deviendra un mirage. Les hommes brûlent leur nouvelle chance, effrayés. Les yeux ne s'habituent pas aux images, et les Arcanes ne s'en soucient guère. La loi est simple : le Destin a choisi un maître à chacun. Celui qui va à l'encontre de sa volonté ne vaut rien. Vous traversez la frontière et vous atterrissez sur un territoire déjà tout tracé. Trouver un écho de sa vie passée, c'est prendre le risque de se heurter à la colère de ces divinités mensongères.
— Tu as le droit d'avoir peur, Mika.
Elle plonge ses yeux dans les siens.
— J'ai confiance en Kuroo et Daishou, tu sais. C'est de moi dont je suis effrayée. Lorsque…
Elle se tait, balaie le paysage du regard. Il n'y a que la pénombre et les sons de la nature endormie.
— Je n'étais pas censée te suivre, Akaashi. J'avais été choisie ailleurs.
— Mais la Grande Prê-
— Avait changé d'avis. Ou peut-être que mon rôle s'arrêtait à la frontière. J'ai dû me tromper.
— Ou alors, elle avait prévu de te tuer depuis le début.
Ses mots résonnent avec violence. Mika se fige un instant, puis elle hausse les épaules.
— Ça ne sert à rien de réfléchir à tout ça. Je n'irai pas de toute façon.
— Tu comptes abandonner Kuroo et Daishou ? déplore Akaashi.
— Tu n'as pas le droit de dire ça.
— Ce n'est que la vérité.
— Arrête.
La conversation échappe à Akaashi. Des couteaux sous le palais.
— On doit y aller, s'entête-t-il.
— On ne peut pas.
— Qu'est-ce qui nous en empêche ?
— Daishou.
Elle ne laisse pas le temps à Akaashi d'exprimer son incompréhension.
— Il a passé un accord avec le Sorcier, un Arcane puissant. Il a donné son cœur pour Kuroo et moi.
À l'air qu'arbore son ami, cela n'annonce rien de bon.
— Donner son cœur dans ce monde, continue-t-elle, ce n'est pas simplement être l'esclave de quelqu'un et lui être asservi pour toujours. C'est bien pire. Si le pacte est achevé, Daishou devra s'arracher lui-même le cœur. Il deviendra alors un spectre. Une silhouette de notre monde sans aucun souvenir. Une âme errante coincée dans le présent.
Elle passe le revers de sa main sur ses yeux.
— Quel est l'intérêt pour le Sorcier de faire ça ? questionne Akaashi.
— Il y a bien longtemps, lorsque la guerre faisait rage, le Magicien était celui qui avait l'armée la plus puissante.
— Une armée de spectres, comprend-il.
— Exactement. Toutefois, les conditions d'existence des spectres sont particulières. Premièrement, seuls les hommes peuvent le devenir. Ensuite, il faut l'allégeance de la personne que l'on souhaite métamorphoser. Souvent, l'on propose en échange quelque chose qu'elle ne pourra pas refuser.
Akaashi enroule ses bras autour de ses jambes.
— C'est irréversible, pas vrai ?
Elle le regarde avec un sourire triste. Il reste un long moment dans le silence. Akaashi réfléchit. S'ils tentent de venir au secours de Daishou, Mika prend le risque de compléter le pacte que son ami a passé avec le Sorcier. Enfin, c'est ce qu'il suppose. Daishou n'est pas mort, Kuroo est vivant et avec lui. Mika est saine et sauve. La condition de réalisation de leur accord n'a donc rien à voir avec leur état physique ou leur santé. Il faut que tous les trois soient réunis au même endroit. Et si cela arrive, Daishou deviendra un spectre. Il ne reste alors qu'une solution : Akaashi doit y aller seul.
— J'ai rêvé de mon frère, lâche brutalement Mika, sortant Akaashi de ses réflexions.
Il sursaute, penche la tête sur le côté. Il ne s'attendait pas à ça. La discussion fait un écart brutal.
— La Grande Prêtresse m'a menti. Il n'est pas mort. Il…
Sa voix se brise. Akaashi se rapproche d'elle pour l'enlacer. Son cœur s'accélère.
— Tu n'es pas obligée de le dire.
Des larmes mouillent ses vêtements. Akaashi comprend mieux pourquoi elle n'a rien dit sur tout ça. Le sujet est affreusement douloureux parce que son frère est devenu un spectre.
— Il me manque tellement, sanglote-t-elle.
— Je sais.
La peine est trop grande pour la combler avec le langage. Il attrape délicatement le visage de son amie.
— Ce n'est pas de ta faute, dit-il en plongeant son regard dans le sien.
— Il voulait juste me protéger, il-, il-
Mika ne parlait pas de ce genre de choses. Peut-être que c'était impossible de le rendre intelligible. Il y a des blessures qui ne peuvent être comprises sans devenir fou. Lui aussi ne se confiait pas à propos de Yachi ou d'Oikawa. À l'intérieur ça chavire, des vagues emportent tout et les signes du dehors n'ont aucune force pour lutter. Les rêves s'effondrent.
Il caresse ses joues.
— Que s'est-il vraiment passé ?
Il ignore si poser des questions est la bonne chose à faire. Il croit qu'il faut que le cœur de Mika arrête de pourrir. Les mains de son amie tremblent.
— Je n'ai eu qu'une réponse vague. Comme d'habitude, ma vision était confuse, brouillonne. Takeshi passait un pacte avec un Arcane — impossible de voir qui. Il y avait du brouillard tout autour d'eux. Le son se perdait dans un vide immense, si bien que je n'entendais presque rien. Mais j'ai su immédiatement. Son cœur contre ma vie : si j'arrivais saine et sauve ici, l'accord serait complété.
De grosses larmes roulent sur les joues de Mika. Elle enfouit son visage dans ses mains, les épaules secouées. Akaashi embrasse le haut de son crâne, murmure des paroles réconfortantes. Malgré tout, les tremblements brusques et le souffle erratique durent un long moment. Il dégage doucement ses doigts pour les attraper et les serrer très fort. Petit à petit, sa respiration s'apaise. Les spasmes se font de plus en plus espacés. Ses phalanges crispées se ramollissent : la panique finit par passer.
— Pardon, murmure-t-elle.
— Tu n'as pas à t'excuser pour ça.
Elle secoue la tête pour reprendre ses esprits. Toutefois, la fatigue alourdit les traits de son visage. Ses cernes se sont encore étendus. Mika pose son front contre le sien. Ses yeux ne sont plus hagards. Derrière l'épuisement, un éclat éternel.
— Tu sais, je peux aller les chercher, propose-t-il alors qu'il sent la respiration de son amie sur ses lèvres. Si Daishou a passé un pacte, c'est pour vous protéger, Kuroo et toi. Je n'ai rien à voir avec cette histoire. Si j'y vais, tu pourras les retrouver.
Il lui offre une mince lueur d'espoir, peut-être moins que ça.
— Il ne les laissera pas partir si facilement, objecte-t-elle. Une fois que tu es sur le territoire d'un Arcane, il n'y a que son bon vouloir qui fait la loi. On n'a aucune idée de ce qu'il fera. C'est trop risqué. On reste sur le plan d'origine.
— Fuir ? ricane-t-il.
— Rejoindre le palais de l'Impératrice est la solution la plus sûre, argue la jeune femme, épuisée.
— Je ne te pensais pas si peureuse, la provoque-t-il.
— Tu ne m'auras pas comme ça. Si on arrive au territoire de l'Impératrice, elle nous aidera.
— Qu'est-ce que tu en sais ? Tu as vu ce qu'elle a fait à Kiyoko ? Elle n'est qu'un pion pour elle.
— Elle nous a sauvés, proteste mollement Mika.
— Comment peux-tu en être si sûre ?
— Je l'ai aperçu dans les souvenirs de Kiyoko.
Elle n'y croit plus vraiment. Ce n'était pas l'Impératrice qui était venue les secourir, mais le Fou.
— Ce ne sont que ça. Des souvenirs. Au vu de ce que nous avons observé depuis que nous sommes arrivés, la réalité est tout autre. Les Arcanes se fichent des hommes. L'Impératrice n'accueille que ceux qu'elle désire. Ces divinités habitent ces terres depuis toujours, défendent leur territoire, sans se soucier de nous. Kiyoko a vécu il y a des années de cela, des décennies peut-être. Un temps révolu. On ne peut faire confiance à personne. Si l'on va là-bas, c'est seulement parce que la vie semble moins compliquée qu'ailleurs. Ça ne veut pas dire qu'elle sera parfaite. De toute façon, nous ne sommes même pas certains qu'elle nous laisse entrer.
Mika ouvre la bouche, la referme. Akaashi ignore pourquoi il s'entête à sauver des garçons qu'il ne connaît pas, ou à peine. Un sentiment familier et lointain d'un instinct qui sait, qui a toujours su.
— Et puis, ajoute-t-il, si le Magicien n'effleure qu'un seul de mes cheveux, je pense que la Grande Prêtresse rappliquera. Elle doit être ce genre de mère.
— Ton beau minois sera l'origine d'une guerre, plaisante-t-elle à moitié.
Un sourire se dessine timidement sur les lèvres de Mika. Elle dépose un baiser sur une des joues d'Akaashi.
— Merci d'exister, chuchote-t-elle.
Il ne répond rien, mais ses gestes suffisent. Cette nuit-là, Oikawa et Yachi le laissent tranquille. Son sommeil est lourd, alors que ses pensées se tarissent dans la pénombre.
Mika a appris à apprécier la vue du phare. La mer est devenue calme. Trois lunes brillent dans le ciel.
— Pourquoi continuez-vous de venir ? demande-t-elle une nuit à la Grande Prêtresse.
— Mon fils a préféré fuir avec toi. Je m'efforce de comprendre ce choix.
Mika souffle du nez. L'eau est claire, une barque vogue. Elle est vide. Parfois, elle croit y apercevoir une silhouette familière. L'ombre s'agite et secoue la main dans sa direction. Elle ne répond pas au geste.
— Vous avez essayé de me tuer.
Il ne reste rien de ce moment dans la mémoire de Mika. Elle est indifférente à ces querelles, l'esprit ailleurs et le cœur gonflé d'un mal du pays.
— Pour l'heure, mon fils a besoin de toi. Il mourrait si tu n'étais pas là. C'est la seule raison pour laquelle tu vis encore.
— Merci, se moque-t-elle.
La Grande Prêtresse la foudroie du regard. Mika sourit.
— Les Liseuses sont une aberration, déclare la femme d'un ton plat.
Ses mains sont croisées sur ses cuisses. Elle se tient très droite ; elle lui rappelle Akaashi.
— Je sais.
Son interlocutrice la fixe intensément, mais Mika refuse de jouer à ce jeu-là. Les vagues font remonter des corps, ceux qui n'ont pu franchir les frontières ou qui ont échoué, des silhouettes sans destination qui se sont égarées.
— Pourquoi les regardez-vous mourir ?
— Ce n'est pas nous qui décidons.
— Laissez-moi deviner. Le Destin ?
— Il est le maître des Arcanes, un père pour certains, rétorque-t-elle en ignorant le ton sarcastique de Mika.
— C'est comme ça que vous justifiez vos crimes les plus obscènes ? Par des mensonges pitoyables ?
Mika est en colère. La désillusion est une blessure qui laisse des traces sur chaque parcelle de sa peau — indélébile. Plus rien n'a d'importance, pas même le courroux des Arcanes.
La Grande Prêtresse ne daigne pas lui répondre. La porte du phare s'ouvre. Des râles remontent jusqu'à elles.
— Akaashi ne vous appartient pas, crache Mika.
— Il finira par te quitter.
Le sourire qu'elle arbore fait reculer Mika de quelques pas. À son réveil, elle est trempée de sueur. Son ami dort profondément. Ses bras étalés de part et d'autre de son corps donnent une impression de fouillis, mais sa respiration calme la rassure. Les battements de son cœur s'apaisent lentement.
— On est encore loin ?
— Bordel, Oikawa, c'est la dixième fois que tu demandes en l'espace de cinq minutes ! grogne Iwaizumi.
— On est presque arrivé, répond posément Kiyoko.
Yachi serre la main d'une petite fille. Elle l'aide à grimper sur une pierre trop haute.
— Est-ce que je reverrai mon frère ? l'interroge l'enfant une fois qu'ils sont assis, leur ascension terminée.
— Je ne sais pas. Il y a de grandes chances. Les frontières sont toujours clémentes, tu n'as pas à t'en faire.
Des montagnes se dessinent au travers des nuages. Malgré l'altitude qu'ils ont atteinte, le soleil n'est pas là. Yachi est un peu déçue — elle l'aurait pris comme un signe de bon augure. Il n'y a certainement plus rien à saisir. Elle tend une ration de nourriture à Hana qui l'attrape avec des yeux gourmands.
— Yachi ? l'appelle Kiyoko.
— Oui ?
— Je peux te parler une minute ?
Elle lance un regard circonspect à Oikawa qui hausse les épaules.
Elles s'éloignent un peu de leur groupe de fortune. Kiyoko s'assoit sous un grand sapin, emmitouflée dans une veste polaire beige. Yachi réalise qu'il n'y a presque plus de neige. La notion du temps s'étiole, mais les saisons demeurent. Une nostalgie étrange l'envahit. Une fin d'automne grise et Mika. Elle chasse cette pensée de son esprit — l'image persiste.
— L'Impératrice m'a parlé, annonce Kiyoko.
— L'Impératrice te parle souvent, relève-t-elle.
Yachi ne rit plus. Elle ne sait pas depuis quand, mais la vérité est là : une indifférence occupe sa tête et elle est seulement capable de remarques cyniques, à la limite du blessant.
— Elle m'a donné des nouvelles de Mika.
Le visage de Yachi reste de marbre. Kiyoko croise les bras.
— J'ai pensé que-
— Ça me ferait plaisir ? l'interrompt Yachi, exaspérée. Franchement, je ne suis pas en mal d'amour à ce point.
Une colère sourde. Elle la laisse monter ; injuste sentiment qu'elle-même ne comprend pas.
— Tu sais bien que ce n'est pas ça.
Kiyoko est trop gentille avec elle. Les sautes d'humeur, les remarques cinglantes et les crises de larmes alors qu'ils sont tous épuisés, son amie les accepte, jamais un mot de travers, pas de reproche. Des mains fermes qui serrent les épaules de Yachi, qui promettent que tout sera bientôt fini. Il faut s'accrocher. Juste un peu.
Sauf que Yachi ne s'accroche plus. Elle ne l'a jamais fait. Parce qu'elle n'y a pas cru une seule fois — elle refuse d'y croire, encore aujourd'hui. Malgré le Fou qu'elle aperçoit dans les airs, qui leur parle et que tout le monde ignore pour des raisons évidentes. Peu importe ses rêves étranges où une femme l'observe en remplissant des jars en argile au bord d'un étang. Il y a des étoiles dans le ciel et l'une d'elles est si grande qu'elle finit par envahir le décor, puis Yachi se réveille, le dos tordu, les jambes lourdes.
— Alors c'est quoi, hein ?
— Elle est en danger.
Culpabilité. Elle ravale la peur, ne laisse rien paraître.
— Qu'est-ce qu'on peut y faire ? Lui jeter des pierres de la montagne au travers de la frontière pour qu'elle puisse se défendre ?
Kiyoko ignore sa remarque.
— J'ai convaincu l'Impératrice de lui offrir l'asile à elle et Akaashi.
Elle sait que Yachi se soucie de Mika. Feindre l'indifférence est parfois si dur, parce que Kiyoko a raison, il y a quelque chose qui se délie à l'intérieur, aussitôt remplacé par une inquiétude nouvelle.
— Comment vont-ils ? demande Yachi après un silence épais.
— Je n'en ai aucune idée. L'Impératrice n'a rien voulu me dire de plus.
— Et…
— Yachi ! crie Oikawa un peu plus haut. Il y a ta gamine qui pleure, on n'arrive pas à la calmer !
Cette dernière roule des yeux.
— Pour la dernière fois, Oikawa, ce n'est pas ma putain de gamine !
Elle quitte Kiyoko sans attendre. Elles n'en reparlent pas et c'est mieux ainsi. Les mois passent et Yachi n'oublie pas — les blessures refusent de guérir.
— Tu es certaine que Kiyoko a dit que c'était par là ?
— Mais oui ! s'agace Yachi. De toute façon, tu devrais savoir où sont les frontières !
Elle pense à Hana qui les a quittés il y a quelques jours. Elle aussi est partie, après plusieurs semaines de cavale entre des lacs gelés et des routes rocailleuses. Yachi avait fini par s'attacher à cette enfant qui avait perdu son grand frère. Ça lui rappelait quelqu'un.
En général, c'est Kiyoko qui trouve les gens errant encore ici bas. Oikawa peut le faire aussi, Yachi en est convaincue. Simplement, il jouait souvent la comédie. « J'ignore où ils sont. », disait-il. Elle le soupçonnait d'utiliser ce don uniquement lorsque cela était absolument nécessaire. Il lui avait confié qu'il avait l'impression d'être un pantin entre les mains du Destin. Elle n'avait pas compris. Son ami avait dû le sentir, car ils n'en avaient plus discuté. Toutefois, il lui avait avoué qu'il était impossible de savoir si les personnes avaient bien franchi la frontière.
— En fait, quand on ouvre le portail, rien n'est décidé, lui avait-il expliqué lors des premières semaines de leur long périple. Les gens s'engouffrent là-dedans, la brume les avale et elle choisit au dernier moment si elle les garde ou non.
— Qu'est-ce qui se passe pour ceux qu'elle ne laisse pas partir ?
Oikawa avait détourné les yeux, mal à l'aise.
— Tu veux vraiment que je te le dise ?
— Je ne suis pas peureuse.
— Ce n'est pas ça. C'est juste… Parfois, j'entends des cris lorsqu'on ouvre de nouvelles frontières.
— Tu penses que ce sont ceux qui n'ont pas réussi à la franchir ?
Le garçon lui avait lancé un regard déroutant. Il triturait ses doigts.
— J'en suis certain. J'ai vu ce qui se passait. Le brouillard dévore les gens. C'est affreux. La chair se déchire en premier. L'air la tord comme un chiffon et puis il y a tout ce sang, ça semble irréel tellement ça coule, et le bruit, Yachi, mon dieu, je crois que c'est ça le pire. C'est comme une mélasse visqueuse et les hurlements des hommes sont déchirants, mais ce n'est pas la douleur, ce sont des cris de vie, ils ne veulent pas mourir et pourtant ils sont là, ils flottent dans le rien et on les broie jusqu'à ce qu'ils aient entièrement disparu. Le pire c'est qu'ils sentent tout jusqu'à la fin. La dernière chose que l'on écache, c'est leur cœur.
Il avait dit cela d'une traite, très vite, le souffle court sans jamais poser ses yeux sur Yachi. Ses ongles grattaient la terre. Elle se souvenait encore de la boue étalée sur ses joues. Elle n'avait su quoi répondre. La terreur était venue nouer ses entrailles et n'était jamais partie.
— Comment être sûr que cela ne nous arrivera pas à nous aussi ? avait-elle demandé très bas.
— On ne peut pas.
Oikawa avait souri dans la pénombre. C'était il y a un peu plus d'un an.
— Hana a-t-elle réussi ? questionne Yachi alors qu'elle ressasse ce mauvais souvenir.
La ville est déserte, envahie par la végétation. Elle ne sait plus où ils sont. Leurs maisons sont loin, ils ont traversé des mers et des champs, tant de paysages que Yachi s'y perd. Des animaux décharnés errent dans les ruelles, leurs têtes humant les poubelles à la recherche de nourriture. Oikawa se retourne vers elle pour venir ficher la lumière de sa lampe torche sur son visage. Elle plisse les yeux et met une main devant elle pour se protéger du faisceau qui l'éblouit. Il s'approche de la jeune femme et marche à ses côtés.
— Réussi quoi ?
— Ne joue pas à ça avec moi.
— Je ne vois pas de quoi tu veux parler.
Elle soupire. Il éclaire la rue déserte. Les lampadaires ont cessé de fonctionner depuis bien longtemps.
— A-t-elle franchi la frontière ?
Il ne répond pas. Le cœur de Yachi dégringole.
— Oikawa, insiste-t-elle. Y est-elle parvenue oui ou non ?
— Je ne sais pas.
— Dis-moi la vérité.
Sa voix tremble un peu. Elle remarque qu'Oikawa serre les poings.
— Le Destin n'est pas toujours tendre. Je suis désolé.
— Pourquoi ?
C'est la seule chose qu'elle trouve à répondre. Elle ne pleure pas — elle a oublié comment faire.
Je ne suis bonne qu'à ravaler ma peine.
Des images affreuses lui viennent en tête. Elle n'essaie pas de les faire partir.
— Le hasard se fiche des enfants. Il n'y a que l'imprédictible qui compte.
Hana n'a pas été choisie. On a brisé chacun de ses os, déchiqueté sa peau, brûlé ses cheveux. Ses membres perforés par une force invisible et puis sa jeunesse détruite à jamais. Yachi lui avait promis que tout irait bien. Elle avait dit que les frontières étaient bonnes. Elles étaient assassines, monstrueuses. Elle en était consciente, pourtant. Qu'est-ce qu'Haru avait ressenti en découvrant qu'elle lui avait menti ? Avait-elle même pensé à ça, avec toute cette douleur ? Peut-être que son frère l'attendait de l'autre côté. Il espèrera longtemps, sans savoir. Sa petite sœur, cette gamine qui ne connaissait rien de la vie si ce n'est la beauté de la neige, crevée dans un vide éternel, sa carcasse dévorée sans raison.
Sans raison.
C'était sans doute ça, le pire.
La nausée prend Yachi. Alors que les visions persistent sous ses paupières, elle s'appuie à un mur d'une maison à l'abandon et elle vomit. Oikawa la laisse tranquille. Lui aussi a dû passer par là. Il tourne sa lampe vers une vitre brisée. À l'intérieur, une cuisine avec une table sur laquelle trônent des journaux. Il y aperçoit la date : septembre de l'année dernière.
Elle reste quelques minutes dans la même position, même lorsque son ventre cesse de se contracter. Sa gorge la brûle : un goût acide dans la bouche.
— Bois un peu d'eau, lui fait son ami en lui tendant une gourde.
Elle se redresse difficilement, le souffle court. La fraîcheur qui s'écoule en elle lui fait du bien. L'horreur ne se dissipe pas pour autant.
— Je n'aurais pas dû te le dire, s'excuse Oikawa à demi-mot.
— Bien sûr que si. Je préfère affronter la réalité plutôt que de me noyer dans les mensonges.
Elle se demande ce qu'Oikawa ressent. Ils n'en parlent pas. La culpabilité les ronge. C'est différent pour Kiyoko. Elle est convaincue de faire le bien,que cela est son destin.
Quelle fortune étrange, songe Yachi. La bénédiction des dieux qui se glissent chez la mort des enfants.
Ils marchent depuis une heure dans la pénombre. La nausée demeure, mais Tristesse a été enfouie sous un tas d'indifférence feinte. Il n'y a plus que le corps qui parle et ça, Yachi sait l'ignorer. Tout d'un coup, Oikawa s'arrête sans prévenir, si bien que Yachi lui rentre dedans.
— Hé ! Fais gaffe !
— On est arrivé.
Yachi se décale. Une impasse. Le bâtiment qui est au bout s'est effondré. Seule une moitié tient encore debout. Il y a des pierres éparpillées dans toute la ruelle. Le reste du décor n'est rien d'autre que des barres rouillées et tordues, des meubles dévorés par les rongeurs ainsi qu'une odeur putride, probablement de cadavres.
— Ça ne peut pas être là, lâche-t-elle.
— Ah parce que toi aussi, tu ouvres des brèches vers l'Autre Monde ?
— C'est un morceau de mur d'un immeuble pourri.
Des fissures courent sur le béton sale. Une ampoule brisée d'un lampadaire pend mollement dans le vide. De mauvaises herbes sortent des fentes.
— Il faut croire que le Destin aime bien se foutre de notre gueule, déclare platement Oikawa.
La remarque tombe à côté. Yachi joue malgré tout la comédie — un goût âcre dans la bouche.
— Je commence à en avoir par-dessus la tête de lui.
Oikawa s'avance. Il pose sa main sur la surface rugueuse, ferme les yeux. Une lumière pâle naît sous sa paume. Yachi attrape son talkie-walkie et prévient leurs deux amis distraitement. La réponse ne se fait pas attendre.
— Ils seront là dans une demi-heure, annonce-t-elle à Oikawa.
Le garçon se détache de la paroi avant de se laisser glisser contre. Il sort de son sac une barre de céréales.
— Tu en veux ? lui propose-t-il en l'agitant dans sa direction.
Elle l'attrape avant de s'asseoir à côté de lui. Elle pose sa tête contre son épaule. Une drôle d'habitude qu'elle a prise, alors que toucher les autres était si difficile au début. Un hommage à Mika, sans doute. Au lieu de glisser ses mains dans ses poches, elle s'efforce de les tendre vers ceux qui lui sont chers.
Yachi n'a pas envie de briser ce calme tranquille, mais ses lèvres s'agitent d'elles-mêmes.
— Kiyoko m'a parlé de Mika et d'Akaashi.
— Moi aussi.
— Tu es au courant, alors ?
Il hoche la tête, n'ajoute rien. Yachi aimerait qu'il dise quelque chose — il le faisait seulement pour masquer le malaise et la peine. Même si Oikawa dissimule tous ses gribouillis, elle entend ses silences. Les gestes, les yeux et le corps ont une vérité bien différente de ses mots.
— Pourquoi tu ne parles jamais de lui ?
— Pourquoi tu ne parles jamais d'elle ? répond-il comme un écho déformé.
— Aïe.
— Tu n'es pas mieux que moi, Yachi.
— Quand est-ce qu'on est devenu comme ça ? demande-t-elle.
— Comme quoi ?
— Les mots ne sortent plus.
— Peut-être que ce n'est pas le moment. Franchement, si je m'effondre maintenant, je ne sais pas si je me relève, raille Oikawa.
— Les Arcanes le feraient à ta place, plaisante-t-elle. Ils ont besoin de toi.
— Pour l'instant. Après, je serai tranquille pour me laisser mourir.
Elle lui assène un coup violent dans le bras. Oikawa gémit. Elle voit bien ce qu'il veut dire, mais elle ne peut pas accepter ça.
— Tu es le pire ami du monde.
— Il y a des choses qui blessent sur lesquelles je peux passer outre, mais ça…
— Idiot.
— Toi-même, réplique-t-il.
— Tu as huit ans d'âge mental.
— Peut-être.
Oikawa rit avant de se relever. Il fixe le mur longtemps, les mains sur les hanches. Une brise fait onduler ses vêtements : un impair bleu marine, le pull noir d'Akaashi avec les manches qui s'effilochent et un pantalon deux fois trop grand pour lui.
— Tu pourrais y aller, songe-t-il.
Pendant une seconde, de l'appréhension.
— Je t'ouvre la frontière et tu te casses d'ici, ajoute-t-il après un instant.
— Pour quoi faire ?
— Retrouver Mika, je suppose.
— Mais qu'est-ce que vous avez tous à penser que je vais être heureuse en étant à ses côtés ? s'emporte-t-elle. J'étais malheureuse bien avant de la rencontrer, j'étais toujours triste avec elle et cette foutue peine s'agrippera à moi probablement pour l'éternité.
La colère l'enserre si brutalement qu'elle ne réfléchit plus à ses mots.
— Elle te faisait sourire.
— Vous aussi, réplique Yachi.
— C'était différent avec elle.
— L'amour ne guérit pas un tel mal-être.
Elle le fixe, un air de défi dans le regard.
— Dans tous les cas, tu serais mieux ailleurs, s'entête-t-il.
— Qu'est-ce que tu en sais ? Que connaît-on véritablement du monde qui se cache derrière tes paumes ?
Il ne répond pas. Yachi le fait à sa place :
— Rien. Si ça se trouve, tous les hommes se font dévorer par la frontière. Pire : le Nouveau Monde est un enfer éternel. Dans tous les cas, il n'y aura aucun survivant à tout ça.
— Ce monde meurt, réplique-t-il. On n'a pas le choix. Toi aussi tu devras le laisser derrière, un jour ou l'autre.
Elle serre les poings. Ses gants sont à la limite de se déchirer.
— Peut-être qu'Akaashi est en train de crever. Si ça se trouve, il est déjà mort. Dans tous les cas, ça sera de ta faute, assène-t-elle.
Le visage d'Oikawa se rembrunit alors qu'elle sort de l'impasse. Elle ne se retourne pas.
C'est toujours la même chose. Ses paumes chauffent et plus il s'approche, plus la brûlure est intense. Les cloques sont imaginaires, mais la douleur existe, elle. Il plaque ses mains là où il faut. Il ne s'explique pas comment cela est possible. Il sent, c'est tout. Oikawa ne réfléchit pas plus. Il suit la chaleur ou Kiyoko, puis son corps se déchire sous l'intensité de l'effort. Les gens traversent. Ils sont aspirés et la présence qu'il percevait s'éclipse.
Et parfois, la brèche se ravise. Elle se délecte de ces corps, avale la vitalité de ces gens qu'Oikawa ne connaît pas vraiment. Il entend des cris, ça crisse dans ses oreilles, ça se glisse jusqu'à son cœur. La douleur est si forte dans le son qu'il finit par la ressentir. Ça ne dure qu'une brève seconde. Pourtant, cela suffit à Oikawa pour apercevoir les abysses cisailler la chair, crever les yeux, arracher les ongles, les veines éclatent, et puis les entrailles flottent dans un blanc immaculé. Malgré tout, il observe.
Un passeur est impassible. Il n'intervient jamais. On ne peut rien faire face au Destin. Il est invincible, car imprévisible. On ne tue pas le chaos, c'est lui qui vous attrape. Il n'est ni désir ni haine. Il n'est rien. Il a faim, alors il dévore. On ne sait jamais quand.
Oikawa ne dort presque plus. Et lorsque cela arrive, il fait des cauchemars épouvantables. Des milliers de cadavres le dévisagent, des silhouettes décharnées. Elles ont des trous à la place des yeux. Cependant, il voit que les morts le scrutent. Le noir qui a remplacé leurs regards l'emporte. La culpabilité l'étouffe. Il arrive que des ombres plus petites viennent lui saisir la main. Elles lèvent la tête vers lui et une voix déformée lui demande alors :
— Pourquoi ?
Il se met à pleurer et ses larmes sont rouges. À la fin, il meurt, dévoré par tous ces inconnus qu'il a assassinés.
Toutefois, lorsqu'il ouvre la brèche, il ne s'évanouit plus — question d'habitude. Pourtant, il redoute chaque fois l'instant où sa peau se pose contre la frontière. Puis il dessine la fissure du bout de ses doigts, son esprit trace les lignes : il n'existe plus.
En cette journée ensoleillée, Mika observe Akaashi négocier avec une femme. Celle-ci est assise derrière une table sur laquelle repose tout un tas de cartes et de plans du monde. Les rues sont bordées de vendeurs qui exposent leurs articles. Il fait un froid glacial, et malgré tout, la ville est pleine. Les pavés sont plus ternes que dans les souvenirs de Kiyoko. Les routes à l'intérieur de l'enceinte ne s'empruntent qu'à pied. Les ruelles étroites surprennent Mika.
Les gens se bousculent sans cesse. Ça crée de nombreuses cohues. Ils ne s'habituent pas au contact, à la place que prend le corps. Presque tous marchent d'un pas gauche, les yeux rivés au sol. Voir et être vu, voilà quelque chose à quoi les hommes ne se feront sans doute jamais.
Elle se détourne de la discussion pour observer l'étalage d'objets des autres commerçants. Un garçon de son âge est à l'écart, l'air profondément ennuyé. Ses cheveux gris ont un drôle d'épi. Il a des traits fins et ses jolies phalanges sont ornées de bagues de la couleur du soleil. C'est rare de voir ça, pense Mika. Les gens ont tendance à ne pas savoir habiller leur corps.
Mika s'approche.
— Tu vends tout ça seul ? lui demande-t-elle alors.
Contrairement à ce dont elle a l'habitude, son regard planté dans le sien ne surprend pas l'inconnu. Les lèvres du jeune homme s'étirent en un sourire alors que ses yeux rient déjà.
— Du tout ! répond-il d'un ton enjoué. Mon ami m'a abandonné.
— Ce n'est pas vrai ! réplique une voix à l'intérieur de la maison. Justement, je fais marcher notre commerce, au lieu de rester le cul vissé sur une chaise !
Elle remarque alors un grain de beauté au coin de son œil. C'est la première fois qu'elle en voit un de la sorte.
— Pas d'injures devant les clients !
La personne lui répond par une flopée d'insultes qui ne le touche pas plus que ça. Mika se mord la lèvre pour ne pas éclater de rire.
— Tu as besoin de quelque chose ? fait-il à Mika, les coudes appuyés sur la table.
Des livres jaunis trônent sur une petite nappe à carreaux. Elle en saisit un au hasard. Il l'observe faire sans se départir de son sourire enjôleur.
— Les Guérillères, lit-elle. Qu'est-ce que c'est ?
— Une épopée.
Elle hoche la tête ne sachant quoi répondre. Elle fait glisser les pages sur ses doigts.
— « ELLES AFFIRMENT TRIOMPHANT QUE/TOUT GESTE EST RENVERSEMENT », récite-t-il.
Le garçon ne détourne toujours pas le regard.
— Je te le donne.
Elle ouvre la bouche, mais elle n'a pas le temps de protester.
— Tu n'as pas le droit de refuser.
— Pourquoi ça ?
— Ça porte malheur.
— Sugawara, tu es encore en train d'offrir un livre, pas vrai ?
Le garçon qui a parlé laisse tomber un carton rempli d'ouvrages à ses pieds. Il s'essuie le front où perlent quelques gouttes de sueur.
— Au vu de ce que l'on a, je pourrais lui donner tout ce qui est présenté que ça ne changerait pas grand-chose.
— Ça serait avec plaisir, mais ça ne logera pas dans mon sac, plaisante-t-elle.
— Dommage…
Son regard malicieux la taquine en même temps que ses mots.
— Où avez-vous trouvé tous ces ouvrages ?
— Un peu comme tout le monde, avoue le dénommé Sugawara. Je me suis retrouvé ici sans comprendre grand-chose et Chariot nous a dit d'habiter les villes comme nous l'avions toujours fait. Alors avec Daichi (il désigne le garçon debout à ses côtés) on a pris la première maison que l'on a trouvée.
— Et il y avait des livres, complète le jeune homme. Beaucoup de livres.
— J'espère que vous aimez lire.
— Lui, il est aux anges, soupire Daichi en pointant son ami du doigt. Mais c'est parce qu'il ne porte pas les caisses remplies à ras bord.
Sugawara éclate de rire. Ses yeux disparaissent, le sourire emporte tout sur son visage. Il décroise ses jambes et se lève pour aller enlacer l'autre garçon. Il dépose un baiser sur ses lèvres, comme si le toucher avait toujours été là, sous-jacent à une vie pâle.
Peut-être qu'il y en a pour qui tout cela vaut le coup, pense-t-elle.*
Elle les remercie avant de les quitter. Elle serre le livre contre sa poitrine et rejoint Akaashi qui échange des pièces d'or contre une vieille carte du territoire.
— Akaashi.
Il se tourne vers elle.
— Allons chercher Kuroo et Daishou.
— Yachi avait raison, chuchote-t-il.
Elle ne saisit pas, mais elle est trop heureuse pour s'en soucier — elle avait presque oublié ce sentiment. Le nez du garçon frétille alors que les taches de rousseurs de Mika brillent sous le soleil.
— On a le droit d'être ici ?
Daishou le regarde comme s'il venait de poser une question parfaitement stupide. Ce qui est le cas.
— Le Magicien ne se soucie pas de ce genre de choses.
Il saisit avec désinvolture une coupe de fruits qui trône sur la grande table de la cuisine. Une cheminée habille la salle aux murs de pierres.
— Tiens.
Il lui tend une grappe de raisins. Kuroo ne l'attrape pas. Il n'a pas faim. Ces derniers temps, l'appétit manque. Daishou s'assoit sur le plan de travail. Il est si haut que ses pieds frôlent tout juste le sol carrelé.
— Raconte-moi, lui somme son ami, la bouche pleine.
— Où en étions-nous ?
Kuroo le sait très bien. L'enfance terminée, ils entraient dans l'adolescence. Le regard de Daishou est celui d'un étranger. Ses yeux se posent sur Kuroo sans vraiment le voir. Le lien est perdu et chaque mot que murmure le jeune homme est plus coupant qu'un morceau de verre.
— Là où nous nous sommes rencontrés.
— Comment étais-tu au courant du reste ?
— Tu me l'as raconté.
— Oh.
Il enfourne un nouveau raisin dans sa bouche. Kuroo arpente de long en large la pièce. Il la connaît bien. Sortir n'est pas permis, alors il passe ses journées à explorer le lieu où il a atterri, il y a un an. Mais l'on a vite fait le tour d'un tel endroit — surtout quand les salles sont dotées du strict nécessaire.
— Nous nous reverrons lorsque votre amie nous aura rejoints, avait dit l'Arcane à l'arrivée de Kuroo.
Elle finira par arriver.
Il doutait. Le Sorcier rétorquait que le Destin était inéluctable. Pourtant, il avait promis que Daishou se rappellerait. Kuroo avait beau dérouler le livre de ses souvenirs, son regard s'ouvrait sur les mêmes abysses.
Elle ne viendra pas, pensait un peu plus Kuroo chaque jour.
— Donc ? s'impatiente Daishou.
Il reste cet air cynique qui ne quitte jamais ses traits et ce rictus moqueur. Toutefois, le changement, les piques manquées et la terreur lorsqu'il s'éveillait le soir en hurlant le prénom de Kuroo ou de Mika ont un goût amer.
— Tu m'agaçais beaucoup, entame Kuroo.
La nuit s'écoule et il s'arrête lorsque sa voix est trop enrouée pour continuer. À la fin, Daishou s'est assoupi sur la table du réfectoire. Kuroo ne prend pas la peine de le réveiller et il part se coucher dans un des nombreux lits du dortoir.
Il n'a jamais adressé la parole aux autres habitants. De toute façon, ils ne soucient pas de lui. Cela lui va bien. Il n'a pas envie de ça, gérer des corps maladroits et fuyants, cette peur qui rend les autres méfiants.
Des journées qui se répètent. Daishou parle sans se soucier de qui que ce soit. I ne remarque pas que Kuroo lui répond une fois sur quatre. Les gens qui les dévisagent, les repas où ils sont tous réunis dans un silence morne, ceux qui partent un beau jour et qu'on ne revoit plus jamais. Les questions à ne pas poser et ces trois femmes qui scrutent le moindre geste, des sourires pour dissimuler. Elles ondulent, se glissent derrière la masse, elles rien. Le sang de Kuroo se glace.
On ne parle pas, mais on n'interdit rien. Les règles s'apprennent sur le tas, pas de bruit, pas de mouvement brusque, répondre à l'appel du Magicien, ne jamais essayer de savoir, fermer les yeux, toujours.
Il n'y a que Daishou qui ne se soucie pas de ça. Il tourne autour des trois femmes aux coupes, leur lance des phrases cinglantes qu'elles ignorent, il s'engouffre dans la salle du trône comme si elle lui appartenait, passe de longs moments à discuter avec le Sorcier qui ne lui répond jamais tout à fait.
Daishou n'a pas l'air d'y accorder une grande importance : du moment qu'on le laisse combler son vide, il n'a pas de raison de perdre ses moyens. Cependant, lorsque Kuroo touche juste, il voit la différence. Daishou se ferme immédiatement, silence assourdissant, il arrive qu'il n'ouvre pas la bouche pendant des jours, plongé dans ses pensées. Les nuits au réfectoire cessent un temps, puis Daishou revient vers lui, il le tire par le bras et il n'a besoin de prononcer aucune demande. Dès que le soir tombe, c'est Kuroo qui comble le néant de la routine.
Daishou lui manque. Il aimerait lui dire, mais à quoi bon ? Kuroo est un inconnu.
— Tu penses vraiment qu'il veut créer une armée de spectres ?
Mika et Akaashi sont assis au bord d'un pont, à l'entrée d'une ville fortifiée. Elles sont nombreuses dans la région où ils se trouvent.
— Je n'en sais rien, avoue Mika. C'est la solution qui me semble la plus logique. Mais en lisant les cartes, j'ai vu autre chose.
Elle sort de son manteau un petit carnet griffonné de notes illisibles.
— Il s'ennuie. (Elle marque une pause.) Cela paraît absurde, pas vrai ?
Son regard se perd dans les remous légers de l'eau en dessous d'eux.
— Ils ont l'éternité à combler, hasarde Akaashi. Ce n'est pas si stupide.
— Alors quoi ? Il transformerait les hommes en spectre pour tuer le temps ?
— Peut-être.
— Je ne les comprends pas, souffle Mika.
— Personne ne peut.
— Je crois qu'en tant que liseuse, je me suis dit que je les saisirai un peu mieux que les autres. Comme si j'étais une parcelle entre deux univers.
— Tu les comprends en quelque sorte. Tu es la seule à les voir pour ce qu'ils sont : des hommes.
— Mais-
— Ils ne sont pas si différents de nous. Nous sommes les enfants de l'Impératrice après tout.
— Sauf toi, plaisante-t-elle.
— Sauf moi.
Des enfants passent derrière eux en trottinant. Le paysage est sec. De la terre brûlée depuis des millénaires tout autour des donjons.
Akaashi se demande comment tout cela marche. Est-ce que le Monde l'observe depuis le ciel ? Naissait-il du chaos ? Il l'imagine ouvrir une brèche, fendre la terre. Tendre une main aussi grande qu'un nuage pour perforer du bout de son doigt le crâne d'Akaashi et lui amener la connaissance. Il y a des choses qui viennent d'elles-mêmes. Des siècles d'histoire qui fourmillent sous sa tête.
La pluie commence à tomber et ils se décident à s'engouffrer dans la ville. Les journées sont longues. Ils les passent à marcher sur des chemins boueux. Il arrive qu'ils ne croisent pas de ville ou de village pendant plusieurs jours. Ils dorment alors dehors, et quand ils ont de la chance, ils trouvent une grotte où se réfugier. Mais la plupart du temps, ils se reposent sous la lumière de la lune. Le froid se glisse sous leurs vêtements, les jambes engourdies et les doigts douloureux, presque mauves. C'est une vie à laquelle Akaashi a dû se plier, mais à laquelle il ne s'habitue pas.
— Une chambre s'il vous plaît.
Mika se hisse sur la pointe des pieds à la hauteur du comptoir.
— Combien êtes-vous ? demande d'une voix sèche une femme aux joues creuses.
— Deux.
Le sourire de Mika ne meurt pas malgré l'indifférence. C'est un étrange spectacle. La lumière chaude éclaire la réceptionniste et pourtant, c'est son amie qui réchauffe la pièce tout en bois, retenue par de grosses poutres griffées par l'usure. Elle récupère une clé rouillée avant de rejoindre Akaashi qui patiente au pied de l'escalier.
Elle lui attrape la main et l'entraîne dans des couloirs larges, mais bas de plafonds. Leurs pieds ne font aucun bruit sur le tapis de velours.
— On a presque plus d'argent, annonce-t-elle une fois qu'ils sont entrés dans la chambre. Deux solutions : la nuit à la belle étoile ou le vol.
— Je suppose que le vol, ça me concerne ?
Elle sourit avant de tapoter le bout du nez de son ami.
— Ouais ! Non, mais sérieusement, tu as vu la différence ? Depuis que tu as chipé cette bourse à ce monsieur hautain, on a la belle vie ! Le voyage est presque supportable.
Elle s'affale sur le grand lit dans un soupir d'aise.
— Tu t'habitues vite au luxe à ce que je vois.
Elle se redresse, consternée :
— Je crois que c'est toi qui as oublié ce que c'était de vivre décemment.
Sourire dans la voix. Le rire de Mika résonne. Akaashi vient se placer à côté d'elle. Il étale la carte achetée quelques jours plus tôt sur les draps pourpres. Mika attrape un crayon. Elle entoure l'endroit où il se trouve, au sud-est.
— On est là. Et il faut qu'on aille… (elle trace un trait jusqu'au bas de la feuille) là. Tout au sud.
— C'est loin, fait remarquer Akaashi.
Un chat les observe par la fenêtre.
— Pas tant que ça. Il suffit que l'on descende presque tout droit. L'on aura juste à contourner cet endroit.
Elle tapote sur un lieu qui se situe à mi-parcours.
— Pourquoi ?
— J'ai entendu dire qu'il y avait eu des crues récemment. La forêt est complètement inondée, donc impraticable.
— Si je ne me trompe pas, on devrait en avoir pour une semaine, ajoute-t-elle après une courte réflexion.
Elle relève des yeux brillants de détermination vers Akaashi.
— Tu es sûr de vouloir faire ça ?
— Tu me poses cette question presque tous les jours comme si ma réponse allait changer.
— Je n'ai pas envie que tu regrettes, c'est tout, se braque-t-elle un peu.
Il lui attrape la main.
— Je te le promets.
— D'accord. Je ne te le demanderai plus.
— Demain, tu me poseras exactement la même question, se moque-t-il.
Ce soir-là, aucun d'eux ne dort. Mika lui dira que c'est à cause de la lune, mais tous deux savent que c'est un mensonge. Une brèche s'est ouverte non loin d'ici. La lumière leur est parvenue au travers de la fenêtre sans volets.
Akaashi est presque certain d'avoir entendu la voix d'Oikawa.
Au matin, ni Mika ni Akaashi n'en parleront.
Les draps ont toujours la même odeur au réveil. Kuroo le dévisage quelques secondes de trop avant de détourner le regard. Le pain est chaud, les fruits lisses et sucrés. Daishou observe de nouveaux arrivants. Il est assis sur un banc en bois, son banc, dans une cour. Quatre murs avec de grandes arches, un jardin et un peu de verdure, quelques fleurs. Des couloirs où l'air est gelé et où des hommes égarés passent à toute vitesse, guidés par trois femmes. Daishou a à peine le temps d'attraper l'esquisse des corps, mais cela importe peu : il verra le soir, lorsqu'ils seront tous réunis au réfectoire dans un silence qu'il est interdit de briser — des gens s'étaient volatilisés pour moins que cela.
Un jour de pluie, Daishou est assis sur son banc. Un groupe d'inconnus s'élance à toute allure. Son cœur remue. Un garçon se retourne. Il crie son prénom et il ne peut rien faire d'autre que de l'observer se faire avaler par les pierres épaisses.
— Le Sorcier souhaite vous voir.
— J'arrive.
Daishou est allongé sur son lit. Il fixe le plafond, comme tous les après-midi. Il espère que face au vide, sa mémoire tissera des souvenirs, s'attardera sur les nœuds et ces mystères insolubles : elle n'en fait rien. Souvent, le jour s'estompe tandis que le dortoir se remplit. Daishou n'a pas esquissé un geste. Ses bras pliés sont douloureux.
Il se redresse en grimaçant. L'une des trois femmes se tient à son chevet, sourire discret et nez aquilin. Il pose à peine le pied par terre qu'elle lui attrape le poignet et l'entraîne dans le dédale.
Il ne faut pas sortir. Les ombres vous engloutiraient. Comprenez-vous ?
La voix de l'Arcane. Un souvenir lointain — il le croyait, du moins.
La jeune fille donne trois coups secs sur la lourde porte. Elle s'ouvre toute seule dans un grincement désagréable. Daishou cligne des yeux et sa compagne s'est déjà volatilisée dans les angles morts.
La salle d'audience est renversée. Daishou marche sur le plafond tandis que le Sorcier le dévisage depuis le sol, assis sur son trône. Il pleut à verse dehors. Il entend le bruit de l'eau sous ses pieds. Les hommes parlent d'une tempête à venir. Il les trouve un peu dramatiques, comme s'ils avaient vécu la fin du monde. Daishou discute peu avec eux. Ils ont du mal à se regarder dans les yeux. Ils préfèrent s'égarer sur les fissures des murs en pierre.
– Bonjour, Daishou, le salue le Sorcier, un éternel sourire dans la voix.
– Vous désirez me parler ?
— Je voulais te montrer quelque chose.
Sans prévenir, un corps dégringole du bas de la pièce avant de tomber dans un bruit sourd. Daishou sursaute à peine. Un jeune homme se redresse en gémissant. Il se frotte le dos, puis se tourne vers lui. Son visage se tord d'un coup.
Le décor revient dans le bon sens. Daishou lève des yeux blasés vers l'Arcane.
– Un garçon, lâche-t-il.
– Ton garçon.
Il fronce les sourcils.
– Tetsurō Kuroo, ajoute l'Arcane après un court silence.
Un son familier. Des journées mornes, une voix grinçante, des disputes volatiles. Un souffle chaud proche du sien qui s'éloigne. Une silhouette, quelque chose qui le choque, mais qui n'est pas si déconcertant s'il se concentre bien. Il s'accroche aux mirages de son esprit, mais déjà les odeurs s'échappent. Il secoue la tête ; la sensation d'avoir cassé son cœur.
– Connais pas, marmonne Daishou.
Le Sorcier éclate d'un rire tonitruant.
– C'est impressionnant. Le Destin doit vraiment te trouver intéressant pour que tes souvenirs soient si vaporeux.
– Je ne comprends pas.
Daishou a appris à demander. Un glissement et vous tombez. Toutefois, les questions ne sont jamais l'impulsion de la chute, elles sont le fil qui vous maintient au-dessus du vide. Il a l'impression que personne n'a saisi cette subtilité absurde. Pourtant, les yeux de l'Arcane suffisent.
– Ce garçon, explique-t-il en désignant Kuroo, est la personne du cœur.
Daishou se réveille avec son prénom aux bords des lèvres, mais il n'y a que des contours. Il a cru que le voir lui ferait quelque chose, que ses tripes se plaqueraient contre la paroi de son ventre, qu'un souffle âcre lui transpercerait la gorge ou simplement que ses os se briseraient.
Rien d'autre que l'étendue du vide.
Un visage sale, marqué de quelques coupures, la lèvre inférieure qui s'affaisse légèrement.
Le garçon en face de lui perd pied avec la réalité. Ses yeux s'écarquillent. Daishou n'a pas le temps de bouger qu'un corps étranger vient se blottir contre lui avec violence. Tellement fort qu'ils chavirent.
Des étoiles devant lui. Kuroo pleure, il n'arrive pas à s'arrêter, c'est un océan de larmes et Daishou ne sait pas quoi en faire, sa peau chaude lui donne envie de prendre ses jambes à son cou. Un pacte du cœur ? Alors que sa tête est vide et remplie de néant ?
– J'ai cru que tu étais mort, murmure l'inconnu.
Daishou ne répond pas. Le cercle sur le dos de sa main s'est épaissi.
– Lorsque tout sera prêt, le cercle deviendra une lune pleine, explique le Sorcier.
– Les énigmes ne s'arrêteront jamais ? demande-t-il.
L'Arcane sourit. Les portes s'ouvrent, alors Daishou n'insiste pas. Il aide Kuroo à se relever. À l'instant où ils franchissent le seuil de la pièce, le jeune homme s'effondre, inconscient.
Daishou dépose son corps contre un mur.
Je ne sais pas ce que c'est l'amitié.
Il s'éloigne. Son cœur a complètement disparu.
– Hé.
Kuroo agite sa main devant le visage de son ami. Assis sur une pelouse humide à l'écart des autres, Daishou dessine nonchalamment dans un carnet à la reliure en cuir. Il ne relève pas la tête.
– Je vais partir.
– Où ça ?
Sa réponse fuse. Détachée, c'est Kuroo qui s'écrase, ne cesse de heurter les murs.
– Je ne sais pas.
Il lance une pomme jaune haut dans le ciel. Dans la cour intérieure, il n'y a pas un bruit. Des groupes se retrouvent, mais aucune voix ne s'exclame, seulement des corps en rond incapables de se regarder.
Un livre, des croquis parfois, souvent des brins d'herbe qu'ils arrachent dans leurs mains.
– Tu t'en fiches ? l'interroge Kuroo.
– Pas vraiment.
Ils ont terminé l'adolescence. Daishou a ondulé, il a même cru que quelque chose s'était agité dans ses yeux. Cependant, l'absence était revenue. C'est comme si on avait soufflé sur la flamme.
Daishou pourrait lui dire n'importe quoi, un seul mot et il reste. Malgré son baluchon caché sous son lit, malgré la peur de demeurer ici et ce cercle qui le fixe comme un œil — on le scrute, la moindre respiration est entendue, comprise et jugée.
Les trois femmes dansent partout, elles se volatilisent et apparaissent au gré du lever du soleil, elles sont toujours là où on ne les attend pas. Si leurs doigts s'enlacent autour d'un poignet, tout le monde sait. On ne revient pas d'une étreinte pareille.
– Tu ne diras rien à personne ?
Son crayon appuie un peu trop fort sur le papier blanc.
– Pourquoi ferais-je ça ?
Il se mord la lèvre.
– Tu devrais venir avec moi, propose Kuroo en ignorant sa remarque.
Daishou souffle.
– Qu'est-ce qu'il y a de mieux à faire dehors ?
– Il y a plus que ces murs pour commencer. La nature est immense, des territoires inhabités qui fleurissent de vie.
– Tu lis trop de contes, mon pauvre, raille le jeune homme.
– Je l'ai vu de mes propres yeux. Je ne suis pas né un beau matin dans la salle du trône. J'ai franchi la frontière. J'ai perçu des centaines de chemins : des plaines, des forêts enneigées, des dunes… Ce monde est infini, tu sais ?
– Mon monde à moi, il n'existe plus, s'énerve-t-il. J'essaie de retrouver mon château de sable et tu me parles d'en bâtir un autre ?
L'amertume lui brûle la peau. Dans ses affaires, il a une cassette que Mika lui avait donnée, il y a longtemps. Daishou et elle lisent des poèmes.
– Il reviendra, murmure Kuroo.
Son ami froisse sa page violemment.
– Je suis monté tout en haut de la tour l'autre nuit, avoue Daishou brutalement. C'est marrant, parce que j'ai failli y rester. Mes pieds ont glissé sur une tuile, j'ai voulu me raccrocher, sauf que mes mains étaient trempées. Je ne sais même pas comment j'ai survécu. La chance sans doute. J'ai tordu mon corps tellement fort que j'ai pu aller m'écraser non pas une trentaine de mètres plus bas, mais sur les remparts de la tour.
Il se tait un bref instant, le regard fiévreux.
— Le pire dans cette histoire, c'est que même au bord de la mort, avec le cœur qui se coince dans ta gorge, la peur si violente que tu en gerbes tes tripes pendant des heures, malgré tout ça, je ne me suis souvenu de rien. Il y avait des abysses et c'était tout.
– Tu…
– Je ne suis pas foutu de me remémorer un garçon (il fait un geste du menton vers Kuroo) pour qui j'ai donné mon cœur.
Kuroo tique.
– Comment ça ?
Son ami se fige, baisse brusquement le regard. Il commence même à épousseter son pantalon.
– Daishou ?
Il se relève, mais Kuroo l'attrape. Il serre son poignet avec force.
Ne pas le laisser partir.
Le corps chaud du garçon dans ses bras — un silence terrible, des jours et des jours d'inquiétude. Il oscille entre le mirage et le rêve, se rappelle que le réel est là ; le visage de Daishou est aussi tangible que ce crachin qui lui trempe les cheveux. Pas d'entourloupe, mais le cœur n'y est plus véritablement. Ça fait trop mal de voir ce spectacle avec la passivité de celui qui contemple.
– Qu'est-ce que ça veut dire, donner son cœur ?
Daishou pose ses yeux sur lui. Il le dévisage un long moment.
– Tu vas vraiment partir, alors ?
– Réponds-moi, implore Kuroo.
– Un pacte, chuchote-t-il.
– Avec qui ?
Il articule silencieusement le nom de l'Arcane.
– Pourquoi ?
– Je ne m'en souviens pas, avoue Daishou.
Pas de mensonge. Le jeune homme se rassoit, vaincu. Kuroo attend qu'il parle.
– Mon cœur contre votre protection, explique-t-il.
Il ouvre sa bouche, la referme.
– J'ai juré allégeance pour que Mika et toi soyez sains et saufs, quoiqu'il arrive. (Daishou marque une pause.) Je ne me rappelle pas avoir fait ça, pourtant je suis sûr que le Sorcier n'a pas menti. C'est une certitude. Les souvenirs sont égarés, mais il y a des échos. Des sentiments qui gonflent et je sais qu'ils sont pour vous.
Kuroo ne peut s'empêcher de sourire.
– Tu vois.
– Quoi ?
– Tu n'as pas oublié.
Daishou lui donne un coup sur la tête.
– Aïe !
– C'était mérité.
Ils se toisent. Deux chiens prêts à se mordre. Des plaisanteries dans leurs regards.
– Ça arrivait souvent, pas vrai ?
Kuroo ne répond pas.
– Pars avec moi, s'obstine-t-il.
Daishou lui sourit pour la première fois depuis longtemps. Les lèvres à l'envers, la tête en miette, Kuroo attrape sa main et la serre.
– Je ne peux pas.
– Je te promets que je viendrai te chercher. Je vais retrouver Mika et après ça, on ne te lâche plus, on-
– Ce n'est pas la peine, Kuroo. Nous ne sommes plus que des étrangers.
Ses doigts remontent un peu plus haut que ses poignets. Il frôle sa peau, le contact est léger. Le nez du jeune homme touche celui de Daishou.
– Je ne te lâche plus.
Il ne proteste pas.
– Dans l'autre monde, ajoute Kuroo, on s'est séparé pendant trois jours et lorsque tu es revenu, tu t'es effondré dans mes bras.
– Tu mens, conteste-t-il mollement.
Le nez puis le front.
– Tu sais bien que non. Rappelle-toi.
Il aperçoit un rictus moqueur. Ses lèvres se tordent. Kuroo a envie de l'embrasser. La pluie redouble. Ils s'engouffrent dans le réfectoire. Dix-neuf heures sonnent et des ruisseaux roulent sous les fenêtres.
– Si tu ne lui parles pas, je le fais à ta place.
Oikawa suspend son geste. La branche qu'il s'apprête à lâcher dans le feu se greffe à sa paume.
– Pardon ?
Iwaizumi refait son lacet en feignant l'indifférence.
– Vous mettez une sale ambiance, se justifie-t-il.
– Peut-être qu'on n'a rien à voir avec ça ? Je ne sais pas trop, l'apocalypse, ça ne te dit rien ?
Son ami se redresse. Une pierre croule d'une bâtisse.
– C'est ce que j'essaie de te dire en douceur, mais il faut croire que ça ne marche pas. Vous êtes aussi pesants que la situation actuelle.
– La première tentative n'était pas charmante, Iwa-chan. Et celle-là est désastreuse.
Oikawa fait glisser sa capuche de sa tête. Il fourre ses mains gelées dans la poche de son pull.
– Vous dormez ensemble ce soir.
– Arrête de te moquer de moi.
– Je n'ai pas envie de passer la nuit avec toi, assène-t-il. Et oui, Kiyoko est d'accord.
– Mensonge.
Iwaizumi roule des yeux.
– Tu n'es pas mon père, maugrée Oikawa après un silence.
– Tu pleures lorsque tu dors. Tu as des mots lourds et j'ai besoin de repos. C'est ça, ou je m'effondre avant la fin du voyage.
Un poids énorme se glisse dans la gorge du jeune homme. Il jette un morceau de journal à la place de la branche. Iwaizumi fait de même. Les braises rougissent.
Leurs sacs de couchage sont étalés de part et d'autre sur-le-champ. Une ferme en ruine se dessine à la lueur des étoiles. Quelques maisons se dressent, fières et solitaires.
– Je vais monter les tentes, annonce Oikawa.
Il s'en va sans demander son reste. Iwaizumi ne le retient pas.
Il passe une main distraite sur le haut de sa nuque. Une cicatrice profonde qui court sous ses omoplates pour se terminer dans le bas de son dos. Il n'a plus mal, et pourtant les cauchemars n'ont jamais cessé.
Il se souvient du Fou qui enfonce ses doigts dans sa chair, l'Arcane lui déchire la peau avant de broyer ses muscles. Il arrivait que le mirage de la douleur se manifeste dans la journée, sans raison. Il se contentait de serrer les dents.
Oikawa se penche en avant. Ses genoux se collent contre son torse ; il se sent étriqué dans son corps. Il sort les sardines d'un sac, fait teinter le métal un long moment, le regard hagard.
Le goût d'Akaashi sur ses lèvres est parti — les odeurs se sont évaporées au premier matin. La terre est boueuse. La neige a fondu il y a peu dans cette région. Oikawa ne sait plus où ils sont. Il a perdu le compte des pays.
– Et si on faisait le tour du monde ensemble, Kei-chan ?
L'ébauche de son ami se redresse lentement. Les jambes repliées sur un fauteuil en cuir, il soupire. Son livre glisse sur le sol, les pages imbibées de mots.
– Pour quoi faire ?
Sa question le surprend. Oikawa passe une main distraite sur le parquet. Ils sont chez sa grand-mère. Une odeur de tarte aux abricots embaume la pièce.
– Je ne sais pas. Pour voir autre chose que cette grisaille ?
– Les nuages sont partout. Sur n'importe quel morceau de terre.
Akaashi ramasse son livre de manière désinvolte. Ses longs doigts froissent le papier et la monture de ses lunettes est avalée par sa silhouette. Une pluie battante contre le verre de la fenêtre. Les gouttes d'eau sont si grosses qu'Oikawa a l'impression que la maison va céder sous le poids d'une rivière imaginaire.
– Besoin d'aide ?
La voix distante de Yachi le sort de sa rêverie. Les sardines sont embourbées dans le sol. Elle les attrape avant de les lui tendre. Encore une fois, Oikawa ne sait pas quoi dire.
– On peut faire semblant si tu veux, propose-t-il après un long silence où personne ne bouge.
Il aperçoit derrière Yachi le corps de Kiyoko qui se dessine autour du feu. Quelque chose cuit au-dessus des flammes. Son ventre gargouille bruyamment.
– Je n'en ai pas envie, répond-elle d'un ton neutre.
Ses yeux reviennent vers son amie. Il la dévisage, impassible. Il ne sait plus quoi ressentir.
Elle laisse tomber sa lampe avant d'aller s'asseoir sur les vestiges d'un muret en pierre. Il y a tout juste de la place pour deux. De la poussière s'effrite alors que la semelle de ses chaussures frotte dessus. Elle n'a pas besoin de demander. Oikawa la rejoint.
– Je suis désolée.
– Pas moi.
– Je sais.
Elle pose sa tête sur son épaule.
– Je déraille ces derniers temps, admet-elle.
– Tu changes, rétorque-t-il.
– Peut-être. Ou alors je m'égare.
– C'est par là que commence la métamorphose.
– Je ne suis pas sûre de ça. J'ai plutôt l'impression de me déchirer en mille morceaux.
Il y a de l'herbe sous leurs pieds. Un petit lopin de terre qui a survécu à la neige et aux intempéries.
– Où est-on ? demande-t-il après un silence.
– Aucune idée.
Yachi laisse échapper un rire.
– C'est stupide, tu ne trouves pas ? Ce qu'on fait. On envoie les derniers vivants vers un autre enfer.
– Pourquoi es-tu convaincue que c'en est un ?
Elle hausse les épaules.
– Parce que les Arcanes sont des humains qui se prennent pour des dieux.
– Ce ne sont pas des hommes, allègue Oikawa.
Rictus moqueur.
– Oh que si ! Je ne peux plus nier leur existence, mais je t'assure qu'ils le sont. C'est la naissance de notre reflet.
– C'est pour ça que tu as peur ?
– Je n'ai pas peur.
Une biche s'extirpe gracieusement du bois sur leur droite. Elle s'immobilise à la vue du feu.
– Tu mens.
– Je ne les crains pas, s'obstine-t-elle.
– Alors quoi ?
Elle se redresse avant de lui attraper les joues. Elle plante ses yeux dans les siens.
– Je suis terrifiée par la même chose que toi.
Elle dépose un baiser sur sa pommette et redescend du muret. Ses pieds s'écrasent mollement sur la terre. La biche bondit avant de disparaître à nouveau dans les bois. Oikawa n'insiste pas.
Les Arcanes ne sont pas des dieux. Il n'y a que les hommes qui tuent les enfants.
Une chouette hulule et Oikawa confond le cri avec le bruit des morts.
Où sont-ils tous passés ?
Il ne sait plus ce qui le terrorise. Le pouvoir terrible entre ses doigts ou le Destin ? Les songes ne répondent à aucune de ses questions, ils ne font que chanter sa culpabilité infinie.
Il déglutit difficilement, se décide à descendre de son perchoir. Tandis que Yachi et Oikawa montent les tentes sans discuter, il prévient tout de même son amie :
– Je fais des cauchemars la nuit.
– Moi aussi. Ne t'inquiète pas.
– On n'en parlera pas ?
Elle tire la toile.
– Tu trouves que les silences nous réussissent ?
Il plante le piquet.
– Pas vraiment.
— Alors il est temps que nos langues se délient.
– Mika, l'appelle une voix doucereuse.
La barque tangue. La rivière les porte à l'intérieur d'une ville qui se tient sur des pilotis. Des ponts en briques rouges se succèdent. Une architecture étrange où elle aperçoit dans les rues des chaumières au toit de paille.
Une femme est assise en face d'elle. Une ombrelle masque son visage — cette mascarade est ridicule, il n'y a pas de soleil. Le ciel est blanc.
– Impératrice, la salue-t-elle froidement.
Les ruelles au-dessus d'elles sont désertes. Le cœur de Mika se tord ; elle reste de marbre.
– Te parle-t-il encore ? questionne tranquillement l'Arcane.
– Qui ça ? feint-elle de ne pas savoir.
De l'eau éclabousse les manches de sa chemise blanche. L'Impératrice jette son ombrelle dans les airs. Elle s'envole avant de disparaître dans les nuages. Un sourire perfide se dessine sur ses lèvres rosées.
– Il est impossible de mentir à sa mère.
– Ma mère est morte par votre faute, crache-t-elle.
L'Arcane la regarde d'un air faussement désolé.
– Ta mère était une visionnaire, mais elle appréciait trop l'aventure. Elle était amoureuse des cavales et des voyages.
– Elle l'a aimé lui.
– Tu te trompes.
– Sommes-nous ses enfants ?
La barque s'arrête net. Elle a l'impression que son interrogation se dessine dans les remous de l'eau.
– Il y a des questions qui n'ont pas de réponses, jeune fille.
Mika passe sa main dans la rivière. Étonnamment, le courant est chaud. Elle se lève tranquillement, retire sa veste.
– Je le découvrirai bien par moi-même.
Mika lui jette un dernier regard avant de sauter dans l'eau profonde.
Elle tire son corps lourd vers le rivage. Le sable lui colle à la peau. L'Impératrice l'attend sur une dune un peu plus loin. Le tissu de sa robe flotte tandis que des bourrasques gelées lui arrachent de violents frissons.
Lorsque Mika rejoint l'Arcane, elle ne lui laisse pas le temps de parler :
– Je voudrais que vous soyez honnête avec moi. Juste pour cette fois. Après ça, vous pourrez me mentir pour l'éternité, cela n'aura plus d'importance.
Elles sont sous un arbre nu au bois sec ; le tronc est si fin que Mika se demande pourquoi le vent ne l'a pas encore emporté. L'Impératrice l'intime à continuer d'un signe discret.
– Takeshi est-il vivant ?
– Non.
Mika inspire.
– Est-il mort ?
La femme secoue la tête. Des larmes perlent au coin des yeux de la jeune fille.
– Qui ?
– Tu le sais très bien, mon enfant.
Le vent fait chavirer Mika — ou peut-être que c'est la douleur. Il y a une colère tonitruante qui se glisse dans ses poumons, l'émotion gonfle sa cage thoracique. Elle ne dit rien.
– J'ai promis à Kiyoko de vous accorder l'asile, à Akaashi et toi, l'informe-t-elle après un silence.
Son visage est si proche du sien qu'elle sent son souffle chaud sur ses joues. Mika se rend compte qu'elle a perdu de sa grandeur divine. Elle s'est volatilisée en même temps que sa grâce.
– Je ne vais pas vous remercier.
– Je sais. Je ne le fais pas pour toi. Si Kiyoko ne m'avait pas convaincu, j'aurais suivi la volonté des Arcanes. Ta vie ne vaut pas grand-chose contre celle de tous mes enfants.
– Moi qui aurais cru que mon statut de liseuse m'aurait épargné, ironise-t-elle.
– Ton talent est convoité, en effet. Mais tu es incontrôlable. J'ai vu ce que tu pouvais faire.
– Ne vous est-il pas indispensable ?
– Tu n'es pas la seule avec ce don.
Mika la dévisage en souriant. Elle imagine que son regard la brûle. Des cloques sur sa peau divine et des flammes qui embrasent ses cheveux.
– Le mensonge ne vous sied pas.
Une mésange vient se poser dans la paume de l'Impératrice. Bleu roi, ses ailes s'agitent dans un geste souple, confiant.
– Pourquoi perdrais-je mon temps à cela ?
– À vous de me le dire, rétorque Mika.
– Vous devez rentrer.
– Votre terre n'est pas la nôtre, assène-t-elle.
La dune s'élève. D'un seul coup, elles surplombent le paysage. Un désert s'étend au-delà de la vision de Mika. Un battement de cil et l'Impératrice est à nouveau une déesse. Elle toise la jeune femme de toute sa hauteur.
– Vous n'avez nulle part où aller.
– Ce n'est que le destin des voyageurs.
– Akaashi n'en est pas un.
– Une fois que tout sera fini, il fera ce qu'il voudra.
– Tu seras seule, crache presque l'Impératrice. Comme ton père.
L'oiseau remonte sur l'avant-bras de l'Arcane. Elle y prête à peine attention.
– Tu n'es pas prête à le laisser partir, l'avertit la déesse. Je sais ce que vous vous apprêtez à faire. Je ne l'empêcherai pas, mais de toute façon, ça ne marchera pas.
– Vous ne pouvez pas être sûre, réplique Mika. Vous n'êtes pas une liseuse.
La haine de Mika est tangible. Il n'y a plus rien à dissimuler. Elle a eu confiance en cette femme, elle a cru en elle et en sa bonté. Mais tout cela n'était pas pour elle. Les liseuses ne sont pas aimées des Arcanes. Elles sont craintes. Mika ne le comprend que maintenant.
D'un souffle, l'Impératrice ramène l'oiseau au creux de sa paume. Elle referme violemment ses doigts autour. L'animal ne pousse aucun cri. Quelques plumes bleues s'échappent. Le cœur de Mika dégringole dans son ventre.
La divinité fixe sa main ouverte. Le corps tout tordu de la mésange trône sur sa peau pâle. Le vent se fait plus fort. Brusquement, le sable l'entoure. Lorsqu'il retombe, Mika ne voit que l'horizon qui se teinte de rose.
Akaashi et Mika c'est vraiment la découverte de cette fic. Je suis trop content d'avoir écrit une amitié entre eux. Je la trouve tellement douce, ça apaise mon âme dans tout ce joyeux bazar. Bref, je pouvais pas m'empêcher d'inclure Sugawara aka mon ultimate fav, il le fallait haha
Aussi, peut-être que je ne pourrais pas poster la semaine prochaine, ça dépendra d'où j'en suis dans mon travail !
J'espère que ce chapitre vous a plu ! N'hésitez pas à me dire ce que vous en avez pensé !
à la semaine prochaine (on croise les doigts)
