Avertissements ! Violence ! Humiliation ! Sexisme institutionnalisé !
Regina Mills cessa brusquement de faire les cent pas en entendant une porte grincer. C'était, elle était bien placée pour le savoir, la porte de service des gardiens. Elle s'immobilisa, se tenant toute droite, son attaché-case bien serré dans sa main gantée de cuir. Son visage de madone, à la beauté intemporelle, prit une expression sévère et même hostile. Elle se préparait visiblement à un affrontement.
Il faisait froid, même si on avait déjà vu bien pire à Boston. Un vent aigre, batailleur, décochait de temps à autre des rafales qui s'engouffraient, telles d'improbables bacchantes, dans les ruelles étroites, rebondissant d'une façade à l'autre, et transperçant de lames glacées les malheureux passants.
Regina s'était vêtue aussi chaudement que possible mais elle avait néanmoins dû sacrifier au protocole de son cabinet, ainsi qu'à certains usages, qui s'étaient implantés dans les esprits, depuis une quarantaine d'années, aussi sûrement que les dictats du troisième reich. Âgée de trente ans, l'avocate avait donc toujours connu ces principes, et avait joué selon les règles, bien que celles-ci l'exaspérassent au plus haut point. Durant les quelques secondes où elle attendit qu'un des gardes la fasse entrer, la voix impitoyable de sa mère lui assénant « qu'une dame ne porte jamais de pantalon en société » revint la hanter.
Nul ne pouvait l'accuser d'arborer une jupe trop longue. C'est-à-dire que celle-ci s'arrêtait aux genoux, et qu'elle était moulante. Le froid justifiait, à son grand soulagement, qu'elle portât des collants de laine, et, par-dessus son chemisier et sa veste de tailleur, un manteau sorti d'une des boutiques les plus huppées de Boston. Des bottines élégantes mais solides et fourrées, complétaient sa tenue, qui était sombre. Mais cela ne se faisait pas, pour une jeune et jolie femme, de s'habiller tout en noir. Aussi avait-elle laissé leur place aux teintes gris foncé et anthracite.
Venant de la gauche, se plaisant à surgir derrière la grille tel un diable hors de sa boîte, apparut un garde. Son accoutrement tenait de celui des Marines. En outre, il portait un lourd holster, auquel pendait un étui contenant un encombrant pistolet mitrailleur. De l'autre côté, une matraque. Et, descendant le long de sa cuisse, fixée par des scratchs permettant de s'en emparer en une fraction de seconde, une cravache de cuir.
Avant de se saisir d'une des clefs qui ballotaient à sa ceinture, il brandit un antique walkie-talkie, tout en décochant à Regina un sourire terrifiant, qui dévoila des dents gâtées. La représentante du cabinet King & Mills réagit en durcissant plus encore l'expression de son visage parfait. « Bien entendu, il m'a envoyé ce scélérat de Booth » songea-t-elle. C'était le cas le plus clair du temps, mais il arrivait qu'elle soit escortée par Davis ou encore par Webb.
L'appareil grésilla et crachota dès que l'homme eut appuyé sur le bouton rouge. Une voix masculine, grave et râpeuse, se fit entendre. « Oui, Booth…Au rapport. » Le garde-chiourme parvint à donner à sa voix de fumeur une inflexion obséquieuse, sans quitter la jeune femme des yeux, et sans se départir un instant de son regard provocateur et méprisant. « Monsieur le Directeur, puis-je faire entrer Maître Mills ? » Deux secondes stratégiques s'écoulèrent avant que n'arrive la réponse, en forme de question. « Comment est-elle ? » Regina se mordit les lèvres. Ne pas laisser s'exprimer sa colère, son sentiment d'impuissance. Le gardien laissa son regard torve glisser le long de son corps. Malgré les nombreuses couches de tissu qui la protégeaient du froid, la belle brune eut la nette impression qu'une armée de limaces s'insinuaient sous ses vêtements et rampaient en bavant sur sa peau. « Très en beauté ! » répondit Booth. « Impeccablement coiffée. À mon avis, on a pris rendez-vous au salon ce matin, pour l'occasion. Et on voit ses jambes. » Il eut un écœurant petit ricanement. « Mais elle porte des collants noirs. » De l'autre côté du walkie-talkie, George King soupira avec agacement. « La température le permet…Vous approfondirez la fouille. Tout en respectant le protocole, bien sûr. Faites-la entrer. »
Le cerbère ouvrit enfin la porte, dans un sinistre cliquetis de métal. Il s'effaça légèrement pour laisser passer la magistrate. Trop légèrement pour qu'elle puisse éviter de le frôler et de sentir son odeur vineuse. Il émit un bruit de baiser mouillé à son oreille. Heureusement, elle était rompue à ce genre d'exercice et ne laissa strictement rien paraître.
Après la grille, il fallait traverser une vaste cour, toute en pierre et fer forgé. Le regard vif de Regina monta par réflexe, et pour la millième fois peut-être, elle lut les deux mots gravés sur le fronton, au-dessus de la porte principale. Bene castigat.
La cadette des filles Mills était, entre autres intérêts, passionnée d'histoire contemporaine, et connaissait dans les moindres détails les étapes qui avaient mené à la situation actuelle. La grande réforme avait fait de l'éducation son cheval de bataille, et s'était emparée du vieil adage latin « Qui bene amat bene castigat ». Tout un chacun, bien que le niveau moyen de culture ne cessât de baisser depuis des décennies, put se targuer de connaître le latin. La nouvelle grande réforme était allée plus loin, en arguant longuement, débats télévisés et articles de journaux à l'appui, que la première partie, « Qui aime bien », relevait de la sensiblerie pure et simple, laissait la porte ouverte au tant redouté laxisme, cause de tant de ravages à la fin du vingtième siècle et au début du vingt-et-unième. Le gouvernement n'avait pas charge d'amour. Et il n'était resté que le second hémistiche. « Il (ou elle) châtie bien ». Tout le monde était libre de décider du sujet de cette phrase sibylline. L'état ? L'institution judiciaire ? L'école ? L'autorité parentale ? De toute façon, le mot d'ordre s'appliquait désormais à chacune de ces entités.
Ses talons résonnaient sur les pavés polis, suivis par le roulement de tambour des bottes de Booth. Lorsqu'elle se mit à gravir les marches, les deux soldats, armés jusqu'aux dents, qui encadraient la porte monumentale, se mirent à siffler, à émettre des aboiements et des hurlements de loups. Elle tâcha de ne pas y prendre garde. Elle entendit derrière elle le crépitement du walkie-talkie, et la voix mâle de l'abject gardien. « Monsieur le Directeur…Oui, je suis juste derrière elle. Nous sommes en train de monter les escaliers…Je n'échangerais ma place pour rien au monde, j'ai une vue imprenable. » Ricanements viriles et complices. Même Georges King, à l'autre bout de l'émetteur, se permit un rire bref et extraordinairement dédaigneux. « Blague à part, Booth… » entendit Regina dans un grésillement de sons parasites. « Vous connaissez par cœur le règlement. Restez avec elle. Vous la surveillez. Au moindre faux pas, vous ferez un rapport défavorable. » Le vigile émit un nouveau ricanement moqueur. « Avec le plus grand plaisir, Monsieur le Directeur. » L'avocate serra les dents au point de se faire mal aux mâchoires. Elle aussi connaissait le protocole. L'heure qui allait suivre serait épouvantable. Elle se fit violence pour rester professionnelle, se rappelant que, si pénible que ce soit pour elle, cela resterait une plaisanterie à côté de ce qui attendait sa cliente.
Lorsqu'elle arriva devant l'énorme double porte, elle vit les deux soldats chargés de la surveillance s'échanger un clin d'œil. Elle savait ce qui allait suivre. « Sentinelles, ouvrez ! » aboya Booth, toujours posté derrière elle. Les deux troufions, dans une synchronie parfaite, changèrent leurs fusils d'épaule, se saisirent chacun d'une poignée, et ouvrirent le portail en grand.
Avant de franchir le sinistre seuil, Regina prit une inspiration profonde, comme le lui avait recommandé son professeur de yoga. Au moment précis où elle passa sous la funeste inscription, « Bene castigat », elle sentit une double claque retentissante, sur chacune de ses fesses. Elle parvint à ne rien exprimer, pas le moindre frémissement. Son manteau l'avait protégée. Aucune douleur. Mais l'humiliation était un supplice en soi.
Elle continua son chemin, pénétrant dans la prison, baptisée « Centre d'éducation et de correction ». Elle entendit un claquement sonore, derrière elle. Les deux bidasses venaient d'échanger un « high five ». En passant lui aussi sous le portail, Booth les encouragea de son ricanement d'hyène. L'un des deux hommes, sans qu'elle puisse identifier lequel, s'écria : « Amuse-toi bien pendant la fouille corporelle, mec ! Tu nous raconteras. » « Niveau 1 seulement, les gars…Je travaille à obtenir le niveau 2. » répondit le gardien assermenté. Regina se demanda pour la centième fois en quoi pouvait bien consister ce serment. À jurer d'être le plus pervers possible ?
La porte claqua sans qu'elle se retourne. Elle se retrouva dans un immense hall, enjolivé de colonnades. Connaissant le chemin, la juriste se dirigea vers ce qui était pompeusement nommé « vestiaires ». Il s'agissait, en fait, d'une simple rangée de crochets, fixés sur un mur nu, évoquant les porte-manteaux d'école. Un soldat, lui aussi armé jusqu'aux dents, surveillait d'un air concerné deux vestons, autant d'écharpes et de chapeaux.
Sans attendre les instructions, Regina déposa son attaché-case, se débarrassa d'abord de ses gants et les tendit à son chien de garde, qui les examina distraitement, puis les lui rendit. Résignée, elle se tourna vers la rangée de patères, les y suspendit, puis, sans se donner la peine de faire volte-face, se débarrassa de son manteau. Le soldat, qui n'avait jusque-là rien laissé paraître, lui asséna une claque assez timide sur la croupe, dès qu'apparut sa jupe crayon. Il venait sans doute d'être embauché. Booth ne perdit pas une si belle occasion de dégrossir la bleusaille et, montrant l'exemple, la frappa cette fois avec force, en commentant : « Comme ça, soldat ! Montrez que vous êtes un homme ! »
La jeune femme se retourna, livide de rage. La taloche avait été cuisante. Elle observa tour à tour le troufion, qui semblait assez mal à l'aise, et le garde expérimenté. Ce dernier la toisait d'un air crâneur, la mettant visiblement au défi de porter plainte.
Mais Regina connaissait trop bien la loi, la jurisprudence. L'une des idées fixes de la grande réforme avait été les « soi-disant droits » (cette expression avait immédiatement fait recette au sein de la population) qu'avaient acquis les femmes au début du millénaire. D'innombrables historiens, sur d'innombrables plateaux-télé, étaient longuement revenus sur les mouvements tels que « Me too », « Chiennes de garde » et autres « Femen », ainsi que sur la remise en question du patriarcat. « Une main aux fesses, c'est un hommage », « Si on ne peut même plus faire de compliments à une femme… », « Ça a toujours été comme ça. Elles en jouent. » et autres leitmotivs, s'étaient répandus dans la rue, sur internet, à la télévision, dans la presse, comme une traînée de poudre. On avait parlé d'« épuration des mœurs », de « retour à la normale ». Le « droit d'importuner » avait très vite été acté légalement. Le geste de mettre la main aux fesses d'une femme était progressivement entré dans les habitudes masculines, presque comme l'antique baise main. L'appareil juridique, cependant, avait pieusement conservé la possibilité de porter plainte, d'entamer une procédure qui ne pouvait aboutir qu'à l'humiliation publique de la plaignante…Car le gouvernement craignait plus que tout les accusations comportant les mots « liberticide », « dictature », et surtout le redouté « fasciste ».
L'avocate prit une profonde inspiration, se mordit la lèvre inférieure, presque jusqu'au sang, s'enfonça les ongles dans les paumes, se redressa de toute sa modeste hauteur, et au lieu de gifler le maroufle, comme elle en avait tant envie, ôta sa veste de tailleur. Après l'avoir également suspendue, elle leva les deux bras à l'horizontale, formant avec son buste sculpté une ligne perpendiculaire. Le soldat se détendit d'un coup. Booth ricana une fois de plus et s'avança vers la juriste. Les yeux plongés dans les noires pupilles, un rictus cruel exhibant ses dents gâtées, il commença par ôter ses gants, les fourrant dans la poche de son pantalon.
Regina s'efforçait, à grand peine, de maîtriser le tremblement de son corps. Son regard glissa vers le bidasse, qui, son arme toujours à l'épaule, n'en perdait pas une miette.
Le gardien commença par lui fouiller les cheveux, enfonçant ses doigts graisseux dans les mèches épaisses et brillantes, la décoiffant intentionnellement. Ils savaient tous deux que la fouille s'étendrait exactement aussi loin que le permettait son niveau 1. Cela faisait trois ans que l'avocate avait été nommée « responsable du suivi des peines pour mineurs », trois ans qu'ils jouaient à ce jeu cruel et compliqué, trois ans que le cerbère guettait le moindre faux pas de la part de la magistrate, qu'il ne perdait pas une occasion de rédiger un rapport.
Ayant constaté que sa bête noire ne dissimulait dans sa chevelure aucune seringue, aucune lime, aucune cigarette ou parcelle de nourriture, Booth descendit sur ses épaules, lui tâta les clavicules, puis les bras, qu'elle tenait toujours en croix. Il regrettait profondément de ne pouvoir lui ordonner d'ôter le moindre vêtement. Comme il aurait aimé la contraindre à franchir la petite porte située derrière le soldat, à pénétrer dans la minuscule pièce adjacente, un peu mieux chauffée, afin de permettre les fouilles corporelles en hiver ! Pour cela, il lui faudrait obtenir un niveau 2 de sécurité. Il y avait bien longtemps que la règle selon laquelle les individus fouillés devaient l'être par une personne de même sexe était passée à la trappe. Ce type de revendication avait été estampillée en tant qu'« exigence puérile » par les médias et l'administration. « Elles ne peuvent pas demander en même temps la fluidité des genres, l'affranchissement de l'usage des pronoms, et l'étanchéité quand il s'agit de sécurité et de justice », avait martelé un chroniqueur, dans une émission à succès.
De toute façon, il était devenu rarissime de trouver une femme pour travailler dans l'univers carcéral, et cela était également vrai au sein de l'unique « Institut d'Éducation et de Correction » de Boston, destiné par définition aux mineurs. Les métiers, les fonctions, bien que là encore le gouvernement eût soigneusement évité d'en interdire l'accès selon le sexe, étaient redevenus presque aussi genrés qu'au début du vingtième siècle. Seul le statut d'avocat, ayant subi d'importantes modifications avec le bouleversement du système judiciaire, d'essentiellement masculin, avait glissé vers un partage pratiquement équitable. Dans le cabinet King & Mills, prestaient à temps plein quatre femmes et cinq hommes. Seuls deux d'entre eux plaidaient de temps à autre au tribunal. Les autres, dont Regina, s'occupaient de suivre les condamnés confiés au bureau le plus prestigieux de Boston, dont une bonne moitié étaient mineurs. La fonction consistant à assister les détenus, durant toute la durée de leur peine, soit de plus en plus souvent à vie, constituait maintenant le plus clair de la carrière. C'était, notamment concernant les enfants (c'est-à-dire les individus âgés de moins de vingt-trois ans), une concession arrachée de haute lutte par l'opposition.
Booth avait fini de tâter les épaules et les bras de Maître Mills. Il s'était même offert le luxe de lui passer longuement les mains sous les aisselles, la pinçant cruellement, trouvant du plaisir à la voir frémir et grimacer. Encore une plainte pour abus de pouvoir qui n'allait pas être déposée. Mais le pire restait à venir. L'avocate sentit son cœur s'accélérer en voyant le regard lubrique du gardien se poser sur sa poitrine. Elle se força à respirer longuement et profondément. Ce serait bientôt fini.
Les mains du garde-chiourme descendirent sur le torse de la jeune femme. Il prit tout son temps, posant directement chacune de ses paumes sur un sein rond. Regina possédait une gorge exceptionnelle, de Vénus antique, des mamelles lourdes et pleines, au galbe parfait. En ce moment précis, elle considérait cet attribut comme une malédiction. Elle s'enfonça les dents dans la lèvre inférieure, ferma les yeux pour ne pas voir le rictus sadique de l'homme dont la fonction lui donnait le droit de la déshonorer. Frustré, sans doute, de ne pas avoir le loisir de lire son humiliation dans son regard, Booth pressa ses seins dans ses mains, avec une paillardise empreinte d'espièglerie. Malgré son chemisier et son soutien-gorge, qu'elle avait choisi avec armature précisément en prévision de la fouille, la jeune femme sentait le contact abject des grosses mains suantes. Elle eut la sensation de recevoir une légère décharge électrique, lorsque l'homme joua des pouces, cherchant ses tétons. Devant le manque de réaction de sa victime, le vigile soupira, se décida enfin à descendre plus bas, tâta minutieusement le ventre. Après quoi il s'accroupit.
Son visage se trouvait à présent au niveau du nombril de la magistrate. Cette dernière réfréna une nausée lorsqu'il posa sans prévenir sa grosse main juste devant son pubis, et appuya, enfonçant ses doigts huileux dans le creux situé dans l'apex des cuisses. Bien que le niveau 1 lui interdît de fouiller sous la jupe, vérifier si la visiteuse ne dissimulait aucun objet sous ses vêtements était légitime. Il était maintenant temps de procéder à la fouille du bas du corps. Booth fit glisser la fermeture éclair de la bottine droite, puis celle de la bottine gauche. Rompue à la routine, Regina s'accrocha à l'un des porte-manteaux, levant un pied puis l'autre, permettant au gardien de la déchausser. Elle se retrouva en collants, sur le carrelage glacé. Le cerbère jeta un coup d'œil distrait dans chacune de ses chaussures. Ensuite, les déposant au sol, il prit dans ses grosses pattes les chevilles fines, couvertes de laine, et remonta vers le haut.
Fouiller Maître Mills était bien entendu l'un des plus grands plaisirs de Booth. Si on lui avait demandé son avis, et bien qu'il fût de bon ton de la considérer comme la reine des emmerdeuses, il aurait souhaité qu'elle vînt tous les jours à l'institut. En profiter pour lui tripoter les seins et les fesses était bien entendu ce qu'il y avait de meilleur, mais elle possédait également une sacrée paire de jambes. Aussi prit-il tout son temps avant d'atteindre les genoux. Il ne s'attendait pas à trouver quoi que ce soit. La belle brune était bien trop maligne pour commettre la bêtise d'essayer de convoyer quelque chose d'illicite. L'embêtant, avec la fouille des jambes, c'était qu'il fallait s'arrêter avant de passer sous la jupe…Le pantalon de tailleur qu'elle avait enfilé la semaine précédente avait au moins eu l'avantage de lui permettre de tâter directement au niveau du pubis, tout en la fixant jusqu'au fond des yeux. Il avait néanmoins, avec la bénédiction de son chef, rédigé un rapport pour « tenue inappropriée ». La seule conséquence en avait été un sermon, administré à la jeune femme par Eugène King, chef de son cabinet, cousin du directeur de la prison et associé de feu Henri Mills.
Les mains rustres jouèrent quelques instants avec le bord de la jupe, comme pour laisser planer le doute. Si ce maroufle commettait l'erreur de la soulever, ne serait-ce que d'un centimètre, ce serait lui qui écoperait d'un rapport. Les deux ennemis en étaient bien conscients. Aussi Booth se contenta-t-il finalement de croiser les bras et d'ordonner : « Demi-tour ! » Sous les yeux exorbités du soldat, qui en semblait sur le point de laisser tomber son M16, Regina fit volte-face, croisa les doigts derrière sa nuque. Booth se redressa, lui tâta distraitement les omoplates et le dos. Elle frissonna de dégoût anticipé. Enfin, il lui empoigna les fesses en ricanant.
C'était le plat de résistance, la cerise sur le gâteau. Chercher la présence d'un objet interdit, à travers les robes ou les jupes, faisait partie de la routine. Sauf que, dans ce cas précis, la routine était affublée de la plus incroyable paire de miches qui ait jamais charmé les yeux (et les mains) du gardien. Il savait exactement combien de temps il pouvait lui tripoter le cul, sans que la procédure ne puisse être considérée comme abusive, était parfaitement conscient de la présence, au-dessus de la porte de la chambre de fouille, d'une caméra. Ses moindres gestes étaient filmés. Il caressa la croupe fastueuse, de haut en bas, de bas en haut, de droite à gauche, et retour, évaluant la largeur des hanches, cherchant des pouces le pli inter-fessier, enfonçant ses doigts épais dans le sillon qui séparait les muscles glutéaux des jarrets. Regina attendait, impassible, qu'il eût terminé. Son visage de pythie reflétait une parfaite équanimité, alors même qu'elle se sentait au bord de l'évanouissement. Comme cela lui arrivait à chaque fouille, elle joua un instant avec l'idée de démissionner sur le champ.
Sans cesser de lui palper l'arrière-train, Booth s'approcha d'elle, au point que son visage de satyre alcoolisé vint se placer juste au-dessus de son épaule. Il aurait adoré lui déposer un petit baiser sur la joue. Mais voilà qui aurait été une violation évidente du protocole. Aussi se contenta-t-il d'émettre à nouveau un bruit de baiser mouillé, en scrutant avec avidité les traits idéaux de son visage, qui se crispaient sous l'effort. Celui de ne rien laisser paraître. Enfin, le garde-chiourme lâcha à regret le fessier de la pénaliste, non sans lui avoir flanqué une ultime calotte. Il s'éloigna d'un pas, la regarda rajuster sa tenue et sa coiffure, récupérer sa veste de tailleur et l'enfiler, se tourner vers lui, le rouge aux joues. Elle articula de sa voix grave : « Merci, Officier. » Il eut un sourire sans joie. Le sang-froid de la juriste l'agaçait, et son pénis, dans son caleçon sale, lui faisait l'effet d'une pierre brûlante. Il lui faudrait maintenant attendre le soir pour avoir l'opportunité de se masturber…Mais il restait l'exécution de la gamine. C'était amusant aussi.
Il se saisit de son walkie-talkie, appuya sur le bouton d'appel, regarda d'un air morne la jeune femme, tandis qu'elle se rechaussait, puis récupérait son attaché-case. Le contenu de ce dernier avait bien évidemment été examiné à l'entrée, avant même que Booth ne soit averti de l'arrivée de la magistrate. « Fouille terminée, Monsieur le Directeur ! » annonça-t-il sans lâcher sa proie des yeux. La voix de George King se fit entendre, noyée de parasites. « Comment cela s'est-il passé, Booth ? A-t-on été coopérative ? » Visiblement à contrecœur, le garde dut admettre que Regina n'avait opposé aucune résistance. « Vous avez vérifié l'entrejambe ? » demanda la voix dure, à l'autre bout du fil. « Plutôt deux fois qu'une, Monsieur ! » répondit-il avec un rire gras auquel se joignit timidement le soldat. « Et ? » s'enquit le chef de la prison. « R.A.S. » rétorqua l'homme. Un long soupir entrecoupé de crépitements se fit entendre. « Faites-la entrer ! » ordonna la voix. Booth jeta un œil à sa montre bon marché. « Il est déjà 19h45, Monsieur le Directeur ! » fit-il remarquer. « Peu importe ! » lui répondit son supérieur. « La condamnée a droit à la présence de son avocate, durant trente minutes, ni plus ni moins, avant l'exécution. Et trente minutes après. Vous noterez scrupuleusement l'heure, à la seconde près. N'ayez crainte, vos prestations supplémentaires vous seront payées. » « Bien, Monsieur le Directeur. » répondit le gardien. « Marchez devant, Maître Mills ! » ordonna-t-il à la jeune femme, tout en fixant son walkie-talkie à sa ceinture.
Regina, en traversant l'immense hall, dut supporter l'odieuse présence, dans son dos. Elle s'arrêta face à une petite fenêtre derrière laquelle s'ennuyait un autre soldat, lui aussi en uniforme. S'adressant au gardien sans même se donner la peine de tourner la tête, elle posa son attaché-case sur la tablette prévue à cet effet, l'ouvrit, puis articula posément : « J'ai un colis à récupérer. » Booth renifla avec agacement, tandis que l'avocate extirpait de son cartable un document, ainsi que sa carte professionnelle. Le troufion s'empara du papier, y jeta un coup d'œil, lui tendit un paquet, emballé dans du tissu. La magistrate s'en empara sans remercier, rangea l'objet dans son porte-document, puis se tourna vers la porte blindée. Booth tapota un code, qu'il ne chercha même pas à dissimuler. Celui-ci changeait tous les jours. Après quoi seulement il réenfila ses gants. La porte s'ouvrit avec un bruit de mâchoires. Il fit un signe de tête à la pénaliste, qui comprit qu'elle se prendrait encore une main aux fesses en pénétrant dans le couloir, ce qui ne manqua pas d'arriver. La sentinelle, armée, comme son ennemi juré, d'un pistolet, d'une matraque et d'une cravache, siffla en la voyant passer. Elle ne lui accorda pas un regard.
Sa cliente était « logée », selon le pudique vocabulaire de l'administration, dans l'aile N, corridor 5. L'un des éléments de la « Nouvelle Grande Réforme » avait été de gommer, concernant la justice des mineurs, les séparations entre les sexes. Les individus, jusqu'à l'âge de la majorité, devaient être considérés comme asexués. Les cellules minuscules qui flanquaient, sur la gauche, l'interminable boyau sans fenêtre, étaient donc occupées par une majorité de garçons. C'était un fait sociétal bien connu. La délinquance juvénile était plutôt l'apanage de l'enfance masculine. Mais cela impliquait, sans que cela soit un sujet de discussion, des tourments supplémentaires pour les filles qui se laissaient happer par le système. En repérant, un mois plus tôt, parmi la liste des nouveaux détenus, le nom d'Emma Swan, ainsi que les détails de sa peine, Regina avait bondit, s'était immédiatement portée volontaire.
La cellule de la jeune fille se trouvait tout au bout du couloir. La magistrate dut donc passer devant une vingtaine de geôles. Des bruits bien connus, caractéristiques, assaillirent ses oreilles. Des sanglots, des gémissements, des ricanements, des cris même. Un chapelet d'odeurs nauséabondes. Urine, nourriture en décomposition, sueur aigre et maladive…et même les remugles métalliques du sang. À ses côtés, fier comme un pape, marchait Booth. Deux fois, il la gratifia d'une claque sonore, sur la croupe. Le bruit attirait bon nombre de détenus, qui venaient la lorgner à travers les barreaux de leurs culs-de-basse-fosse. Un jeune homme hirsute, au sourire édenté de vieillard, tendit même la main, cherchant à la toucher. Sachant pertinemment que le garde n'esquisserait pas un geste pour la défendre, elle fit un écart, évitant de peu le contact. Déçu, le garçon fit claquer sa langue, lui adressa des bruits obscènes, ainsi qu'un « Mmmmmmm…Maître Mills…Vous vous souvenez de moi ? » Un ancien client, sans doute.
En arrivant devant la dernière cellule, à gauche, Booth s'arrêta, brandit un trousseau de clef, qu'il enfonça dans une serrure, et fit tourner avec bruit. « Swan ! Ton avocate est là ! Tu as une demi-heure avant ta fessée, vilaine fille ! » D'où elle était, Regina ne pouvait apercevoir la prisonnière, mais elle entendit les sanglots qui répondirent aux menaces du gardien. Celui-ci réagit par un ricanement sarcastique. « C'est moi qui manie la verge, ce soir, chérie ! » ajouta-t-il. Après quoi, il s'effaça, juste assez pour laisser l'avocate pénétrer dans la cellule. Bouleversée, elle commit l'erreur de s'immobiliser une seconde, dans l'encadrement de la porte…et reçut sur la fesse droite une claque retentissante, qui la fit sursauter. Sans gratifier son ennemi du moindre coup-d'oeil, elle entra dans le cachot. La porte se referma derrière elle.
Ses yeux mirent quelque temps à s'habituer à l'éclairage. Loin d'être sombre, la geôle était illuminée par des néons, à la lumière crue et brutale. La pièce mesurait à peine deux mètres carrés. Une mince paillasse reposait au sol, enveloppée d'une sorte de drap de plastique orange, inamovible. Pas de couverture, ni d'oreiller. Dans un coin, des latrines crasseuses semblaient avoir poussé directement sur le sol. Presque au-dessus, de sorte que, pour s'asseoir sur les cabinets, il fallait se courber, sous peine de s'y cogner la tête, un lavabo sale faisait entendre son goutte-à-goutte souffreteux. Les murs arboraient un blanc cassé, jaunâtre. D'énormes taches d'humidité fleurissaient au plafond. Une écuelle était posée à même le sol, contenant une mixture douteuse. Agenouillée sur la paillasse, recroquevillée dans un coin comme si elle tâchait d'y disparaître, se trouvait une jeune fille.
Regina n'apercevait de sa cliente que son dos frêle, perdu dans l'uniforme vert des enfants-détenus (celui-ci permettait de les distinguer des adultes, qui arboraient toujours la fameuse tenue orange), ainsi que l'étonnante masse de ses cheveux blonds comme les blés, irrémédiablement emmêlés. Ses épaules maigres étaient secouées de sanglots. Pourtant, elle émettait à peine quelques hoquets. L'avocate comprit qu'elle s'efforçait de faire le moins de bruit possible.
La belle brune sentait de manière aigüe à quel point elle détonnait, en ces lieux. Son élégance, sa tenue coûteuse, ses cheveux fraîchement permanentés, son parfum subtil et onéreux, tout cela aurait pu passer pour autant d'insultes à l'égard de la malheureuse créature qu'elle était venue assister. Elle s'approcha de quelques pas, déposa son attaché-case contre le mur crasseux, en veillant soigneusement à ne faire aucun geste brusque, puis se pencha légèrement, en direction de la prisonnière, et murmura : « Bonjour, Emma. » La jeune fille s'arrêta momentanément de sangloter. Une voix rocailleuse, à la fois gutturale et enfantine, fit entendre un « Bonjour Maître Mills ». Mais comme la condamnée balbutiait d'une manière pathétique, cela donna plutôt : « B…b…onj…our, M…aî…aître…M…Mills… »
Puis, sans quitter sa position agenouillée et recroquevillée, elle tourna la tête. Regina tressaillit en la voyant. Elle lui semblait, à chaque fois, dans un état de plus en plus inquiétant. Son fin visage angélique était pourtant ravissant. Mais d'épouvantables cernes soulignaient ses yeux verts, qui, à force de larmes, étaient striés d'éclairs rouges. Les pleurs incessants avaient tracé, sur ses joues pâles et maigres, des sillons qui ressemblaient à des griffures. Ses cheveux, d'une extraordinaire couleur dorée, avaient perdu de leur épaisseur. Ils étaient sales et monstrueusement emmêlés. Les pensionnaires des lieux n'avaient droit qu'à une douche par semaine. Celle d'Emma avait lieu le dimanche, et on était au vendredi. Une odeur rance, de sueur terrifiée, s'échappait du jeune corps torturé. Cela aurait pu être pire. Lors des deux premières exécutions, la délinquante avait uriné sur elle, de terreur et de souffrance. Et elle avait dû attendre la fin de la semaine, pour avoir le privilège de changer d'uniforme. Des mesures de plus en plus répressives, sous prétexte d'économie, ne cessaient d'être votées. C'est ainsi qu'Emma portait aux pieds d'horribles sabots de plastique, bien trop grands pour elle. L'administration, toujours par économie, ne fournissait aux détenus que la taille 44. La petite s'en sortait relativement bien, à ce niveau-là. De nature robuste, de haute taille et même athlétique, elle avait de grands pieds, et parvenait, en boitillant, à garder ses sabots. Bien entendu, l'état ne fournissait pas de chaussettes, et des blessures finissaient par se former, aux chevilles et sur la plante des pieds. Regina avait le souvenir d'un client de seize ans, condamné à un an de détention, qui chaussait du 46. Le malheureux avait dû renoncer et marcher continuellement pieds nus. À la fin de sa peine, ses pieds étaient dans un état indescriptible.
Derrière Regina, la voix odieuse de Booth se fit entendre. « C'est du cinéma, Maître ! Elle n'est pas la seule à avoir mal au cul, dans cette prison ! Vous croyez qu'elle ne sait pas, qu'elle l'a mérité ? Elle cherche à vous apitoyer ! » L'avocate tourna brièvement la tête, sans répondre. Comme à son habitude, le gardien ne s'était pas éloigné. Les mains serrées sur deux barreaux, entre lesquels il semblait vouloir glisser sa tête, il ne perdait rien de l'entrevue. Le malheur était que la belle brune ne pouvait l'en empêcher. La notion de confidentialité, a fortiori concernant les mineurs, s'était perdue depuis longtemps.
Aussi se tourna-t-elle à nouveau vers sa cliente. Celle-ci s'était crispée plus encore. Elle regardait en direction des barreaux de sa cage avec une expression de terreur pure, ses grands yeux écarquillés, la lèvre inférieure tremblotante. La pâleur maladive du joli visage contrastait avec les taches rouges qui le maculaient.
Regina, sans réfléchir, s'agenouilla au bord de la paillasse, au risque de filer ses collants et de salir sa jupe, puis posa une main sur la joue de la jeune fille. Celle-ci tressaillit violemment et eut un mouvement de recul. La magistrate se demanda, pensée fugitive, depuis combien de temps elle n'avait plus connu le moindre contact amical. Consciente de la rugosité naturelle de sa voix, elle l'adoucit autant que faire se pouvait. « Emma… » commença-t-elle. Le regard d'émeraude se détacha du garde-chiourme et se posa sur elle. C'était l'effet recherché. « Emma…Ne faites pas attention à lui. Concentrez-vous sur moi. » La brune se força à sourire. Comme dans un rêve, elle vit le beau visage d'ange martyrisé esquisser une grimace. La condamnée cherchait à lui rendre la pareille.
Mais presque aussitôt, le fin faciès blême se chiffonna. De nouvelles larmes jaillirent sur les joues creusées. « Il faut que j'introduise une demande de soin. » songea l'avocate. « Des gouttes pour les yeux. À force de pleurer, sa vision va finir par se détériorer encore plus. » Il faudrait faire preuve de diplomatie. Le dossier d'Emma indiquait une myopie assez importante. La loi obligeait l'administration pénitentiaire à lui fournir les lunettes, ébréchées et réparées à l'aide de scotch, avec lesquelles elle était arrivée, en cas de nécessité. Il va sans dire que, à moins que la malheureuse n'ait besoin de lire des documents, elle n'avait jamais accès à ses lunettes. Elle devait vivre dans un monde flou. Regina, continuant de réfléchir tout bas, secoua la tête. Hélas, les yeux de la petite ne faisaient pas partie des priorités. Il lui fallait doser soigneusement ses revendications, déjà nombreuses et intempestives.
La voix brisée de sa cliente la tira de ses réflexions. « J'peux pas y aller, Maître… » L'avocate soupira. Convaincre les soi-disant enfants dont elle devait assurer la défense de se lever et de marcher pour subir des tortures faisait partie intégrante du métier. Elle gratifia la jeune femme d'une caresse tendre, sur la joue, lui passa même la main dans les cheveux. Emma, à sa grande surprise, ne recula pas cette fois. Au contraire, elle pencha la tête, de façon à s'appuyer sur la main douce, comme un chat qui approuve une gentillesse. « Emma… » commença Regina. Elle repensa à ses cours de psychologie. Ne pas minimiser ses souffrances. Ne pas suggérer qu'elle manque de courage. Ne pas se flatter de savoir ce qu'elle endure. « Je suis vraiment…vraiment désolée…Je ne vais pas prétendre pouvoir me mettre à votre place. Mais…nous n'avons pas le choix. » La ténor du barreau referma la bouche, se morigéna mentalement. « Je veux dire vous…vous n'avez malheureusement pas le choix. Si vous ne vous levez pas pour y aller, ils seront en droit de vous y traîner de force. Et en plus vous risquez des…des pénalités. »
La détenue se contracta plus encore. Elle leva la tête avec défi. Sa voix chétive monta de plusieurs tons. En un sens, il était réconfortant de la voir se rebiffer. Cela signifiait qu'elle n'avait pas encore perdu toute étincelle de vie. « Eh bien, ils n'ont qu'à me flanquer les mille quatre cent cinquante coups restants aujourd'hui ! » L'avocate resta, quelques instants, stupéfaite. Elle fit rapidement le calcul, s'aperçut qu'il était exact. Emma Swan avait été condamnée à recevoir « la fessée », comme cela était spécifié légalement. Il s'agissait du châtiment réservé aux enfants, soit aux personnes de moins de vingt-trois ans. Ayant affaire à une voleuse récidiviste, depuis l'âge de dix ans, la cour avait considéré l'ultime larcin comme la preuve irréfutable qu'elle était incorrigible, et lui avait infligé la peine maximale existante, compte-tenu de son âge. Malheureusement pour elle, la possibilité de condamner toute personne âgée de dix-huit à vingt-trois ans à un maximum de deux mille coups de verges venait d'être votée, et elle avait été choisie pour servir d'exemple. Les dispositions légales imposaient de ne pas administrer plus de cinquante coups par jour, pas plus de trois fessées par semaine. Aussi, la police l'ayant surprise, une fois de plus en situation de vagabondage, à voler des boîtes de thon dans une épicerie un mois plus tôt, devait-elle écoper d'une fessée, c'est-à-dire de cinquante coups de verges, le lundi, le mercredi et le vendredi.
Devant l'énormité de la requête, Regina resta muette près d'une minute. Retrouvant ses esprits, elle répondit en balbutiant. « Mais…Emma…Vous savez bien que c'est impossible, voyons… » La jeune fille baissa la tête, marmonna : « Vous voulez dire que ça me tuerait… ? » Après quoi, elle replongea ses beaux yeux injectés de sang dans ceux de son interlocutrice, qui y lut clairement que la mort lui semblait une solution acceptable.
La voix de Booth, derrière elle, la fit sursauter encore. « Tic toc, Maître… » Elle jeta un œil à sa montre. Il leur restait un peu plus de vingt minutes, avant le supplice. Le temps pressait. L'avocate se saisit de son attaché-case, l'ouvrit d'une main professionnelle. La voix de la jeune voleuse parvint une fois de plus à ses oreilles lorsque sa cliente marmonna : « Je voudrais mourir avant mon anniversaire. » Regina en interrompit ses gestes, se racla la gorge. Ne pas la reprendre. Valider ses sentiments. Argumenter mais surtout…surtout…ne pas lui donner de faux espoirs. « Je vous comprends, Emma…Je ne prétendrai pas savoir ce que vous vivez mais je…comprends. » Elle appuya fortement ce dernier verbe. « Je dois vous demander de…de tenir le coup. Je vous fais le serment que je travaille… » Elle baissa la voix autant que possible, se penchant vers la détenue, de façon à lui parler pratiquement à l'oreille. Elle en avait parfaitement le droit, comme Booth avait le droit de rester là, du moment qu'il ne se trouvait pas dans la même pièce. Les barreaux qui le séparaient de la condamnée et de son avocate légitimaient sa présence. « Je travaille à…améliorer votre situation. »
La reprise de justice releva la tête, la dévisagea d'un air égaré, puis cligna plusieurs fois des yeux et répondit très bas. « Améliorer… ? Vous…allez obtenir qu'ils augmentent le nombre de coups par semaine ? » Regina fit un signe de dénégation. C'était impossible et en aucun cas souhaitable. Pour comprendre les motivations de la jeune femme, il fallait à la fois maîtriser la législation et connaître les détails de sa peine. En effet, le vingt-deux octobre, jour de la naissance d'Emma Swan, tombait le mercredi suivant. Elle allait avoir vingt-trois ans. Dès le lendemain, conformément à la loi, elle serait transférée dans une prison pour adulte. Et sa peine serait automatiquement commuée. Elle aurait reçu alors un total de sept cent cinquante coups. Les mille deux cent cinquante à recevoir seraient administrés selon les modalités des châtiments corporels réservés aux adultes, relativement rares, sauf dans un cas comme celui-ci. La peine de mort prévalait.
Cela se passerait en place publique. Elle serait suspendue par les poignets, à l'un des échafauds officiels, devant une foule voyeuse et revancharde. La verge serait remplacée par un fouet de peau réglementaire, qui n'avait rien à envier à l'antique knout de la Russie tsariste. Et les coups ne seraient plus administrés uniquement sur les fesses, mais aussi sur les épaules, le dos et les cuisses. Elle serait nue, quel que soit le temps, et exposée, durant une heure après chaque supplice, aux regards du public et aux privautés des gardiens, qui ne se gêneraient pas pour en profiter, dans les limites de la loi. Elle traverserait l'hiver sujette à ce traitement inhumain, trois fois par semaine. L'hiver de Boston, plein de givre et de températures négatives. Regina ne s'occupait pas, habituellement, des condamnés adultes (bien qu'elle eût, évidemment, pris ses dispositions pour assister Emma au-delà de la majorité), mais elle savait que certains clients du cabinet King & Mills avaient contracté des pneumonies, mortelles dans plusieurs cas.
Par ailleurs, quitter le système carcéral des mineurs pour celui des adultes signifiait qu'Emma se muerait soudain, aux yeux des pouvoirs publics, en être sexué. Elle serait donc transférée dans une prison pour femme, et échouerait de fait, sans que son avocate y puisse quoi que ce soit, dans une cellule occupée par au moins six détenues. Blonde, ravissante, très probablement la plus jeune, elle ne pourrait pas échapper aux abus sexuels en tous genres. Regina le savait, ne se faisait aucune illusion à ce sujet. Cependant, il demeurait un espoir…mais il faudrait voir cela plus tard. Aussi répondit-elle évasivement : « Non…C'est à l'étude. Je préfère ne pas vous en dire plus. » Emma se contenta de cligner encore de ses yeux de myope.
La juriste extirpa de son cartable son téléphone portable et le montra à la jeune fille. Celle-ci le fixa quelques instants puis remarqua d'une voix chétive : « Mais…vous avez déjà fait des photos la dernière fois… » La belle brune hocha la tête et répondit : « Bien sûr, mais vous maigrissez de jour en jour. Votre état est inquiétant. Il me faut des preuves, pour pouvoir défendre vos intérêts. » La délinquante continua à argumenter faiblement, ce qui fit naître sur le visage de Regina une idée de sourire. « Je ne suis pas maigre, Maître ! J'ai plein de réserves. » Elle ne disait pas cela sans raison. En effet, elle bénéficiait d'une constitution vigoureuse. L'avocate avait eu des clients, condamnés à une peine comparable, qui perdaient plusieurs kilos, dès la première semaine. Pourtant, son amaigrissement était réel et alarmant. Et ce n'était pas l'aspect le plus sinistre de la dégradation de sa condition physique.
Malgré ses protestations, Emma Swan obéit lorsque sa défenseuse lui demanda de regarder la caméra. Elle prit quelques clichés du petit visage creusé, marqué de souffrances, des lèvres gercées, des yeux injectés d'éclairs rouges. Derrière elles, faisant sursauter la détenue à chacune de ses interventions, Booth ricanait, lançait des remarques paillardes et défaitistes, assurant que tout cela ne servait à rien. Sans se troubler, Regina prit ensuite des photos des fins poignets, dont l'ossature était de plus en plus apparente. Enfin, elle demanda à sa cliente de relever légèrement le haut de son uniforme, ce qu'elle fit en rougissant et en jetant des coups d'œil affolés au gardien. Les côtes, si faciles à compter, furent immortalisées. Il valait mieux s'y prendre maintenant. Bien entendu, la raclée, à l'instar de tout ce dont l'état se targuait comme d'un devoir sacré, serait filmée. Mais la caméra était installée au plafond, dans un coin de la pièce. Les images seraient floues et inexploitables. La juriste prendrait des photos de la condamnée, juste après l'exécution, retardant encore le moment où elle serait libérée de ses entraves. C'était un devoir très pénible, mais, elle le savait, absolument indispensable.
Après ce rituel, la magistrate tourna la tête vers l'écuelle posée près du mur, tout en replaçant son téléphone dans la poche de sa veste de tailleur. Le bol de plastique contenait l'horrible pitance des détenus, constituée d'une sorte de brouet de gruau, dans lequel flottaient quelques écailles d'oignon, de céleri, et de petits carrés de graisse dure, représentant les protéines. Par conscience professionnelle, Regina y avait goûté, une fois. Elle avait failli vomir sur son tailleur. Le récipient était plein. « Vous n'avez pas mangé. » dit-elle à l'adresse de sa cliente. Ce détournement de sujet, si c'en était un, réussit à merveille, car la jeune femme eut un haut-le-corps. « Non, Maître… » supplia-t-elle, les yeux exorbités d'horreur… « Ne m'obligez pas, s'il-vous-plaît ! » Avant que Regina ait pu répondre, la voix odieuse de Booth intervint. La détenue avait parlé fort, de façon à être entendue du gardien. « Elle ne mange que les jours où elle ne se prend pas de raclée, Maître Mills. Et elle ne vide même pas sa ration. Vous fatiguez pas, ça sert à rien d'insister…Sauf si vous faites une demande en bonne et due forme, pour après l'exécution. Beaucoup d'avocats le font, pour éviter que leurs clients ne se laissent mourir. L'entonnoir est dans mon bureau. Il suffira qu'on s'y mette à deux, Davis et moi…Vous savez, un qui la tient, un qui la gave… » Et il eut un rire cruel.
Emma réagit à cette proposition en se rencognant avec affolement contre le mur, comme si elle espérait passer au travers. Ce faisant, elle se tourna en partie, présentant à-demi son dos à sa défenseuse. Le regard de Regina tomba presque aussitôt sur les fesses, recouvertes pour le moment du pantalon de toile verte. Malgré la couleur foncée du tissu, de larges taches de sang séché étaient visibles. Cela n'avait rien de surprenant. Ce soir, théoriquement à vingt heures mais avec un quart d'heure de retard, aurait lieu la troisième fessée hebdomadaire de la jeune voleuse. Elle ne changerait d'uniforme que dimanche. Les tenues des prisonniers étaient lavées à l'eau presque bouillante, et nul ne se souciait de faire disparaître les souillures ensanglantées. Tous les uniformes, en ces lieux, arboraient donc ces macules au niveau du siège, témoins des tortures que ceux qui les avaient successivement portés avaient endurées.
La belle brune se racla la gorge. Le spectacle des souffrances des délinquants dont elle avait la charge la plongeaient toujours dans une rageuse désespérance. Sans qu'elle puisse l'expliquer, avec Emma, c'était une fureur sans précédent, telle qu'elle n'en avait jamais connue, qui bouillonnait au creux de son ventre.
Elle tâcha aussitôt de calmer la petite…c'était ainsi, la plupart du temps, qu'elle songeait à elle. « Petite », « jeune fille », « pauvre enfant ». Elle était pourtant la première à proclamer que, à presque vingt-trois ans, on était un jeune adulte, contrairement au message que cherchait à colporter le système judiciaire. Elle lui passa une main dans les cheveux, lui murmura : « Ne l'écoutez pas ! Il ne peut pas vous nourrir de force, à moins que je n'en fasse la demande…Et c'est hors de question…Je comprends bien qu'il vous soit difficile de manger, surtout une telle nourriture, un jour pareil, je vous assure. Mais regardez, j'ai une surprise pour vous… » Sitôt après avoir prononcé cette phrase, l'avocate se mordit les lèvres. La seule bonne surprise qu'elle pourrait vraiment faire à sa pauvre cliente eût été bien entendu une relaxe.
Pourtant, au terme de « surprise », la condamnée se tourna à nouveau, légèrement, vers Regina. Bien entendu, elle se tenait toujours à genoux. S'asseoir, avec les fesses dans l'état où étaient les siennes, relevait de l'impossibilité technique.
Face à la relative curiosité d'Emma, la magistrate ouvrit tout à fait son attaché-case, en retira, devant les yeux stupéfaits de la jeune femme, le paquet, enveloppé dans un linge, qu'elle avait réceptionné à l'entrée. Les grands yeux d'émeraude s'écarquillèrent plus encore lorsqu'elle en révéla le contenu. Il s'agissait d'un petit sandwich, constitué de deux tranches de pain blanc, industriel, d'une portion de jambon bon marché, et d'une feuille de salade avachie.
Regina entendit, sans y prendre garde, Booth soupirer profondément, comme pour exprimer son opinion, à savoir que c'était un casse-croûte bien trop délicat pour une délinquante. La juriste avait développé la capacité de faire abstraction du monde extérieur, pour se concentrer exclusivement sur ses clients. La détenue ouvrit démesurément la bouche, regarda son avocate comme s'il venait de lui pousser une seconde tête, puis articula péniblement : « Mais…je…j'ai pas d'argent…j'ai rien…je peux pas payer ça… » En effet, les condamnés aux châtiments corporels sur le long terme étaient systématiquement dispensés de travail, dans le système carcéral. Il fallait bien reconnaître qu'en effet, Emma aurait été totalement en incapacité du moindre ouvrage. Mais cette clause, en forme de miséricorde, les privait en même temps du seul moyen de gagner quelques centimes, et donc d'améliorer, même à peine, leur ordinaire.
« Ne vous inquiétez pas pour ça, Emma. » se hâta d'expliquer la pénaliste. « J'ai payé de ma poche. » Mais l'explication n'eut pas l'effet escompté. Sur le visage expressif de la détenue se peignit une stupeur presque terrifiée. « Mais…quand…quand je vais vous rembourser, Maître ? C'est hors de prix, un sandwich comme ça, ici… »
Là-dessus, elle avait parfaitement raison. Regina avait compulsé, avec son amie Catherine, le misérable catalogue du Centre d'éducation et de correction de la ville de Boston. Tous les articles valaient au moins quatre fois leur prix. Bien entendu, elle n'en avait tenu aucun compte. Catherine, bien qu'officiant comme médecin généraliste, avait une formation spécialisée en diététique. « Bon… » avait-elle finalement décrété, « D'après ce que tu me dis, on peut partir du principe que ta cliente est en état de malnutrition… » La brune avait émis une sorte de grognement sarcastique, comme pour affirmer que c'était le moins qu'on puisse dire. Sans se démonter le moins du monde, son amie avait poursuivi son raisonnement. « Et sans doute, dans une mesure un peu moindre, puisqu'elle n'est en prison que depuis un mois…enfin, cette fois-ci…de dénutrition. Ce n'est pas la mixture que lui fournit gracieusement le système qui va la retaper…d'autant plus que tu me dis qu'elle n'y touche que quatre fois par semaine, en moyenne…Notre pire ennemi, c'est la fragilité de son estomac. Le stress qu'elle subit quotidiennement ne peut que l'augmenter. On va donc commencer doucement… » « Catherine ! » avait explosé la cadette des sœurs Mills. « Je me bats depuis le début avec cette foutue bureaucratie carcérale pour obtenir l'autorisation de lui acheter et de lui apporter quelque chose ! Maintenant, c'est bon ! On la nourrit avant qu'elle ne meure de faim, merde ! »
Mais, au grand agacement de Regina, le médecin avait commencé par sourire. Il était rare et révélateur que la belle brune se laisse aller à un tel langage. Puis, Catherine avait secoué la tête… « Tu m'as décrit son état en détails, et je sais à quel point je peux faire confiance à ton sens de l'observation. Contrairement à ce que tu dis, elle n'est pas sur le point de mourir de faim. Il reste indispensable de la nourrir, avant qu'elle ne tombe gravement malade, on est d'accord. Mais d'une part, tu sais très bien que ce vieux scélérat de George King t'enlèvera le droit de lui apporter quoi que ce soit si tu épuises le catalogue. L'argumentation est toute trouvée. Il dira que tu la gâtes, que sa punition est trop adoucie. Et il obtiendra gain de cause, ce qui nous ramènera à la case départ. De l'autre, si tu surcharges son estomac, comme j'essayais de te le dire avant que tu ne m'interrompes grossièrement, elle vomira…Il faut à tout prix éviter ça. Donc…un simple sandwich. Deux petites tranches de pain. Blanc, même si les nutriments présents dans le pain complet lui seraient bien plus bénéfiques. On verra la prochaine fois, si elle digère…Inutile de m'expliquer que tu espères qu'il n'y aura pas de prochaine fois, je suis au courant ! N'essaie pas de la faire manger après l'exécution, tu n'y arriveras pas. Avant. Et c'est une raison de plus pour y aller mollo. La douleur et la peur peuvent faire vomir, aussi. »
La belle brune avait baissé la tête. Aussi frustrant que ce soit, elle savait que son amie avait raison. « Bon…et on lui met quelque chose dans le pain ou pas ? » Catherine avait réfléchi quelques instants, tout en feuilletant le catalogue. Finalement, elle s'était arrêtée sur une page, avait pointé deux articles. « Une part de jambon cuit, dégraissé…Elle a besoin de graisse, bien sûr, mais on ne va pas être trop entreprenantes. La prochaine fois, s'il y en a une, on pourra essayer un peu de fromage…Pas de beurre ». Attentive, Regina avait hoché la tête. Elle se saisissait déjà de son téléphone pour passer la commande, lorsque Catherine avait ajouté. « Comme légumes, ces débiles ne proposent que des tomates et de la salade. Commande-lui une feuille de salade. C'est plus digeste. De cette façon, on lui donne un peu de fibres, aussi… »
Devant l'affolement de sa cliente, à l'idée de devoir rembourser un sandwich minable, la représentante du cabinet King & Mills resta interdite durant deux ou trois secondes. Puis, elle se reprit : « Vous ne devez pas me rembourser, Emma, je vous assure ! » Si possible, la face d'ange prit une expression encore plus déroutée. « Mais… » balbutia-t-elle. Regina réfléchit à toute vitesse. Lui expliquer qu'elle était l'héritière d'une immense fortune ? Qu'elle n'avait aucunement besoin de travailler ? Que c'était par passion et par conviction qu'elle s'occupait de ses clients ? Pas le temps…Elle choisit une argumentation qu'elle savait accessible à la reprise de justice. « Emma…vous êtes mal nourrie…Vous vous en rendez compte. Si vous tombez gravement malade…ou pire…alors que je suis votre avocate…cela pourrait nuire à ma carrière, vous comprenez ? »
L'effet fut immédiat. La bouche sèche et craquelée de la petite blonde famélique se referma avec un claquement. Elle hocha très légèrement la tête, reporta toute son attention sur le sandwich, que lui tendait toujours Regina. « D'accord… » murmura la voix rocailleuse.
Avec des gestes extraordinairement hésitants, elle tendit les mains. Celles-ci étaient affreusement rouges, abîmées, calleuses et rugueuses. Cependant, comme tout le reste de la personne d'Emma Swan, elles étaient grandes et robustes. Elles donnaient une inexplicable impression de force.
La prisonnière s'empara finalement des deux tranches de pain. Le bout des phalanges manucurées de Maître Mills effleura les doigts gourds. Ceux-ci étaient glacés. L'avocate, de crainte que sa cliente ne laisse tomber son modeste repas, accompagna le mouvement autant qu'elle put, en prodiguant des conseils. « Serrez bien, Emma, ne laissez pas glisser le jambon. » La jeune femme sursauta. « Jambon ? » chuchota-t-elle de manière presque inaudible. Regina ne put s'empêcher, malgré l'horreur de la situation, d'esquisser un petit sourire attendri. Elle ouvrit la tartine avec mille précautions, montra le morceau de charcuterie industrielle, tout luisant, ainsi que la feuille de salade. La jeune voleuse sembla perdre le peu de contenance qui lui restait. Elle fixa la nourriture durant un temps qui parut infini à la belle brune, comme si elle n'avait jamais vu ça de sa vie. Le temps pressait. La juriste l'encouragea. « Mangez. »
Enfin, d'un geste brusque, comme si elle craignait qu'on ne lui arrache sa pitance, la délinquante affamée la porta à sa bouche. Alors qu'elle se préparait à mordre, elle se ravisa soudainement. La magistrate faillit pousser un cri de frustration. Mais la jeune fille, à son indicible ébahissement, lui tendit son casse-croûte et lui demanda en bredouillant : « Vous…vous en voulez ? »
L'avocate, malgré son jeune âge et sa carrière relativement brève, estimait avoir tout vu. Elle avait été agressée deux fois, par des clients désespérés, absurdement considérés par les autorités comme des enfants, et sexuellement frustrés à un point inconcevable. Des gardiens, trop heureux d'avoir cette occasion de jouer de la matraque, l'avaient sauvée, dans les deux cas in extremis. Elle avait assisté, impuissante, au suicide d'un jeune homme, qui avait échappé à la surveillance des soldats, alors même qu'on le conduisait au tribunal et qu'elle était en train de lui expliquer qu'il risquait la prison à vie, voire la peine de mort. Elle avait vu des clients souffrir de la faim, de langueur, d'infection, de gangrène. Pourtant, devant cette pauvre créature martyrisée et amaigrie, qui lui faisait don du premier repas un tant soit peu décent qui lui était offert depuis des semaines, elle resta muette. Elle frissonna. Le froid humide de la geôle se rappela à son bon souvenir.
« Non, merci, Emma…J'ai dîné avant de venir. » répondit-elle d'un ton neutre. Elle jeta un coup d'œil à sa montre. Dix minutes. Enfin, la condamnée porta le sandwich à ses lèvres, le huma un instant, puis y mordit à pleine dents. Elle arracha la première bouchée comme un pauvre chien errant et décharné eût saisi un steak cru entre ses mâchoires. Pourtant, quand le pain, avec son morceau de viande froide et sa lamelle de laitue, effleura ses papilles gustatives, elle s'immobilisa, garda quelques instants la nourriture en bouche, les yeux fermés. Enfin, Regina l'entendit et la vit simultanément mâcher, puis déglutir. C'est alors qu'un nouveau flot de larmes jaillit de ses yeux, et la juriste dut faire un violent effort sur elle-même pour ne pas éclater en sanglots à son tour.
Emma mangea lentement, avec un étrange mélange d'avidité rageuse, de prudence circonspecte et de plaisir. Elle garda les yeux fermés presque tout le temps. La pénaliste la contemplait avec une sombre satisfaction, très consciente du temps qui s'écoulait, du regard de Booth, derrière la grille, qui s'était tu, heureusement, depuis plusieurs minutes. La délinquante émettait, à peine, de temps à autre, de petits gémissements d'extase. Regina se demanda si elle avait oublié son supplice imminent, et dans ce cas, si c'était une bonne ou une mauvaise chose.
Mais c'était un petit sandwich. L'avocate se souvenait en avoir emporté quotidiennement deux, à l'école maternelle, de la même taille, mais de bien meilleure qualité et à la confiture, pour son goûter. Le festin fut bientôt fini. Emma avala une dernière fois, avec précaution, puis elle regarda ses mains vides, les yeux emplis de regrets. Enfin, elle parut se souvenir de la présence de sa défenseuse, et ses beaux yeux larmoyants se posèrent à nouveau sur elle.
« Merci… » murmura-t-elle. Regina était trop émue pour pouvoir parler, aussi se contenta-t-elle d'une tentative de sourire et d'un hochement de tête. « Vous…vous pensez que vous pourrez me…m'en apporter encore, parfois ? » demanda la condamnée. La belle brune dut avaler sa salive et se racler durement la gorge. Elle parvint à répondre. « Je n'ai obtenu l'autorisation qu'une fois par semaine, Emma ». Elle espérait bien ne pas devoir réitérer l'opération.
Un bruit de ferraille les fit sursauter toutes les deux. La juriste vit d'abord les yeux de sa cliente s'écarquiller d'horreur, avant d'avoir eu une chance de se retourner. Emma se dressa sur les genoux. Sa main droite se posa sur l'épaule de la magistrate et serra, si fort qu'elle lui fit mal.
Regina entendit la voix réjouie de Booth : « Davis est arrivé. On va y aller, Swan ! C'est l'heure de ta fessée. »
