Salut!
Me voilà de retour après deux semaines d'absence ! Comme je m'en étais douté, je n'ai pas pu poster la semaine dernière, mais au moins ça m'a laissé le temps de peaufiner ce chapitre et d'écrire un gros OS que je posterai prochainement — du haikyuu content, mais inhabituel par rapport aux personnages qui seront dans l'histoire haha, je vous en dis pas plus !
Enfin bref, je vous laisse avec ce chapitre !
Dans l'épisode précédent : Daishou se volatilise, Oikawa et Akaashi ont le cœur tout cassé et ça ne va pas mieux pour Yachi et Mika. Le Nouveau Monde leur tend les bras, mais en vrai, le changement ça fait peur. Il y a toujours le Fou qui se balade et qui fait ces trucs bizarres. Probablement qu'il continuera à le faire dans ce chapitre.
Bonne lecture!
Akaashi se souvient du sable qui s'écoule sous ses doigts ; le bruit des vagues qui viennent s'écraser à ses pieds. Il est le maître du monde, la mer est sienne. Une enfant nage toute habillée dans l'eau malgré l'hiver, un père pousse un cri de surprise, il s'élance lui aussi, sa silhouette se confond avec l'océan, une couleur sombre, le reflet gris du ciel. Akaashi dégringole de son trône, il n'y a plus de soleil, il n'y en a jamais eu, une femme le dévisage depuis la lune, ses jambes pendent nonchalamment dans le vide et elle s'entête à s'ancrer sous sa peau. Il tombe dans le sable, ses mains jeunes ripent et il se griffe. L'adulte chavire de son perchoir. L'instant d'après, elle a disparu.
Son père arrive alors que les pleurs de la petite fille remplissent la plage vide. C'est un soir glacé, son ombre noire frémit et Akaashi a un mouvement de recul idiot, il l'entend s'agacer, mais les mots sont absurdes alors il suspend le son, le calme revient et la femme est à nouveau là, une main aux doigts fins et aux veines bleues serre son épaule, sa bouche s'ouvre en grand, mais personne ne le remarque, si ce n'est une dame aussi grande que la lune. Ça ne s'oublie pas. Parfois, Akaashi en rêve encore. Il y a ce songe, une mère et une voix qui vous cloue sur place. Elle a les éclats des astres dans son regard, elle a mangé le soleil sans aucun remords, Akaashi se souvient maintenant. C'est une vieille histoire : celle des mères qui en dévorant le ciel ont créé le monde.
Ils marchent depuis une semaine. Akaashi a mal au pied. Oikawa s'est tu — des phrases creuses, rien que des regards vides, une peau gelée, même la nuit alors que le jour décline contre leur toile de tente, des silences à rallonge ; son cœur qui cogne sans bruit.
Il y a des règles. Une cérémonie invraisemblable dans un monde qui perd de son sens. Kiyoko leur a confié les rites anciens, Akaashi n'a pas compris grand-chose, mais n'a pas protesté. À quoi bon ? La frontière les attendait, le centre d'une forêt dense, point culminant de la rupture et d'une chute vertigineuse.
Leurs journées sont ponctuées de pluie drue et d'orages. Le ciel est bas, la terre humide. Les arbres nus ne peuvent les protéger des intempéries. Le froid de l'hiver a tué la nature, elle s'est endormie. La floraison est partie et les plantes ont perdu leurs bourgeons, il n'y a que cet environnement morne sans feuille. Akaashi s'est accoutumé à ses cheveux trempés, aux dents qui claquent, à ses doigts engourdis. Les éternuements d'Hinata ne sont plus qu'un son qui ponctue leur trajet interminable, sa tignasse rousse dégouline. Kageyama s'entête à s'agacer chaque fois que leur ami fait s'envoler les oiseaux.
Quelques jours plus tard, quelque chose se passe. Akaashi remarque les couleurs. Des taches vertes qui pendent sur le bois, transpercent le sol boueux. Des pistils jaunes parce que des marguerites naissent sous leurs semelles. Petit à petit, il observe les feuilles. Elles ne sont pas nombreuses au début. Elles peuplent la terre, et s'accrochent timidement aux troncs, s'enroulent autour des buissons fouillis, avant de pendre fièrement aux branches. Les têtes se redressent, les sourcils froncés et les sourires discrets de Yachi se dessinent.
Le printemps apparaît en plein hiver. Le froid est glacial et pourtant, la végétation s'agite comme si la chaleur revenait, qu'il était l'heure d'éclore. La vie renaît alors qu'il n'est pas tout à fait l'heure.
Oikawa est devant lui, l'échine courbée, les mains sèches.
— Le thé va refroidir.
Akaashi sursaute. Il regarde autour de lui. Des feuilles qui pullulent, leurs silhouettes difformes et singulières. Une voix qui s'avance vers lui ; ses pas le rapprochent d'une mère qu'il n'a jamais eue.
— Les mères n'existent pas, lui avait dit Yachi, une fois. Ce ne sont que des femmes perdues et idiotes.
— Tu ne devrais pas dire ça, l'avait réprimandée doucement Akaashi.
Elle avait mâchouillé une pâte longuement.
— Qu'est-ce que tu y connais après tout ?
— Rien. En revanche, je sais que toutes les mères ne sont pas comme la tienne.
Elle avait placé une main sur sa poitrine.
— Touchée.
— On est quitte.
Il y a des mots qui demeurent.
— On y sera dans deux jours.
Kiyoko a étalé une carte à même le sol. Le papier est taché par la terre encore humide. Akaashi ne voit que des flaques sombres, des trous qui effacent les traits, un bleu passé et la mer. Il n'y a pas de lune ce soir. La jeune femme observe les contours des paysages à la frontale, une tranche de pain de mie coincée entre ses dents. Elle croque distraitement dedans, mastique quelques secondes avant de reprendre :
— Ça vous va si l'on dort ici ? Vous avez bien marché aujourd'hui, le repos est mérité. On partira demain à l'aube.
Un écart dans la ponctuation. Kiyoko n'est le sujet de presque aucune de ses phrases, elle les observe s'épuiser, distante. Un sourire parfois, de la compassion, tout le temps. Elle n'est plus ici. Elle ne fait que répondre aux attentes du Destin, elle a accepté son sort, à la naissance tout était là, c'était inné, dans l'essence de son cœur. Ça agace Akaashi. Il a envie de la secouer pour s'assurer qu'elle fait ça parce qu'elle le souhaite. Mais lui-même n'est pas sûr d'avoir une volonté propre. Il y a cette voix qui le guette, la nuit elle se fait plus forte.
Oikawa évite son regard. Il s'approche. Un pas discret qui s'écarte. Akaashi ignore quoi faire. Il est las. Yachi semble ailleurs. Leurs yeux se croisent, elle lui offre une grimace qui se veut accueillante. Il baisse la tête.
Personne ne répond à Kiyoko. Chacun sait ce qu'il a à faire. Akaashi s'avance pour attraper de quoi monter la tente dans le sac à dos d'Oikawa. Ce dernier l'arrête.
— C'est à mon tour.
Un souffle. Akaashi acquiesce. Il retire son manteau avant de s'asseoir dessus : personne n'a besoin de lui.
— Je peux ?
Mika pose une main sur son épaule. Il aime cette désinvolture dans ses gestes, un truc un peu grinçant face à l'ordre du monde. Montrer que rien n'est surprenant, qu'une pression n'est qu'un mouvement anodin.
— Toi aussi tu as été relégué parmi les gens qui doivent se reposer ? lui lance-t-elle.
Elle s'assoit en tailleur, à même la terre. Akaashi remarque son pantalon sale à la lumière de sa lampe torche.
— Oikawa a dit que c'était son tour.
Répéter. Parfois, il aimerait amplifier. Que les rumeurs enflent pour s'évaporer sous une image qu'on lui impose — il n'avait jamais su se dessiner.
— Il manque un truc dans son regard, avise-t-elle.
Une observation brute. Akaashi sursaute. Il ne connaît pas très bien Mika, mais il y a une facilité à se laisser porter par ses mouvements, sa voix qui monte et qui descend, ses émotions yo-yo, le calme puis la tempête, des doigts gourds et pourtant une souplesse dans le pas. Mika attrape l'air et elle vous le tord, la réalité c'est elle qui la tisse et elle ne s'en rend même pas compte.
— Je lui ai menti, avoue-t-il doucement.
Mika le dévisage. Il l'a vue dans un songe, la nuit dernière. Perchée en haut d'un phare, elle pleurait.
— Je lui ai dit que j'avais rêvé de ma mère, mais ce n'est pas vrai. Je me suis réveillé et je savais. La vérité était dessinée sous mes yeux. J'ignore pourquoi je lui ai dit ça.
— Ce n'est pas vraiment un mensonge. Le fond est sincère, alors où est le mal ?
— J'ai dissimulé des choses. Et puis peut-on vraiment parler d'une mère ? Un Arcane, est-ce un bon parent ? Je te pose la question en tant que spécialiste des cartes.
Les mots lui échappent. Il ricane et remarque à peine la surprise qui peint les traits de Mika.
— Alors c'est toi.
— Pardon ?
— J'y crois pas ! s'exclame-t-elle.
Des têtes se tournent vers eux, mais elle ne semble pas s'en soucier. Elle grommelle une flopée d'injures. Les yeux écarquillés, elle se mordille le pouce frénétiquement. Pourtant, elle sourit.
Flippant, pense Akaashi.
Une averse. Les silhouettes s'activent dans la pénombre, Mika ne remarque rien, ses vêtements se gorgent d'eau.
— C'est pour ça qu'il y avait ce truc.
D'un seul coup, elle attrape brutalement les épaules du jeune homme.
— Je ne comprends rien, déclare-t-il platement.
— Ta mère. Je la connais.
— Ce n'est pas étonnant. Tu connais tous les Arcanes, ironise-t-il.
— Elle, c'est particulier (elle marque une pause). Je crois que j'ai rêvé pour nous deux, Akaashi.
Le vent se lève et l'odeur de la mer revient. Akaashi entend des pleurs d'enfants. Un thé l'attend, il fume sur une table d'acajou, un mobilier trop noble dans une maison immensément vide. Une femme tapote ses doigts contre le bois, le parquet grince. Il y a une colère sourde et un amour désespéré, trop puissant ; de l'or s'écoule d'un cœur.
— Il va falloir que l'on reste ensemble toi et moi. J'ai la conviction que l'on a égaré une pièce du puzzle. Rah ! (elle se donne un coup sur le crâne.) Je suis presque sûre d'en avoir rêvé la nuit dernière ! C'est tellement frustrant ! Plus l'on se rapproche de la frontière, plus mes visions sont nombreuses. Il y en a tant qu'elles se confondent. Impossible de me souvenir de tout.
— Tu parles comme l'oracle de Delphes.
Il a le tournis.
— On est de la même famille quand on y pense. C'était une liseuse elle aussi.
— Ah.
Elle réfléchit. Son cou craque dans un bruit sec. Mika plante ses yeux dans les siens.
— Écoute-moi bien. J'ai dû faire une promesse à ta mère. Je dois te ramener chez toi, auprès d'elle. Une fois la frontière passée, le chemin sera encore long. On doit rester ensemble, alors je t'en prie, si le Monde te parle, préviens-moi.
— Le Monde ?
— Un Arcane différent des autres. Pas de rêve ou d'apparition avec lui. Rien que des sensations et des idées saugrenues qui naissent dans ton esprit. Des convictions qui te semblent être là depuis toujours, mais qui te titillent les nerfs, si fort que le passé se confond avec le présent et que l'avenir n'est qu'un gribouillis biscornu.
— Alors…
— Eh oui ! Apparemment, le Monde est déjà venu te rendre visite. Chanceux, va. Il ne se manifeste que très rarement.
Akaashi n'est pas sûr de percevoir le bonheur de cette situation. Mika se relève alors que Yachi et Kuroo l'interpellent. Elle se penche vers lui :
— Parle à Oikawa. Nous sommes bientôt sur le véritable départ. Les routes ne seront pas les mêmes pour toujours.
Elle s'éloigne en trottinant et une carte tombe de sa poche. Akaashi s'en saisit.
LA GRANDE PRÊTRESSE.
Ces majuscules lui sont familières. Oikawa se tient debout devant la tente. Il le fixe d'un air morne, attend qu'Akaashi l'aperçoive, mais il le voit toujours, son regard ne se décolle jamais vraiment de lui, c'est ridicule, le bruit de la mer, le sable dans ses chaussures, il glisse la carte dans son manteau ; l'écume des jours et la marée qui monte.
— Tu n'as pas mangé, remarque Akaashi.
— Je n'ai pas faim.
Du goudron dans les entrailles et un goût acide dans la bouche. Des jours que ça dure, rien qu'une apathie, un brouillard tellement dense que ses pensées s'évaporent, les voix des autres lui semblent lointaines, il n'en comprend que des bribes. La plupart du temps, Oikawa hoche la tête. Ses jambes sont comme du coton, il a du mal à saisir comment elles peuvent encore le porter. Ses yeux ne distinguent plus rien, il se dirige avec les sons, un bourdonnement qui se fait de plus en proche, signe que la frontière n'est plus très loin. Il n'a qu'une envie, c'est de prendre ses jambes à son cou pour que la nausée s'évapore, que l'eau soit de nouveau claire.
Les silhouettes sont revenues sous la rétine d'Oikawa. Adieu, les corps et leurs peaux teintés de mille lueurs, les yeux ne sont que des trous, les jambes et les bras des lignes !
— Tiens.
Akashi lui tend une barre chocolatée ; le genre de trucs qu'ils mangeaient ensemble à l'université, assis sur un banc entre midi et deux. Des filles et des garçons passaient devant eux sans les remarquer, Oikawa les observait et il se disait que leur silence et leur indifférence étaient trop bruyants. Il ricanait tandis que le goût du chocolat venait se coller sous sa langue.
Il attrape la nourriture. D'un geste souple, il déchire le papier. Il fixe bêtement le gâteau. Son ventre creux rempli de tristesse.
Ça nourrit la peine ?
Il leur reste deux jours et ça le rend malade. Ils n'en parlent pas. Il s'écarte quand Akaashi essaie de lui prendre la main. Courir jusqu'à la fin comme si cela allait repousser l'échéance.
— Il faut que tu manges, Oikawa-san.
L'inquiétude qui dégouline lui donne envie de vomir. Il continue d'observer le chocolat. L'odeur embaume leur tente minuscule. Akaashi est assis sur son duvet, un air soucieux collé au visage.
— Je crois que je ne suis plus humain, lâche Oikawa si bas qu'il se demande si son ami a entendu.
— Tu l'es toujours. Ton épuisement ne vient pas de nulle part.
— Je deviens un Arcane. Ça mange, un dieu ?
— Je pense que c'est le contraire. Ta douleur révèle ton humanité.
— Quelle douleur ? feint-il.
Il croque, mais le sucre n'a aucun effet. Du carton, il m'a filé du carton, pense-t-il.
Akaashi le contemple avant de tendre le bras pour allumer la lampe qui pend au-dessus de leurs coussins de fortune – des chaussettes nouées les unes aux autres, glissées sous un pull.
— Tu es le pire des menteurs.
Quelque chose se brise. Les couleurs sont moins ternes brusquement. L'amphithéâtre brûle. Akaashi est en bas de l'estrade, il ne le regarde pas. Il s'amuse à réciter un poème. Oikawa cligne des yeux et les voilà tous les deux dans l'herbe. Les nuages lèchent le sol.
— Tu es un piètre menteur, en fait.
Akaashi a son menton posé contre la paume de sa main. Ils sont dans un parc.
— Pardon ? Mais on se connaît vraiment toi et moi ? s'exclame Oikawa, offusqué.
Ils attendent Yachi. Le vent souffle.
— Bah, comment dire ? Tu fais toujours ce truc avec ton corps. Tu t'agites d'une façon très particulière.
— C'est faux ! C'est juste parce que je ne t'ai jamais menti. Tu ne sais pas de quoi tu parles.
Le jeune homme pointe un doigt accusateur dans sa direction.
— Arrête. Tu le fais tout le temps. Ne me fais pas croire que la dernière fois que tu étais en retard, le chauffeur de bus a vraiment forcé tout le monde à descendre pour sauver un mouton égaré sur la route.
— Je t'assure que c'est la vérité !
— Ah ! Juste là !
— Quoi ?
Il est rare de voir Akaashi s'emporter. Oikawa est désemparé, incapable de savoir quoi faire.
— Tu viens de le faire !
— Mais je n'ai rien fait ! proteste-t-il.
Akaashi éclate de rire. Un moment surprenant dans le quotidien parfaitement réglé d'Oikawa. Son cœur titube, il ignore le mouvement intérieur.
— Oikawa ?
Le visage se dessine à nouveau. Le brouhaha discret a disparu. Les yeux d'Akaashi sont doux.
— Où étais-tu parti ?
— Nulle part, ment-il.
Sa bouche se tord.
— En plus de tes gestes, je peux apercevoir tes grimaces mensongères.
Oikawa se met à pleurer. Il ne sait plus pourquoi. Akaashi ne s'approche pas de lui.
— Tu veux en parler ?
— J'ai le choix ?
— Pas vraiment.
Oikawa souffle, un sourire amer sur le visage.
— On ne se reverra pas, pas vrai ?
Akaashi triture ses doigts, la tête baissée.
— Je l'ignore.
— Que t'ont dit tes rêves ?
Il y a un silence.
— Il n'y en a jamais eu, confie Akaashi.
Dehors, la pluie cesse. Il entend Hinata parler fort. Mika lui hurle de la fermer. La bulle éclate avant de se reformer presque immédiatement.
— Toi aussi, tu mens mal.
L'amertume demeure, mais perd de son sens. Les yeux du garçon s'embuent à leur tour.
— Je suis désolé.
— On est des idiots, hein ? Du temps gâché.
— C'était peut-être nécessaire, hasarde Akaashi.
— Je n'en ai aucune idée.
— On ne sait pas grand-chose, au final.
Oikawa s'allonge, les mains derrière la tête. Il éteint la lumière et Akaashi vient se blottir contre lui. Le calme s'installe et il commence à somnoler, ses yeux s'ouvrant et se fermant au rythme de sa respiration.
— Je t'assure que je ne t'ai pas menti tout à l'heure, lance son ami dans la pénombre. Je n'ai aucune idée de ce qui va nous arriver.
— Je te crois, Kei-chan.
— Je suis terrifié, ajoute-t-il après un moment. Un mauvais pressentiment et toute cette brume dans l'esprit qui m'empêche d'y voir clair.
Akaashi s'amuse à faire de petits traits du bout de ses doigts sur les clavicules d'Oikawa. Il semble réfléchir.
— Mika m'a avoué que le chemin allait être long. Peut-être que l'infini nous attend au-delà de la frontière. Tu sais, au Jardin, il y avait une fille qui passait son temps à fredonner une drôle de comptine. Elle disait que la mélodie venait de ses rêves. Un homme lui soufflait les paroles la nuit et la chanson ne s'arrêtait jamais.
Il marque une pause.
— C'est peut-être ça qui nous attend. L'autre côté ne serait que le début du chaos, un univers où l'on existe plus, mais où le corps persiste. Je ne crois pas que l'on va mourir, pourtant. C'est bizarre, hein ? On ne sait rien, mais la mort ne me vient pas à l'esprit.
— C'est peut-être le signe que tout ira bien.
Ses propres mots ne le convainquent pas.
— Peut-être, murmure Akaashi, songeur.
Le garçon relève la tête. Finalement, tout son corps suit le mouvement. Il tend son auriculaire.
— Promesse du petit doigt ?
Oikawa rit.
— On dirait Yachi.
— Alors ? insiste-t-il en ignorant sa remarque.
Oikawa l'attrape avec son auriculaire.
— Je te jure que nos chemins se recroiseront. Ils sont liés, je le sens.
— Tu penses que ces promesses-là sont plus fortes que les Arcanes ?
— Elles sont plus fortes que le Monde.
La suite, il ne s'en souvient plus très bien. Il y a des baisers échangés, des mains qui lui glissent dessus, une chaleur pressante, puis un sommeil lourd que Kiyoko vient déranger au petit matin. L'air est glacé dehors. Toutefois, la brume s'est dissipée et Oikawa respire. Akaashi enfonce un bonnet bleu sur sa tête. Un sourire qu'il n'avait jamais vu s'accroche aux lèvres du garçon.
Daishou est debout, adossé contre un mur de pierre. Cela fait presque une journée qu'il est entré dans ce château. Sa mémoire est floue.
Il s'étale sur le pas de la porte de Kuroo ; la douleur persiste encore. Il y a de la fièvre et des idées qui s'extirpent de son corps, ce ne sont pas les siennes, il n'existe plus, il est persuadé d'être mort. Kuroo lui parle souvent, il sent un gant frais sur son front, la chaleur persiste, refuse de le laisser tranquille. Il y a l'absence, la perte de ses jambes, un contact fin, presque translucide. Une sensation pénible qui éclate et résonne contre ses membres fantômes. Il crie, mais ce n'est pas vraiment sa voix, il n'est déjà plus là, tout s'est évaporé alors qu'il était enfant, il se souvient cueillir des champignons avec un garçon et une fille, il sait qu'ils sont importants, il y a de l'amour là-dessous, mais il ignore pour qui, il oublie tout. Une image vague d'une coupe de cheveux hasardeuse, un rire tonitruant, ce ne sont pas ses souvenirs, ou peut-être que si, il perd pied, égare les idées.
— Suguru Daishou.
Il relève la tête. Au bout du couloir où l'air se glisse entre les pierres se tiennent trois femmes. Chacune porte une coupe. Tout leur corps est enroulé dans une toge. Daishou a la conviction qu'elles ne se ressemblent pas. Pourtant, chaque fois qu'il détourne le regard, leurs visages s'effacent de son esprit, si bien qu'il est incapable de les différencier. Leurs cheveux sont attachés de la même façon : une tresse ornée de fleurs.
Il les dévisage longuement sans esquisser le moindre geste, les bras croisés.
— Auriez-vous oublié jusqu'à votre nom ? l'interroge une voix fluette.
Elles s'échangent des regards entendus, malicieuses.
— Suivez-nous.
Les jambes de Daishou s'agitent seules, encore hésitantes malgré les jours qui se sont écoulés, ou bien les mois, il ne sait pas très bien. Le soleil est si haut ici qu'il lui fait tourner la tête. Il y a aussi les voix qui peuplent ses songes, des intonations familières qui lui brisent le cœur. Il n'est plus qu'une coquille vide, son corps réagit au moindre mot, il essaie de lutter, mais l'intensité de la voix de la dernière fille aux coupes est trop forte. Il lâche prise et le temps lui échappe.
— Réveillez-vous, chuchote quelqu'un tout près de lui.
Il sursaute. Une salle immense, un tapis de velours dont il n'aperçoit pas la fin, un trône sous une alcôve. Aucune silhouette, seulement des êtres, pas de fenêtres ou mobiliers, rien d'autre que ce siège orné et précieux, serti de milliers de pierres.
Lorsqu'il se retourne, les trois femmes se sont volatilisées. Il entend le froissement du tissu de leurs vêtements et les échos d'un rire. Il approche sa main au niveau de ses yeux pour observer sa peau terne, presque grise. Il est épuisé, malade certainement, il n'ose pas s'asseoir. Daishou n'est pas un roi, ses idées sont trop floues pour gouverner — il est incapable de se diriger lui-même. Il finit par se laisser tomber sur le sol, envahi par une torpeur innommable.
— Allons, allons ! fait quelqu'un en tapant dans ses mains.
Pas de surprise cette fois-ci. Daishou se redresse un peu, il se tourne sur le dos et fixe le plafond, mais ne le voit pas ; il est bien trop haut. Vertige.
— L'heure n'est pas à Morphée, mon garçon !
D'une poigne ferme, un homme qui en fait la taille de deux le relève. Il le pose délicatement contre le sol, comme si de rien n'était en époussetant ses mains d'une mine satisfaite. Un bandeau dégage ses cheveux de son visage et Daishou a tout le loisir d'admirer une mâchoire carrée, un nez droit qui a l'air aussi coupant que du verre. Son regard arrogant l'agace, sa voix profonde le met sur le qui-vive : dissonance.
— Suguru Daishou, articule-t-il d'une manière parfaitement exagérée.
— Pourrais-je savoir pourquoi tout le monde semble me connaître ?
Il arbore son air le plus suffisant — dissimuler les vertiges et la nausée.
— Parce que les Arcanes savent, mon garçon. Ils naissent avec le savoir, tout comme vous naissez en hurlant.
Les visages sont des choses qui à la fois fascinent et écœurent Daishou. La peau se tord, se délie pour s'enrouler à nouveau, ça se craquelle, ça devient rouge parfois, et ça ne supporte rien, le moindre frôlement blesse. Trop de vrai et de découvert, il n'aime pas ça.
Il n'a aucune idée de son apparence tout entière — il refuse de se regarder dans les miroirs ou les reflets des étangs qui l'entourent. Il n'y a que ses mains comme objet d'étude supportable.
— Qui êtes-vous ?
Rictus moqueur. Les muscles de Daishou se tendent.
— Le Sorcier. Premier véritable Arcane !
— Vous mentez, objecte-t-il. Il y a le Fou.
L'homme éclate de rire. D'un geste de la main, il fait apparaître une table sur laquelle sont posés une coupe, un bâton, un denier et une épée. La lemniscate se dessine au-dessus de sa tête, flottant dans les airs, indifférente à la gravité.
— Vous semblez vous y connaître, ricane-t-il.
— Un apprentissage lointain. Non, proche.
Daishou s'égare, croit entendre une fille rire et s'agiter. Elle danse sur son lit, il s'agace, il ne veut pas qu'elle froisse les draps, elle s'entête, il y a quelqu'un d'autre dans la pièce, des sanglots, une odeur familière.
— La mémoire reviendra, s'adoucit le Sorcier.
Daishou grimace.
— Je n'en suis pas certain.
— L'Univers te montrera le contraire.
— Comment pouvez-vous en être si sûr ?
— C'est un secret de magicien.
Un souffle dans sa nuque. L'Arcane le surplombe par derrière.
— Bienvenue dans le royaume de l'Éternité, Daishou.
Un cercle se dessine sur le dos de sa main. Une douleur irradie depuis son poignet et lui brûle les phalanges.
— Je n'ai pas le choix, n'est-ce pas ?
— C'est au Destin d'en décider.
— Il n'existe pas.
Daishou s'élance, mais la porte reste close. Il secoue désespérément la poignée.
— C'est inutile. Personne ne choisit le royaume où il atterrit. Ce sont les frontières qui décident.
— Des amies du Destin ? demande-t-il ironiquement en se tournant vers le Magicien.
— Peut-être.
Un sourire énigmatique.
— Qu'est-ce que vous attendez de moi ? interroge Daishou après un silence.
Des bruits sourds résonnent contre les murs. Des coups étouffés par la pierre grise.
— Rien du tout. Tu es ici chez toi. Libre.
— Pas libre de fuir apparemment, marmonne-t-il.
L'Arcane joue avec la baguette qu'il tient dans sa paume, la fait tourner entre ses doigts. Il se rassoit sur son trône.
— Vois-tu ce signe sur ta main ?
— Je l'ai surtout senti.
— Cela veut dire que tu fais partie des nôtres dorénavant. Tu as prêté allégeance à ton réveil.
Daishou fronce les sourcils.
— Je n'ai jamais fait ça.
Le Sorcier tapote sa tempe du bout de son doigt.
— Les nœuds, Daishou.
— Mais… pourquoi aurais-je fait une chose pareille ?
Le rire d'un garçon, un agacement trop obsédant pour qu'il soit vrai, des heures écoulées sur le lit d'une jeune femme, il pense souvent à elle, puis à lui, ça ne cesse de s'embrouiller, il y a des odeurs, celle de la pluie et de la terre humide, il a chaud, des draps l'enserrent.
— Nous avons fait un marché, s'efforce de lui rappeler l'homme. Ton cœur contre la vie sauve de tes deux amis.
— Je ne sais pas de qui vous parlez, proteste-t-il mollement.
Son dos se heurte contre la porte.
Qu'est-ce qui vaut plus que mon cœur ?
N'importe quoi, Suguru Daishou. Tu ne vaux pas grand-chose aux yeux de tes paires.
Il regarde tout autour de lui. Rien que cette pénombre dans le ciel de pierres.
Tu as offert la vie à des inconnus, des gens qui t'ont déjà oublié. Tu es mort pour eux, tu sais ?
Une toge pourpre flotte derrière une colonne. Des statues d'hommes et de femmes remplissent dorénavant la pièce. Le Magicien n'a pas l'air de s'en soucier.
— Cela reviendra.
Soudainement, il chavire en arrière. Sa tête cogne si fort contre le sol qu'il perd connaissance. Il reprend ses esprits dans une salle vide où trônent une vingtaine de lits. Il observe la marque sur sa main. Sur ses lèvres naît un prénom qu'il ne cesse de répéter depuis son réveil.
— Kuroo.
Les lettres ne lui évoquent pour l'instant que des sonorités absurdes, mais il entend la réponse dans le « r ». Tout est dans la manière de prononcer, sauf que cela s'emmêle avec autre chose.
— Mika.
Ça se brouille à l'intérieur.
La marche se termine enfin, et pourtant le soulagement qu'Akaashi attendait tant ne vient pas.
— C'est cet arbre, déclare Kiyoko.
Le marronnier que la jeune femme désigne n'a rien de particulier. Des branches noueuses, un tronc peut être un peu plus épais qu'à l'accoutumé et une hauteur moyenne. Seul élément étonnant : ses feuilles orange malgré l'hiver.
Ce n'est pas son apparence qui surprend, mais l'endroit où il se trouve. Au centre d'un cercle, il est protégé par une ronde de sept arbres bien plus hauts que lui. Leur végétation est si dense que la lumière peine à percer au travers. Leurs racines s'emmêlent, sortent de la terre. Elles sont si grosses qu'Hinata s'amuse à grimper dessus. Il saute de l'une à l'autre, aussi léger que le vent. Alors qu'il joue, du muguet fleurit dans ses cheveux.
Le jeune homme éclate de rire, mais l'inquiétude demeure. Finalement, les larmes strient son visage. Kageyama s'approche doucement de son ami, sa tête au niveau de son torse. Il enlace maladroitement sa taille. Les sanglots empirent.
Kiyoko observe la scène, Oikawa se tient à côté d'Akaashi, du moins il croit, il n'en est plus si sûr, il aimerait que le temps éclate, que le moment passe, mais ça dure, ça s'étire tellement que son corps devient douloureux.
— Je ne veux pas partir, déclare alors Hinata. Je ne peux pas, j'ai trop peur, c'est-
— Tout ira bien, le rassure Kiyoko d'une voix douce.
— Je refuse de te quitter. On ne peut pas se séparer comme ça.
— Ce n'est pour qu'un temps. Et puis, tu ne seras pas seul. Kageyama est avec toi.
— Tu sais bien que ce n'est pas ça.
Ses pieds s'écrasent sur le sol et les pleurs continuent, Akaashi a envie de hurler, il faut que ça s'arrête ou il va, il va, il va-
Une main dans la sienne. Les battements de son cœur ralentissent. Le muguet est apparu sur le corps de tout le monde, à des endroits différents pour chacun. Personne ne semble le remarquer et seul lui ne trouve pas ses fleurs.
Kiyoko s'avance vers le marronnier. Son sac à dos trône à terre, aux pieds d'Iwaizumi. Ce dernier a les bras croisés contre sa poitrine, un air indescriptible sur son visage.
— Tu devrais aller lui parler, chuchote Akaashi à Oikawa.
— Ce n'est pas la peine. Il reste avec nous.
Akaashi fronce les sourcils.
— Comment ça ?
— On en a discuté, il y a quelques jours. Il voulait nous aider Kiyoko et moi. Elle a accepté, mais a refusé de m'expliquer.
Iwaizumi leur lance un regard, Akaashi se détourne, mal à l'aise.
— J'ai demandé pour toi aussi, ajoute-t-il alors que Kiyoko se penche en avant pour observer de plus près le tronc.
— Tu sais bien que-
— Je sais oui, le coupe Oikawa. Ça valait quand même la peine d'essayer.
— Elle est au courant, n'est-ce pas ?
— Elle a toujours su. Une intuition du cœur, m'a-t-elle dit. Ses yeux ne mentaient pas.
— Ils ne mentent jamais.
Oikawa souffle.
— Ouais. Des fois, je me demande si ce n'est pas elle la véritable liseuse.
— C'est différent, fait Akaashi en haussant les épaules. L'avenir ne lui parle pas. C'est à Mika qu'il susurre ses secrets.
Son ami ouvre la bouche, mais Kiyoko l'appelle. Une aiguille se glisse entre les côtes d'Akaashi.
Elle pose sa main sur le tronc et Oikawa fait de même de l'autre côté. Au début, rien ne se passe. Hinata continue de pleurer. Tout le monde se tient à l'écart, éparpillé autour des sept arbres.
Des feuilles viennent se coincer dans les cheveux de Kiyoko et d'Oikawa. Un ciel bleu s'invite dans ce décor humide. Le bois se craquelle doucement et de la sève s'écoule sur leurs paumes, remonte jusqu'à leurs coudes.
— Deviens corps, Oikawa, lui conseille Kiyoko. Tes mains ne sont que le socle de la chair, un support qui vit et ressent.
Le garçon ferme les yeux. Un sourire se dessine sur les lèvres de leur amie. Tous deux ajoutent leur paume gauche contre le bas du marronnier.
Une tasse de thé chaude, pense alors Akaashi. Il en faudra une pour Oikawa. Ou peut-être préfère-t-il le café ?
Akaashi a oublié. Sa vue s'emmêle et brusquement le tronc se fend. Une brèche apparaît et le bois est coupé en deux. Étonnamment, l'arbre ne s'effondre pas. Pourtant, c'est une fissure nette et large qui le traverse tout entier. Mais contrairement à ce qu'on pourrait croire, elle ne laisse pas apercevoir l'autre côté du paysage. Il n'y a que du noir, si dense qu'on ne voit rien à l'intérieur. Soudain, Oikawa et Kiyoko se mettent à gémir, leurs visages tordus de douleur. L'effort est pénible. Le corps de son ami est secoué de violents tremblements. Il a envie de courir vers lui, de l'écarter de la souffrance, mais il doit retenir ses jambes qui trépignent — il n'est qu'un contemplateur. Il se convainc qu'il est peintre ; ceci n'est qu'un tableau qui brûle.
Un brouillard blanc s'échappe de la fissure, une brume qui ondule et l'appelle. Il entend son nom depuis les profondeurs. Quelqu'un hurle, Akaashi en est persuadé.
Un rire résonne. Le sang d'Akaashi se glace. Trop familier, trop joueur et rocambolesque pour feindre l'ignorance.
Comment avait-il pu croire que tout irait bien ?
Il n'y a rien.
La mort, c'est quelque chose de vide qui vous attrape d'un coup. Un chaos immobile, un truc inconcevable que l'on aperçoit l'instant d'un souffle. C'est une pénombre tangible, un froid dur, des milliers d'épines sous la peau. Ça ne dure qu'une seconde, puis l'on cesse de respirer — pas le temps de saisir.
Sauf qu'Oikawa comprend qu'il meurt. Peut-être parce qu'il se trompe. Il est engourdi au point où aucun geste n'est possible, aveugle de toutes sensations. Il n'est plus certain que son cœur batte encore. Pourtant il pense, du moins il sent ; c'est sa chair qui se débat.
Ne pas mourir, ne pas mourir, il ne faut pas mourir, ne pas mourir…
Ça le maintient en vie. Elle s'entête dans un élan désespéré et pitoyable, alors que ce n'est qu'une fatalité. Oikawa ne se souvient plus de Kiyoko, il n'a que son prénom, mais il n'y a rien que le noir n'a pas dévoré, rien, rien, rien…
Pas d'air, ce n'est pas grave, il n'a pas de poumon. Pas d'appétit ou de soif.
— Lâche. Tu l'abandonnes, une fois de plus.
Sa gorge explose. Trop serrée, elle n'a su que se recroqueviller sur elle-même.
— Deviens ta peur. La terreur te libéra.
Un mensonge. Des ongles s'enfoncent dans ses omoplates. La douleur est tonitruante dans le silence. Les doigts perforent sa chair.
Un rire rebondit dans le vide.
C'est étrange de sentir la nuit sur sa peau. Kiyoko aurait cru qu'elle aurait eu la douceur du velours, mais la vérité est tout autre. La pénombre est aussi coupante qu'un miroir brisé. Son corps est l'unique source de lumière. Seule, complètement seule, elle n'a pas peur.
Mensonge.
Effroi.
La frontière refuse de s'ouvrir. Elle se concentre, fait rouler ses yeux sous ses paupières. La présence d'Oikawa a disparu.
Aucun Arcane ne l'accompagne cette fois. C'est elle contre les cauchemars ; les histoires ne suffisent plus. Elle sent Oikawa de l'autre côté de la flaque, la nuit est onduleuse, elle le savait, mais ne la pensait pas si capricieuse. Incapable de bouger, ses lèvres s'agitent. Son ami ne l'entend pas.
C'est alors qu'elle l'aperçoit. L'alerte du danger cogne dans ses reins, douleur fulgurante, elle serre les dents. Le Fou la remarque. Un sourire carnassier. Le baluchon s'abat sur Oikawa. Il s'effondre, avalé par le néant.
— Partez, réussit-elle à articuler dans un effort terrible.
L'Arcane s'approche lentement. Il s'amuse à faire glisser ses doigts sous le menton de Kiyoko, les remonte jusqu'à sa mâchoire d'un air satisfait.
— Tu devais être bonne à l'école, je me trompe ?
Elle le toise, silencieuse. Les couleurs n'ont aucune prise, son accoutrement qu'elle a imaginé si criard n'est fait que de haillons.
— Toujours à faire à la perfection ce qu'on te demande. Ne jamais remettre en cause la parole des grands.
Il tourne autour d'elle. Son pas est lent. Kiyoko cache sa peur, la ravale : la frontière s'agite au creux de son ventre.
— Ceux de ton genre, crache-t-il, mauvais, sont les pires parmi les hommes. Accepter l'ordre et courber l'échine, ça te plaît ? Tu ne cherches qu'une attention factice. Personne ne s'intéresse à toi. Tu n'es qu'un pion dans une partie d'échecs éternelle.
Kiyoko sourit. Cette fois-ci, sa bouche se délie sans effort :
— Le Monde ne sera jamais ton terrain de jeu. Il te rejette parce qu'il ne veut plus de toi. Tu as fait ton temps et tu le sais. Tu me détestes car tout mon être te crie cette vérité que tu refuses d'admettre : même les Arcanes finissent par mourir.
Une force la picote depuis sa poitrine. Elle contracte sa main, tend son index vers le bas. Le Fou est aspiré par les ténèbres. Il se débat et sa fureur est telle qu'elle brûle Kiyoko. Son regard est désaxé, tout son être déformé, pétri d'une amertume effroyable.
Elle sent la fraîcheur du dehors. Le bois se disloque et le fleuve ruisselle enfin sous ses os.
— Traversez ! s'époumone-t-elle, alors que le Fou s'extirpe de sa cage éphémère. La frontière est ouverte !
— Ce n'est pas normal ! s'écrie Mika.
Les cris de Kiyoko résonnent et les mêmes mots se répètent.
— On n'a pas beaucoup de temps ! intervient Yachi. Kageyama ! Hinata ! Allez-y !
Elle se place derrière eux et les pousse, une main dans le dos de chacun. La brèche dans le marronnier est instable. L'ouverture ne cesse de rétrécir, le bois se reconstruit dans un craquement effrayant – un peu comme le son d'os que l'on brise.
— Si ça continue, on ne pourra plus passer.
Il reste tout juste la place pour un corps. Le regard de Mika glisse vers Akaashi. Immobile, il fixe Oikawa, horrifié. La bouche grande ouverte, aucun bruit ne sort.
— Mika ! l'appelle alors Yachi.
Elle se retourne. Kageyama et Hinata se tiennent au bord de la frontière. Leurs visages trahissent la peur. Elle s'approche d'eux tandis que Kuroo lui emboîte le pas.
— Kiyoko a raison, vous savez. Tout va bien se passer, les rassure-t-elle.
— Mais ce n'est pas nous qui comptons ! C'est elle !
Hinata tend son bras vers son amie.
— On ne peut pas laisser comme ça ! s'insurge-t-il.
— Vous n'avez pas le choix, lance Kuroo d'une voix ferme. Elle veut que vous traversiez. Si elle fait tout ça, ce n'est pas pour elle.
Hinata est prêt à répliquer, mais Mika l'en empêche :
— Je te promets que je ne partirai pas tant que tout cela ne sera pas réglé.
— Mais-
— Ne t'inquiète pas. Je franchirai une autre frontière. Les Arcanes attendront.
— Tu le jures ?
Elle hoche la tête, son regard planté dans celui orageux d'Hinata. Il attrape la main de Kageyama.
— Tu as intérêt à nous rejoindre rapidement, Mika, dit Kageyama sans un sourire.
Elle sent dans sa fermeté une douceur mal dissimulée.
— Si tout se passe bien, ça ne saurait tarder.
Les gémissements d'Oikawa et Kiyoko s'intensifient.
— Partez maintenant, leur ordonne Yachi.
Ils acquiescent en silence. Hinata agite le bras dans un au revoir. La brume s'enroule autour de leur corps tandis qu'ils s'approchent d'elle. Elle engloutit leurs membres et leurs visages terrifiés laissent présager que cela n'est pas agréable. Les deux garçons sont aspirés, et alors ils se volatilisent dans un souffle. D'eux, ils ne restent qu'une ondulation dans le brouillard.
Kuroo s'avance à son tour.
— Je suppose que je dois y aller aussi ?
Son ton est teinté d'appréhension, mais il y a dans sa crainte un apaisement nouveau.
— Il est peut-être là-bas, hasarde Mika. Si ça se trouve, il t'attend.
— Il nous attend, corrige-t-il.
— Tu es prêt à lui donner la plus grosse engueulade de sa vie ?
Kuroo souffle du nez, sourire en coin.
— Si tu le vois, frappe-le de ma part.
— Je n'y manquerai pas. S'il n'est pas là, je le chercherai jusqu'à la fin des temps de toute façon.
— Tout ça pour lui botter le cul, ricane Mika.
L'autour se dissipe un instant. Elle a de nouveau quinze ans, elle se moque de Kuroo qui lance un coussin dans la tête de Daishou, juste comme ça, parce qu'il s'ennuie, puis les choses dégénèrent et une lampe vole dans les airs, un fracas contre le mur, son frère va la tuer.
— Fais attention à toi, Mika.
— Toi aussi.
Ils se jettent dans les bras de l'autre.
C'est marrant, pense-t-elle. Depuis que la chaleur des autres peut venir se blottir contre la mienne, eux aussi oublient qu'il y a peu, tout cela était impossible. Les habitudes du corps reviennent.
Elle sent les larmes de son ami glisser au creux de son cou. Elle n'a pas envie de s'éloigner, parce que briser l'étreinte c'est prendre un risque, c'est peut-être ne plus le revoir, car le Destin aime bien jouer des tours.
— Cliché, murmure-t-elle.
— Carrément.
Il se détache de Mika à contrecœur en essuyant rapidement ses yeux. Il se tourne vers Yachi et l'enlace aussi. Cette dernière a un sursaut, ses mains viennent tapoter maladroitement le dos de Kuroo.
— Il faut que tu y ailles, le presse Mika, en se mordant la lèvre pour ne pas rire.
— Je crois que je suis comme Hinata : je n'ai pas très envie de partir.
— Pourtant il y a quelqu'un d'important là-bas.
Il la regarde une dernière fois.
— Les cartes, répond-elle à sa question muette. Un truc de fille cool qui peut voir l'avenir.
— Tu es irrécupérable.
Il se contente de lever un pouce dans leur direction avant de s'engouffrer dans la brèche. Le même phénomène déroutant que pour Hinata et Kageyama se répète. Kuroo dissimule un peu mieux la douleur. Yachi glisse sa main dans celle de Mika.
— On le reverra très vite, tente de l'apaiser la jeune femme.
— Je n'en suis pas si sûre. J'ai plutôt l'impression que nos routes seront plus sinueuses que prévu.
Soudain, une voix résonne. Mika comprend que les mots naissent de l'intérieur, ils se répercutent dans son crâne. Le son est si fort que les phrases sont sibyllines. Yachi s'effondre à terre, sonnée. Les mains sur ses oreilles, elle hurle.
Un bruit strident explose. Tous les nerfs de Mika sont à vif, comme si l'on pressait son crâne de toute part. Ses tympans percés encore et encore.
Dans cette cacophonie, Akaashi se tient debout, terrorisé. Il est plaqué contre un tronc. Ses lèvres s'agitent dans la direction de Mika, mais elle est incapable de comprendre. Elle s'avance péniblement, traîne son corps devenu pesant, s'étonne de cette force qui la cloue au sol, tangue, lourde, si lourde, chaque pas est une épreuve, elle ne voit plus où elle va. Les vibrations de la voix du garçon se font plus intenses, ça lui vrille les tempes. Elle s'entête.
Le bruit s'arrête net. Elle regarde autour et l'horreur se dresse devant elle : Iwaizumi et Yachi flottent quelques mètres au-dessus du sol, les yeux révulsés, le dos tordu, presque plié.
— Le- Le Fou…, balbutie Akaashi, il est là, il est venu pour moi, il va, il va se venger, je-
Il pointe l'endroit où Oikawa se trouve, indifférent face au réel. Il transpire, haletant. De ses lèvres pincées s'échappent toujours des gémissements de souffrance, ses doigts crispés sur le bois.
— De qui parles-tu, Akaashi ?
— Tu ne le vois pas ? Juste là !
Il désigne un vide à côté d'Oikawa. Mika plisse les yeux, encore étourdie.
— Il n'y a rien.
Akaashi l'ignore complètement et accourt vers le garçon. Au moment où ses pieds s'élancent, le corps d'Oikawa est secoué de spasmes. Du sang s'échappe de sa bouche. Alors qu'Akaashi s'approche, il est propulsé au sol, loin de son ami. Il se relève presque immédiatement, à peine perturbé. Il réitère, mais la même chose se produit.
Mika n'arrive plus à penser clairement. Il y a trop de bruits, trop de cris et de pleurs, elle regrette déjà la présence de Kuroo, sa lucidité s'échappe, lire les cartes ça ne sauve pas des vies, si seulement son frère était là, mais il était, il était-
— Vous êtes en train de le tuer ! Arrêtez ! Pitié ! supplie Akaashi.
La terre absorbe le sang qui continue de couler. Une rivière rouge, presque noire. Oikawa est si pâle que ses veines se dessinent clairement sur sa peau translucide. La frontière faiblit, la brume s'évapore et Mika aperçoit derrière le cercle protecteur des arbres.
Le corps d'Oikawa est secoué de soubresauts. Ses pieds décollent du sol, mais ses mains s'agrippent désespérément au tronc du marronnier dans un dernier souffle de vie. Akaashi s'agite en vain. Un os craque. Elle se retourne : le bras d'Iwaizumi est tordu dans un angle impossible.
C'est au moment où elle redresse la tête que Mika le voit. Au-dessus d'Oikawa se tient un homme, étendu dans le vide, un air tranquille sur le visage. Son baluchon pend mollement contre sa hanche.
Le Fou ne prend pas la peine de la regarder. Il fait tournoyer son poignet, l'index tendu vers le ciel en riant.
— Keiji, mon petit Keiji, commence-t-il en articulant lentement le prénom du garçon. Aurais-tu oublié ta promesse ?
Il plaque brutalement ses mains contre sa poitrine, dramatique.
— Que t'avais-je dit ?
Akaashi tente de se relever, mais d'un mouvement désinvolte, le Fou le fait tomber à genoux.
— Que t'avais-je dit ? répète-t-il.
Le jeune homme ne répond pas. Tremblant, il serre les poings.
— « Tu ne rentreras jamais à la maison ». C'était ça, le prix de ta liberté. Un éternel voyage. Mon aide pour t'échapper du Jardin contre l'errance.
— Nous l'avons sauvé ! s'exclame alors Mika.
Son regard amusé la dévisage enfin. Elle sent le poids de l'imprévisible peser. Le Fou éclate de rire.
— Vous seriez mort, sans moi, assène-t-il. Pourquoi crois-tu que cette prison était vide ?
Elle ne dit rien.
— Mika, il t'arrive d'être brillante, mais en ce moment même, tu es la plus belle des idiotes. J'ai tué tous ces gens. Hop-là ! Avalé par le néant ou par mon baluchon — certains sont encore coincés à l'intérieur !
Il tapote nonchalamment sur son sac de fortune. Son rire est glaçant. Mika peine à déglutir.
— Alors tu vois, Mika, tu n'es pas le centre du monde. Vous avez été parfaitement inutiles. Si Akaashi est sorti, c'est parce que nous avions passé un marché, lui et moi.
Il se tourne vers lui en tapant dans ses mains. Il commence à s'avancer vers le garçon, les yeux brûlants d'une folie douce.
Malgré la terreur, elle cherche une échappatoire. La flaque de sang sous Oikawa est devenue si grande qu'elle pourrait creuser la terre. Le temps presse. Elle farfouille dans sa mémoire, des mots de sa mère, elle tient la carte, le 0 est un ovale parfait, c'est cela qui l'a fasciné en premier, quelque chose d'étrange, une assonance dans les dessins, ce cou tordu et ce sourire difforme.
Sois indulgente si un jour tu rencontres le Fou. Il est instable, mouvant. Un changement perpétuel, le réceptacle de toutes les émotions du monde. Il observe et personne ne s'attarde. Ce n'est pas lui qui part, ce sont les gens qui le quittent. Les vagabonds sont des âmes malheureuses.
Les battements de son cœur s'apaisent. Elle glisse une main dans la poche de son manteau, attrape une carte — elle sait que c'est la bonne. Sa peau effleure le papier glacé ; les idées s'éclaircissent. Sans que le Fou le remarque, elle s'approche. Elle tend son bras et se saisit du tissu de la tunique qui flotte dans les airs.
Elle croit entendre Kiyoko hurler son prénom, mais le noir l'enveloppe trop vite.
Il y eut une fille. Des joues rondes, un corps où la peau débordait et un sourire tout cassé. Il aimait ce sourire. Les commissures de ses lèvres se dressaient vers la droite et des plis striaient ce visage distordu. Ce qu'il avait toujours apprécié, c'était l'asymétrie et le désordre. Il ne se souvenait plus de son prénom, seulement de son rire qui avait laissé un trou béant dans son cœur.
Il avait franchi la ligne. Il était rentré chez lui, mais les couleurs étaient trop criardes. Alors il était revenu. Toutefois, le temps s'effiloche, et le Fou ne ressent pas ce genre de choses. Il ne restait que des bâtiments vides. La jeune femme s'était volatilisée. Il l'avait cherchée, avait fini par errer dans les rues désertes, entre les maisons où trônaient encore des repas tièdes. Il fredonnait des chants, tournait en rond, le tour du monde, un voyage qui ne s'arrêterait jamais.
Il y eut de la lassitude. Il vagabonda — le ciel gris et les ombres mornes. Il détestait l'amour auquel les anciens s'accrochaient si fort. Il n'y avait là qu'un moment éphémère, porteur d'une fin douloureuse.
De l'autre côté, tout était différent. Les gens n'étaient que des courants d'air. Le Fou avait apprécié ça pendant un temps, puis s'était lassé. Ne demeurait que l'ennui.
— Seul, tu seras seul, Fou. Tu seras le guide des errants.
— L'éternité est décidément bien amère, avait-il murmuré en regardant la foule.
Une quiétude tournoie autour de Mika. Elle a quelque chose d'important à faire, mais ne s'en souvient plus. Elle se redresse en grimaçant, les membres endoloris. Sa main serre un bout de tissu déchiré. La pièce est raccommodée de toute part, cousue de morceaux d'étoffes aux nuances éclatantes.
Il n'y a pas un bruit. Pas de vent ou d'air frais. Rien ne s'étend au-dessus ou en dessous d'elle. Ses pieds sont posés en équilibre sur une pluie invisible. Elle n'entend que les échos de l'eau sous ses pas.
Un peu plus loin, une silhouette patiente. Le port maladroit, elle se tient de travers. Mika glisse le tissu dans sa poche.
— Désolée pour votre vêtement.
Il se retourne, le regard hagard.
— Comment as-tu…
Sa question meurt sur ses lèvres. Il la dévisage avec une telle intensité que Mika sent les ondes sur sa peau. D'un geste précautionneux, elle s'approche. Comme le Fou ne s'en va pas, elle saisit sa main et dépose le morceau déchiré de son vêtement dans le creux de sa paume. Délicatement, elle replie les doigts sur cette offrande de fortune.
— Ton frère te traiterait d'idiote pour ça.
La peine ricoche sur Mika. Elle arbore un sourire triste.
— Je n'ai plus peur, dit-elle simplement.
— Tu devrais pourtant. Tes amis vont mourir.
— Je connais son prénom, Fou.
Il a un mouvement de recul. Ses yeux s'écarquillent.
— Ma mère ne m'avait jamais dit qu'elle avait déjà franchi la frontière (elle marque une pause). Merci de lui avoir montré cet autre monde.
Le tissu prend feu — une mélancolie qui n'attendait que d'éclore.
— Tu te trompes, jeune fille.
— Vous savez bien que non. Elle parlait souvent de vous. Elle me disait d'être indulgente, de ne pas craindre une rencontre.
— Je n'ai pas besoin de ta pitié.
Le masque se fissure. Tout d'un coup, le visage de Mika se fend d'un sourire désordonné.
— Ce n'est pas de la pitié, c'est de la compassion, rétorque-t-elle.
Il dévisage Mika longuement. Elle brise le peu de distance qui les sépare pour lui offrir la seule chose qu'elle a. L'étreinte est brusque. Étonné, le Fou reste un instant statique.
— Il y en aurait qui serait mort pour moins que cela.
— Je sais.
Elle le serre plus fort. Le paysage se fend en des milliers de songes.
Mika se redresse brutalement. Ses cheveux sentent la terre. Yachi qui se tenait au-dessus d'elle quelques secondes auparavant s'écarte à peine. Le soulagement qui l'envahit est immense.
— J'ai cru que tu étais morte, souffle-t-elle.
Mika ne semble pas l'entendre. Son regard s'est posé sur Oikawa. Son corps gît sur le sol, immobile.
Yachi tend sa main pour…
Pour faire quoi ? Sentir sa peau contre tes doigts ? Tu penses vraiment que c'est le moment ?
Son cœur cogne trop fort dans sa poitrine.
Kiyoko ne gémit plus : elle hurle. Chaque cri est un râle glaçant qu'aucun d'eux ne peut ignorer. La femme maintient la frontière à elle seule, dernier lien qui s'apprête à se déchirer entre eux et le Nouveau Monde — ou une mort certaine. Yachi est désemparée : le spectacle n'a rien de grandiose.
L'espace d'un instant, on lui a volé son corps. L'esprit suspendu, le dos au bord de la cassure, elle a cru que c'était la fin. Elle n'était qu'un jouet pour les Arcanes. La terreur demeure et elle se demande si elle partira un jour.
— Je ne vais pas tenir ! gémit Kiyoko. Vous devez passer !
La voix de la fille résonne de l'intérieur. Ses ordres proviennent des pensées de Yachi. Cette dernière frissonne, tente en vain de dissiper la souffrance qui pulse dans chaque parcelle de son corps.
Cinq pas, et tout est fini. Tu recules de cinq pas. La fuite te tend les bras.
Des idées qui la hantent. Yachi lutte. Son attention se porte à nouveau sur Mika qui reprend petit à petit ses esprits. Elle s'agenouille à ses côtés.
— Que s'est-il passé ? demande-t-elle à son amie.
L'effleurer. Une première et dernière fois. Faire le premier pas pour ne pas en faire quatre en arrière.
— J'ai… J'ai écouté mon instinct, répond Mika, évasive.
Elle ne te voit pas. D'autres chats à fouetter, la fin du monde, tu connais ?
Yachi observe ses lèvres qui s'agitent sans comprendre le sens qui se crée. Ses gestes sont brusques et pourtant elle y décèle cette prévenance malhabile.
— Les filles ! les appelle Akaashi. C'est maintenant ou jamais !
Mika se lève. Elle saisit Yachi par la main et l'entraîne près de la frontière. Des mèches éparses tombent sur son visage. Elles courent. Cela ne dure qu'une seconde, mais Yachi contemple ce qu'elle a refusé de voir depuis le début chez la jeune femme : un goût pour l'aventure, l'ardeur du danger qui ne la fait pas plier, mais au contraire qui la pousse à vivre.
Mika ne remarque même pas que sa main se décroche de la sienne. Un poids s'écrase dans l'estomac de Yachi. Malgré ses blessures, le sang qui coule sur son front, les griffures et les hématomes, son amie n'arrêtera pas — une défaite amère aux creux des reins.
— Et Oikawa ? interroge tout de même Mika avant qu'Akaashi ne franchisse la brume.
Ses yeux s'embuent de larmes, mais elles restent coincées au bord du précipice.
— Il respire.
Mika hoche la tête. Yachi jette un regard à son ami inconscient. Du sang a taché ses vêtements. Elle se demande si ses jambes le porteront à nouveau un jour. Recroquevillé sur le sol, il ne bouge pas. Son cœur se serre : elle l'observe et la même question revient.
Est-ce que tout ça a un sens ?
Akaashi dépose un baiser sur le front de Yachi sans rien dire. Le contact est bref, mais il suffit. Le garçon se glisse dans la brèche qui déjà se referme. Le bois dévore le brouillard, le cristallise presque. Il ne regarde pas en arrière. Sa silhouette disparaît et la peur grandit.
— Tu es prête ? l'interroge Mika en tournant la tête dans sa direction.
Elle veut lui saisir la main, mais Yachi se dérobe. La jeune femme fronce les sourcils.
— Je suis désolée.
Yachi est incapable de la regarder. Un souvenir qui lui semble lointain, celle d'une silhouette grise, comme toutes les autres, mais il y a un rire et l'image change — tout s'éclaircit et pendant un court moment, le bonheur est tangible entre ses doigts.
— Tu es sûre ?
Elle ne proteste pas. Pas de ressentiment ou de colère. Elle relève la tête vers elle et c'est comme si Akaashi lui avait offert ses larmes. La poche de son manteau s'agite, elle joue avec son paquet de cartes. Mika s'agrippe à un espoir qui n'a jamais existé, un que Yachi a créé de toute pièce.
— Je suis désolée, répète-t-elle.
Mika sourit, résignée. Une brise venant de l'autre côté balaie son visage. La blancheur soudaine de la brume l'éclaire. Des ombres se dessinent sur ses joues.
— Tu as fait ton choix il y a déjà bien longtemps, pas vrai ?
— J'ai voulu te croire, mais je n'y arrive pas. Et puis, on a promis à Hinata et Kageyama de s'assurer que Kiyoko irait bien.
— Tu n'es pas douée en excuses.
— Je ne peux pas laisser Oikawa, ajoute-t-elle en l'ignorant.
La jeune femme ne répond rien. Elle attrape le visage de Yachi de ses deux mains, ses yeux constellés de larmes. Mika l'embrasse, mais lorsque Yachi essaiera de se souvenir, il ne restera qu'un goût amer sur sa langue.
— Mika ! Yachi ! Dépêchez-vous ! Je suis à bout de force !
Kiyoko tremble, la mâchoire serrée, les doigts crispés autour du tronc.
Elle se détache de Yachi. Sa main s'attarde sur son épaule.
— On se reverra, murmure-t-elle.
Le marronnier l'avale et à l'instant où elle disparaît, la frontière se referme dans un énorme fracas. Yachi recule de quelques pas face à la puissance du souffle. Kiyoko s'écroule, mais cela lui importe peu : elle n'arrive pas à réaliser.
Le cœur broyé — plus que ça. Son corps, cette chair nouvelle qu'elle saisit à peine l'étouffe. Ses émotions résonnent avec une telle violence qu'elle n'a plus mal, la douleur disparaît parce qu'elle ne peut plus encaisser. Ses os crient, ses larmes sont aussi brûlantes que les feux éternels. Elle ne comprend plus rien. Il y a un vide béant laissé par Mika. Les derniers éclats de sa silhouette se sont volatilisés. Elle n'a plus d'orange sur la peau.
Il n'y a aucune trace de la brèche. Le tronc du marronnier est intact, des écorces s'étirant jusque dans les hauteurs. Quelqu'un s'approche, mais elle n'a pas la force d'esquisser un geste.
Peut-être que si je m'entête, que j'y pense, ils reviendront. Tout ça n'est qu'un rêve, il suffit que je me pince très fort et puis il y aura mon lit, des draps chauds et Mika qui chantonnera une mélodie stupide en préparant du café. Il suffit que je-
— Ils sont partis, hein ?
Yachi se tourne vers lui. Son visage est de marbre, malgré les pleurs.
— C'est fini, Oikawa.
de la peau qui s'écoule comme une cascade. des copeaux de bois qui glissent sur les ondes et les hommes qui se noient sous les remous. des crêtes qui croulent des cendres qui pleurent. des petits bouts de trop puis pas assez et puis encore un peu mais finalement ça ne suffit plus. le ventre qui se plie et les os qui hurlent dans le vent. les bourrasques s'enroulent sur les doigts. plein de mots qui naissent et le reste meurt. des émeraudes orange fissurées et solitaires. les méandres des chemins esseulés pourtant les femmes ne cessent de danser. une mélodie lancinante les flammes des poumons. on insiste sur ce qui manque alors que ce qui vit n'est déjà plus. le temps brûle.
haha. Je vous ai déjà dit que j'adorais l'angst ?
à la semaine prochaine (courage) !
