Aziraphale récupère deux tasses du lave-vaisselle et les pose sur le plan de travail, prêt à les remplir de thé pour l'une, de café pour l'autre. « Crowley ? »
Assis à la table, une carotte dans une main et une pile de pelures devant lui, Crowley lève les yeux. « Oui mon ange ?
— Pourquoi tiens-tu tant à effrayer tes étudiants ? C'est ce qui semble avoir provoqué les rumeurs. Et je sais qu'en réalité tu as autant d'affection pour eux que j'en ai pour les miens, et que tu veux les voir réussir. »
Crowley soupire et pose la carotte épluchée avant de remuer ses doigts engourdis. « Leurs esprits grandissent mieux quand la frayeur les oblige à prêter attention. J'essaie de marcher sur la fine frontière entre les amener à me détester assez pour qu'ils se rebellent et aient de bonnes notes pour me prouver que je me trompe sur eux, et les terrifier réellement. Je ne sais pas comment tu arrives à enseigner quoi que ce soit aux tiens alors qu'ils t'adorent. » Il pousse la pile d'épluchures de la table pour les faire tomber dans le pot à compost et s'adosse contre sa chaise. « J'en déduis qu'ils n'ont toujours pas compris tes indices ?
— Non », confirme Aziraphale. Son intonation se trouve quelque part entre la frustration et le gémissement de chiot triste.
« Des humains typiques », rétorque Crowley qui tente d'ignorer le gémissement. Sans succès. « La plupart préfèrent obliger une nouvelle information à concorder avec ce qu'ils pensent déjà savoir plutôt que tout remettre en question. Je veux dire, regarde le temps qu'il nous a fallu avant d'essayer un réel partenariat.
— Tu as raison. » Son ange a replongé dans le lave-vaisselle et ses mots sont assourdis. « Peu importe à quel point nos indices sont évidents, ils ne saisissent pas. Que veulent-ils, une séance de bécotage dans la cour centrale ? »
Crowley renifle et son ton est plus agressif que voulu : « je ne vais pas me précipiter pour t'embrasser devant tout le monde juste pour démentir les rumeurs. »
Aziraphale trésaille, se cogne la tête contre une étagère et termine au sol, allongé sur le dos. Il lève la tête vers Crowley, l'air blessé « Et pourquoi pas ?
— Mon ange », dit Crowley en adoucissant sa voix, après avoir passé un moment à se calmer. « Si je suis en train de t'embrasser, je ne peux pas voir leurs expressions. » Il se penche et dépose avec douceur un baiser sur ses cheveux en guise de démonstration. « Et puis, ils en concluraient sans doute que le diabolique Dr Crowley essaye de t'attirer dans ses griffes, loin de ton cher, cher époux Anthony.
— Et dis-moi, qu'a donc mon cher époux Anthony à répondre à cela ?
— Que les termes de reddition devront attendre que je termine de préparer le diner. » Aziraphale tend la main pour aider à éplucher les légumes mais Crowley le chasse d'un geste. « Tu t'y connais presque aussi peu en botanique que moi en littérature, mon ange.
— Mon cher serpent, je peux parfaitement faire la différence entre une pomme de terre et une carotte !
— Et moi aussi, je le puis, et chacun le peut (1) », rétorque Crowley, incluant volontairement une erreur dans la citation de Shakespeare. « Mais veulent-elles pousser si tu le leur ordonnes ? »
Aziraphale affiche une fausse moue boudeuse, se remet sur pied et entreprend de terminer de vider le lave-vaisselle. « Eh ! Nul besoin pour moi d'invoquer quiconque du fond de l'abîme, quand tu es déjà là.
— Ah, on pioche dans la scène complète, hein ? La suite est assurément citée à tout va, mais… » Crowley s'immobilise, l'économe toujours dans sa main, le regard dans le vide. « Oh, siffle-t-il. Oh, ouiii…
— Hum ? » Son ange s'assoit par terre et lève la tête. « Je connais ce ton. Tu viens d'avoir une idée tout à fait malicieuse, soit pour nous, soit pour eux. Alors, de quoi s'agit-il ? »
Crowley retire ses lunettes noires et ses yeux brillent pratiquement d'une jubilation de tous les diables. « J'ai une idée. Grâce à Shakespeare, si tu peux croire ça. Et je pense que ça va fonctionner cette fois.
— Oh ? Alors finalement la littérature l'emporte ? » Aziraphale hausse ses sourcils blonds. Il abandonne la dernière casserole et s'installe sur l'autre chaise avec détermination. « Dis-moi. Je suis tout ouïe. »
1. Henry IV, première partie, acte 3, scène 1, 52-58
Glendower.
— Je puis appeler les esprits du fond de l'abîme.
Hotspur.
— Et moi aussi, je le puis ; et tout homme le peut ; — mais veulent-ils venir, quand vous les appelez ?
Glendower.
— Eh ! je puis vous apprendre, cousin, à commander — au diable.
Hotspur.
— Et je puis t'apprendre, petit cousin, à humilier le diable — en disant la vérité. « Dites la vérité, et vous humilierez le diable. » —
(Traduction de François-Victor Hugo)
