AVERTISSEMENTS ! VIOLENCE ! VIOLENCE SEXUELLE ! (les deux sous forme d'évocation) ! HUMILIATION !

Il était midi et demi. La ration des détenus venait d'être servie, et cela suffisait à expliquer le calme inhabituel qui régnait, dans l'aile N. Regina devait se contrôler sévèrement, pour ne pas hâter le pas. Ne pas se montrer fébrile. Ne pas sourire. Peut-être était-ce inutile mais cacher son jeu était devenu pour elle une seconde nature.

À son grand soulagement, Davis l'avait escortée, ce jour-là. C'était la première fois qu'elle visitait un client à une heure aussi étrange. Pas de Booth en vue. L'organisation de la prison accordait une heure de pause, au moment des repas, durant laquelle aucun châtiment corporel n'avait lieu. À sa gauche, provenant des cellules alignées, seuls les bruits de manducation se faisaient entendre.

Elle marchait de son pas décidé, sur des jambes secrètement flageolantes. À ses côtés, le jeune garde, son arme à la main, regardait droit devant lui.

La fouille avait été infiniment moins traumatique que la dernière fois, même si la procédure restait invasive et humiliante, par défaut. Et elle ne s'était pas fait tripoter les fesses. Par ailleurs, les délinquants étaient si occupés à avaler leur pitance avariée et insuffisante que seuls quelques sifflets s'étaient fait entendre à son passage. Vers le milieu du couloir, elle entendit l'un des enfants vomir, sans que cela suscite la moindre réaction de la part de ses pairs. Elle espéra une simple gastro-entérite, pas quelque chose de plus grave. Et aussi que la contagion n'ait pas encore pris de l'ampleur. Il ne faudrait pas qu'Emma se mît à ne pas garder le peu de nourriture qu'elle parvenait à avaler.

Elle marqua une pause en arrivant devant la dernière cellule, tandis que, d'un geste professionnel, Davis lui ouvrait la lourde porte, en annonçant « ton avocate est là, Swan ! » La juriste fronça les sourcils. Emma était étendue sur son matelas, de côté, face au mur. Dans la même position, en fait, que la dernière fois qu'elle l'avait vue. Regina s'était attendue, au minimum, à de la surprise, car ce n'était ni un jour normal, ni une heure habituelle, pour ses visites. Elle se mordit les lèvres. L'enthousiasme laissa la place à l'anxiété. Si sa cliente lui avait bondit dessus en l'accablant de reproches, ce qui lui était déjà arrivé avec certains de ses anciens protégés, elle aurait su comment réagir.

Mais Emma Swan n'était pas comme les autres. On était mardi…Elle avait donc raté la fessée du lundi. Et ce, sans avoir eu aucun moyen de prévenir la malheureuse. Depuis presque dix ans, divers groupes de pression bataillaient vainement avec le gouvernement, pour obtenir le droit de communiquer par téléphone avec leurs clients. Les arguments contraires étaient faciles à trouver. Installer un téléphone dans chaque cellule coûterait les yeux de la tête. En confier un aux gardiens, ou accepter que ceux-ci escortent les détenus pour qu'ils discutent avec leurs avocats alourdirait la charge de travail de manière inacceptable. C'était par ailleurs un moyen de rendre la tâche des pénalistes encore plus ardue, car ceux-ci étaient sans cesse sur les routes, en déplacement dans les innombrables prisons qui ne cessaient de sortir de terre, toujours en plus grand nombre. Regina était une exception. N'ayant aucun besoin de gagner sa vie, elle choisissait ses dossiers. Lorsqu'elle avait commencé à s'occuper d'Emma, elle avait décidé de ne plus prendre de nouveau client. Depuis deux semaines, la jeune fille était sa seule préoccupation.

La belle brune pénétra lentement dans la geôle. Elle entendit distraitement la porte qui se refermait derrière elle, le bruit de la serrure, la voix de Davis, qui déclarait : « Vous avez une demi-heure, Maître. » Et surtout, les pas qui s'éloignaient. Le jeune garde ne portait, lui, aucun intérêt à ce qu'elle pouvait bien raconter à sa protégée. Une autre petite bénédiction.

Elle avança lentement en direction de la forme immobile, gisante. Emma se sentait-elle trahie au point de ne plus lui adresser la parole ? De ne plus l'écouter ? Avait-elle seulement saisi qu'elle était là, avec elle ? Les yeux noirs, brillants d'intelligence, glissèrent sur l'écuelle posée à côté de la paillasse. Elle était pleine. Elle choisit cette entrée en matière, évidente et peu risquée.

« Bonjour, Emma. Votre repas a été servi. Vous ne mangez pas ? » Elle sursauta lorsque le jeune corps affaibli fut secoué d'une affreuse quinte de toux. La faculté de droit dispensait, depuis plusieurs décennies, des cours de médecine élémentaire, destinés à juger de l'état des clients. Le bruit humide et raclant ne laissait aucun doute. Les poumons étaient pris.

Très inquiète, Regina déposa son attaché-case et s'agenouilla sur un coin du matelas orange. La prisonnière tressaillit et tourna légèrement la tête, montrant son profil droit. Un œil vert, injecté de sang, se tourna vers la belle brune, comme pour s'assurer que c'était bien elle. L'avocate éprouva un semblant de soulagement en constatant que la blessure au visage ne s'était pas infectée. L'estafilade était toujours bien présente cependant, bordée de sang séché. Se pouvait-il que Booth ait été convoqué pour répondre de cette trace inexplicable ? Ou son absence s'expliquait-elle simplement par le système des tours de garde ? La magistrate n'était pas au courant des détails de l'organisation de l'aile N.

« On est mardi. » La voix rocailleuse de sa cliente la tira brusquement de ses réflexions. Au moins, elle lui parlait encore ! « Oui. En effet. » mumura la juriste. Sa main se dirigea d'elle-même vers la chevelure blonde, un peu moins répugnante de saleté que vendredi. La douche avait donc bien eu lieu. Mais elle suspendit son geste. D'abord jauger son état d'esprit. Ce qu'elle avait à lui annoncer causerait un tel choc que Regina hésitait à le faire.

Emma dirigea à nouveau son visage vers le mur. « Vous étiez pas là, hier… » La belle brune s'était préparée à devoir s'expliquer. Malheureusement, la présence de l'avocat n'était pas obligatoire. Elle s'était toujours fait un point d'honneur d'assister à chaque exécution, pas seulement avec la petite blonde, mais avec chacun de ses clients. Elle n'aurait jamais pensé devoir s'absenter…et se faire remplacer en un laps de temps si court était parfaitement impossible. Elle avait dû appeler le bureau de la prison, et annoncer que l'exécution du lundi devrait avoir lieu sans elle. Alors que la condamnée ouvrait la bouche, un nouvel accès de toux, encore plus inquiétant, malmena le buste frêle, le secouant tellement que la jeune fille poussa un cri de douleur. Était-ce sa cage thoracique qui la faisait souffrir ? Son arrière-train meurtri ? Les deux ? Avec une grande prudence, Regina lui posa une main sur l'épaule, chercha à empêcher son corps de tressaillir et de tressauter.

Lorsque la quinte fut finie, la pauvre voix éreintée résonna à nouveau. « Vous étiez pas là…J'ai dit que j'étais désolée de vous avoir poussée. Vous m'avez pardonné. Vous avez dit que c'était pas grave, que vous reviendriez. Mais vous étiez quand même pas là. » Toute la désolation du monde semblait être concentrée dans ces paroles. La juriste éprouva un sentiment de culpabilité tel qu'elle n'en avait peut-être jamais ressenti. La malheureuse créature ne paraissait même pas amère. C'était de l'ordre du constat. Regina ne put rien faire d'autre que lui caresser doucement la tête. Machinalement, elle écarta une mèche, regarda. Les parasites étaient bien sûr toujours là.

« La caméra était en panne. » La main de l'avocate s'immobilisa. Elle faillit demander à sa cliente de se répéter, se reprit à temps. Son premier réflexe fut de tourner la tête vers la grille. Davis était parti. Contrairement à Booth, il ne s'amusait pas à les épier. L'aile était toujours assez calme, bien que quelques cris, rires, sanglots, se fissent entendre. Les détenus devaient profiter de ce court répit pour digérer leur brouet dégoûtant.

Lorsqu'elle se retourna vers la jeune fille celle-ci toussa encore, puis reprit : « Y avait un nouveau… » Une lame glacée traversa Regina. Son instinct de femme se mit en branle, avec une violence qui lui retourna les entrailles. Elle se réjouit au passage de n'avoir rien avalé depuis le matin. Elle se pencha au-dessus de sa cliente, dans une posture très inconfortable. Elle cherchait à faire en sorte que celle-ci puisse l'apercevoir, sans changer de position.

Baissant le ton de sa voix puissante jusqu'au murmure, elle posa une main légère sur l'épaule saillante. « Dites-moi, Emma. » Quelques secondes de silence suivirent, sans que l'avocate ne se laisse décourager. Elle était experte, dans l'art de s'attirer la confiance de ses clients, et elle s'en était toujours servie dans leur intérêt. Jusqu'ici, à sa connaissance, l'infortunée ne lui avait jamais rien caché. Mais ce n'était pas comme si elle avait eu beaucoup de questions à lui poser. Témoin direct de ses souffrances, elle était au courant de ce qu'elle devait endurer, lors des douches par exemple. Il s'agissait là de tourments légaux et même réglementaires. Tout son instinct de juriste, de psychologue, d'opposante, jusque-là passive, au système, lui hurlait que quelque chose de non conventionnel, une exaction, avait eu lieu en son absence.

Finalement, de sa pauvre voix rauque, à peine audible, la petite se mit à raconter. « Ils ont fait genre que…qu'ils remarquaient pas que la lumière rouge clignotait pas… » Regina lui pressa doucement l'épaule, en signe d'encouragement. « J'ai essayé de leur dire, mais… » Elle s'interrompit. « C'était extrêmement courageux de votre part, Emma ! » chuchota la pénaliste. Une autre quinte de toux souffreteuse, puis : « J'ai pas pu…Booth m'a giflée en me disant de boucler ma gueule. » Elle avait fermé les yeux, s'était mise à trembler de façon irrépressible. La magistrate devait serrer les dents, pour rester forte. Le cadre juridique qui cadenassait le système carcéral, et en particulier celui de l'Éducation et de la correction, était si strict et astreignant qu'elle ne s'était encore jamais trouvée dans cette situation. Aussi incroyable que cela puisse paraître, en ce monde corrompu et si outrageusement cruel, aucun de ses clients ne s'était plaint d'abus. Le gouvernement, surtout le ministère de la justice, se targuait d'avoir si bien consolidé le système que rien ne lui échappait, et qu'aucun débordement n'était possible. Il avait fallu un enchaînement de circonstances. Son absence, celle d'un gardien intègre, comme Davis, la panne de matériel, et puis la présence de…ce nouveau.

« Continuez, Emma » dit-elle après s'être raclé la gorge. La jeune fille eut un sanglot. « Ils m'ont attachée sur le banc, et puis… » Elle se tut brusquement. Émettre une hypothèse, pour relancer la machine ? « Est-ce que…est-ce qu'ils vous ont administré plus de cinquante coups ? » La manœuvre fonctionna. La prisonnière eut un geste, presque imperceptible, de dénégation. « Non…enfin je pense pas…je sais pas…j'ai pas fait attention. » Comme elle semblait vouloir s'excuser, Regina offrit : « Ce n'est rien, je comprends. » Elle laissa passer quelques instants, puis, comme rien ne venait. « Emma…est-ce qu'ils vous ont touchée ? Enfin…autrement que d'habitude ? » Un hochement de tête. Son corps maigre semblait tout crispé, ses yeux étaient fermés. Sans quitter sa position, toujours allongée sur le côté, elle se cacha le visage dans les mains. « Où, Emma ? Dites-moi. » L'avocate avait l'impression de parler de plus en plus bas. Elle tourna encore une fois la tête, pour vérifier que leur conversation restait privée. Personne en vue. Dans l'aile N, régnait toujours un calme relatif.

La jeune fille bougea légèrement. La juriste se focalisa à nouveau exclusivement sur elle, se pencha plus encore, afin d'être certaine de l'entendre. Les paupières closes se rouvrirent, laissant apparaître les iris vertes, parsemées d'éclats rougeoyants. « Ils ont relevé mon uniforme. » Regina pressa une nouvelle fois l'épaule osseuse, dont elle sentait, à travers la toile sale, la forme pointue. Ne pas lui rendre la tâche encore plus difficile. « Ils vous ont touché la poitrine ? » « Oui. » répondit la condamnée, sans hésitation. La pénaliste se força à respirer profondément.

Pour la première fois de sa carrière, elle se trouvait confrontée à une agression sexuelle, de la part des détenteurs de l'autorité, sur un enfant-détenu. Autant les attouchements aux fesses et les exhibitions forcées faisaient partie intégrante des punitions, qui se devaient d'être dégradantes, autant les contacts du type de ceux que venait d'évoquer Emma étaient illicites…sur les mineurs. Les condamnés adultes n'avaient pas droit à tant de délicatesse, loin s'en fallait.

À sa grande surprise, la petite continua à parler, de sa voix éteinte. « Le nouveau m'a…tripotée…pendant que Booth me donnait la fessée… » Regina eut un haut-le-corps. Mais elle se garda bien d'interrompre le récit commencé. « Puis ils ont échangé… » L'enfant perdue se mit à sangloter doucement, fendant en deux le cœur de sa défenseuse.

Ensuite, elle ne dit plus rien, durant plus d'une minute. La juriste se décida à l'interroger. « Emma…est-ce qu'ils ont fait autre chose ? » La petite voleuse hocha la tête avec une certaine véhémence. « Quoi ? Ils vous ont touchée ailleurs ? Je suis désolée, je sais que c'est dur, mais je dois savoir… » Plusieurs faux départs : « Euh...ils…à la fin, ils ont…pendant que… » Regina retenait son souffle, attendait patiemment. Mais finalement : « Ils…je…je préfère pas vous le dire. »

La tête brune retomba, comme éreintée. La cadette des sœurs Mills réfléchit assez longuement. La situation avait changé, relativisant fortement l'urgence d'en savoir plus. Il allait falloir revenir sur ces sujets délicats plus tard. « D'accord, Emma. » chuchota-t-elle. « Vous n'êtes pas obligée. » Le joli visage, marqué de souffrance, se tourna lentement sur le côté, et la prisonnière la regarda d'un air effaré, visiblement très surprise qu'elle n'insiste pas. « Je suppose que vous ne connaissez pas le nom de ce « nouveau », n'est-ce pas ? » L'enfant martyre secoua doucement la tête. « Forcément… » pensa Regina. Puis l'évidence la frappa de plein fouet. Lorsqu'elle était entrée, elle avait vu, assis au petit bureau, à la place qu'occupait Webb vendredi dernier, un garde qu'elle ne connaissait pas. Le turn over n'était pas très important, en général. Si elle n'avait pas été si fébrile, elle l'aurait examiné plus longuement. L'homme l'avait sifflée lorsqu'elle était passée. Elle avait eu l'impression qu'il était très tenté de lui envoyer une claque sur la croupe, mais elle marchait si rapidement qu'il n'en avait pas eu le temps. Elle chercha, dans son excellente mémoire photographique, les images qui, elle le savait, y étaient stockées.

« Est-ce qu'il est plus grand que Booth, avec des cheveux blancs assez épais, qui lui retombent sur le cou, et une petite moustache noire ? » Les yeux d'émeraude s'écarquillèrent et Emma acquiesça silencieusement. « Merci. » souffla l'avocate. « Vous m'avez énormément aidée, je vous assure. » Il était temps de mettre ce dossier brûlant entre parenthèses. Regina chercha à reprendre ses esprits, se souvint de ses devoirs et du flacon de désinfectant qu'elle était parvenue à extorquer à l'administration, avant d'entrer dans le couloir. Elle caressa quelques instants les cheveux de sa cliente, sans crainte des poux ni des puces, la regarda attentivement lorsqu'elle fut secouée d'une nouvelle quinte de toux. Elle craignait de voir apparaître, sur les lèvres gercées, des traces de sang. Mais rien de tel ne se produisit.

« Emma, » dit-elle, de sa voix la plus douce, « je suppose qu'ils n'ont pas désinfecté vos plaies après l'exécution ? » La jeune fille se rencogna contre le mur, enroula ses bras autour de son torse, et à la grande surprise de sa défenseuse, murmura : « Si. Ils s'y sont mis à deux. Ça les a fait hurler de rire. « Une fesse chacun », qu'ils ont dit. Ils ont pas fait attention, comme vous. Ils frottaient super fort. Ça faisait presque aussi mal que la fessée. J'ai gueulé comme un putois. Et ça les a fait rire encore plus. »

La belle brune en resta pantoise. Mais il fallait parer au plus pressé. Elle jeta un œil à sa montre. « D'accord…Mais je voudrais quand même jeter un œil à vos blessures. » L'enfant trouvée gémit, se mit à supplier. « Non…s'il vous plaît. Je veux pas baisser mon pantalon. Et puis m'obligez pas à bouger. Ça fait mal. » Regina se passa la main dans les cheveux. Elle était si bouleversée qu'elle se sentait en train de perdre pied, ce qui était rarissime. Après tout, si ces porcs avaient désinfecté les plaies…il serait toujours temps lorsque… « D'accord, Emma, d'accord. Je ne vous oblige pas. Vous voulez que je vous donne un peu d'eau ? » La détenue se calma, acquiesça sans mot dire. La juriste se mit péniblement debout, alla récupérer son fidèle gobelet dans son attaché-case, le remplit au robinet, puis fit boire sa protégée, en lui soutenant délicatement la tête.

Lorsqu'elle eut rangé le verre de plastique, refermé son cartable, et que la reprise de justice se fut étendue à nouveau, elle revint s'agenouiller auprès d'elle. Le moment était venu. « Emma…j'ai quelque chose à vous dire… » La tête sale et dorée se tourna encore une fois en direction du plafond, montrant son joli profile, la joue droite noircie de traces de larmes. « Il y a une raison à mon absence d'hier… » La jeune fille fronça les sourcils. Elle ne parlait plus aussi bas que lors du récit partiel des exactions qu'elle avait subies. « On est mardi… » dit-elle, « c'est pas un jour de fessée…et…on vient de servir le déjeuner… » Elle semblait s'apercevoir pour la première fois du caractère incongru de la présence de son avocate.

Regina se pencha presque complètement au-dessus du corps martyrisé, tout en prenant bien garde à ne pas le toucher. « J'étais au bureau du procureur…Normalement tout aurait dû être fini dans la journée…Je pensais pouvoir être là à temps pour…pour vous assister, comme d'habitude. Mais il y a eu quelques complications. J'ai été obligée d'y rester une partie de la nuit. Je n'ai eu la réponse officielle que ce matin, très tôt. » Les paupières rougies battirent une fois, deux fois. « La réponse ? » s'enquit la délinquante. « Emma… » commença la belle brune. Elle savait à quel point la nouvelle constituerait un choc, pour sa protégée. Et elle savait aussi qu'il n'y avait aucun moyen d'atténuer ce choc. Il fallait se jeter à l'eau.

« Emma…vous êtes une enfant trouvée. La date officielle de votre anniversaire est le vingt-deux octobre. Mais en réalité, c'est le jour où on vous a découverte sur le bord de la route. Le médecin qui vous a examinée a établi que vous étiez née quelques heures auparavant, ce qui signifie que, comme vous avez été trouvée vers quatre heures du matin, la date réelle de votre naissance ne peut pas être certaine. Vous êtes peut-être venue au monde le vingt et un. Apparemment, le greffier qui a entériné le document spécifiant légalement que, lors de votre vingt-troisième anniversaire, vous deviez être transférée dans une prison pour adulte et écoper de…de la peine que vous savez…ce greffier a eu la bonne idée…enfin la bonne idée de notre point de vue…de tenir compte de ce fait, et il a fixé la date de transfert au vingt et un. C'est ce qu'il dit pour sa défense en tout cas. »

Elle s'interrompit, eut une pensée fugitive pour cet homme, dont elle avait probablement interrompu la carrière, regarda sa cliente en se demandant si elle la suivait, si elle la comprenait. Les grands yeux effarés, toujours aussi pleins d'horreur, toujours affreusement rougis, exprimaient la surprise, l'inquiétude, mais pas l'incompréhension. Emma savait à peine lire, selon son dossier. Fugueuse compulsive, depuis l'âge de six ans, elle avait passé presque toute son enfance au cachot, dans la rue, ou, les rares fois où elle était en classe, la jupe relevée, la culotte baissée, face au tableau, après une punition. Pourtant, Regina s'était aperçue que l'institution scolaire ne lui rendait pas justice. Avec un peu d'aide, elle comprenait fort bien les explications de son avocate, et elle pouvait signer son nom. Elle devait suivre les discours officiels à la manière de quelqu'un qui apprend une langue étrangère, en saisissant le sens global. En contemplant le petit visage éreinté, qui se tournait cette fois presque entièrement vers elle, la belle brune aperçut, sur la joue gauche, une énorme empreinte violette, en forme de main. La gifle de Booth, sans aucun doute.

« Vous voulez dire que…que mon transfert a été avancé d'un jour ? » La juriste revint brutalement à la réalité, regarda la face d'ange. Le menton commença à trembler, les yeux de jade à se remplir de larmes. « Vous êtes venue me chercher pour m'emmener chez les adultes ? » « Non ! » La magistrate se rendit compte trop tard qu'elle avait crié. Elle se figea, regarda en direction de la grille, écouta. Aucune réaction. Pas de bruit de pas. Elle se retourna vers Emma et continua, beaucoup plus bas : « Non, Emma ! Non. Ce que j'essaie de vous expliquer, c'est que je me suis aperçue, heureusement, de cette anomalie, il y a une semaine. C'est une irrégularité grave, qui doit normalement rendre votre transfert nul et non avenu. Seulement, vous avez été la première mineure à devoir écoper de deux mille coups de verge. Ils n'ont pas lâché le morceau facilement. Ils craignent le ridicule, plus que tout, vous comprenez ? Ils ont fait tous les appels possibles et imaginables, m'ont opposé des obstacles administratifs…Mais je n'ai pas renoncé. Le procureur s'était mis à faire volte-face, presque à courir en sens inverse, quand il me voyait arriver…La loi, c'est la loi, comme ils aiment tant à le répéter. Et cela est valable aussi pour eux. Ils n'ont pas eu le choix. C'est pourquoi j'ai reçu, ce matin, la confirmation officielle de votre relaxe… »

Sa tirade l'avait essoufflée. Elle se redressa. Sa position était si inconfortable qu'elle eut mal aux genoux, aux cuisses. Elle s'assit de côté, les jambes repliées sous elle, sur le matelas de plastique. La posture n'était pas beaucoup plus commode.

Emma ne réagit pas immédiatement. Elle se tourna à nouveau vers le mur. Au bout de quelques instants, à la grande surprise de son avocate, elle se dressa sur le côté gauche. Ce simple mouvement lui arracha un petit cri de souffrance. Pourtant, elle entreprit à grand-peine de se retourner complétement, afin, probablement, de faire face à Maître Mills.

Regina bondit, la saisit avec une extraordinaire douceur, par les bras, guida ses mouvements, tâchant d'épargner à son séant le contact avec la paillasse, ce qui était absolument impossible. Au prix de plusieurs gémissements et de quelques clameurs douloureuses, la prisonnière parvint à s'étendre sur le côté droit. Son front était constellé de sueur, son visage blême. Elle dut fermer les yeux, reprendre haleine.

Lorsqu'elle les rouvrit, son regard exprimait des émotions si complexes que la représentante du cabinet King & Mills ne put les déchiffrer. « Je…je vais être relâchée ? » demanda-t-elle. L'élégante dame brune hocha la tête avec conviction. « Oui, Emma ! Le jour de votre anniversaire. Demain… » Les beaux yeux, rougis et enflammés, quittèrent la juriste, se posèrent quelques instants dans le vide. Elle semblait sous le choc, ne souriait pas. « Demain, je suis majeure…vu mes…euh…comment vous dites, déjà ? » Le visage de madone de la pénaliste exprima la perplexité. « Les trucs, les mauvais trucs que j'ai faits avant… » Comprenant ce qu'elle cherchait, Regina chuchota : « Vos antécédents. » La jeune fille eut un très bref mouvement de tête. « Oui…merci… Vu mes ant…antécédents…la prochaine fois, ils me condamneront à mort. »

« Emma, il n'y aura pas de prochaine fois ! » répondit la femme de loi. La détenue se remit doucement à pleurer, s'essuya les yeux. « Oh si…Je sais que, pendant mes fessées, je promets de ne plus recommencer. Je vais vous décevoir, je suis désolée. Mais quand on est dans la rue, qu'il neige, qu'on sent qu'on va bientôt mourir, que les poubelles sont vides parce que les autres clochards sont déjà passés, on doit voler pour survivre…c'est comme ça. » Elle eut un sanglot déchirant, plongea ses iris brillantes dans celles de son avocate. « Et cette fois, vous ne pourrez rien faire. Même si vous parvenez encore à vous occuper de moi. » « Emma… » tenta d'interrompre la brune. L'enfant martyr baissa encore les yeux, demanda très bas : « Vous croyez que ce sera seulement la pendaison ou…ou la mort par le fouet ? J'ai entendu deux gardes dire qu'ils étaient en train de décider de rendre ça plus…plus banal. De pouvoir tuer les voleurs ré…ci… euh…ceux qui volent, encore et encore…comme ça…en les fouettant à mort. »

« Mademoiselle Swan ! » Cette fois, la pénaliste avait parlé d'un ton ferme, très éloigné de celui qu'elle employait habituellement avec sa cliente. La condamnée sursauta, la regarda d'un air ahuri. « Emma…vous ne serez pas dans la rue…Vous allez venir chez moi ! » Et, pour appuyer ses dires, pour montrer qu'elle n'avait aucune hésitation à ce sujet, elle se pencha légèrement, posa avec une grande prudence sa main sur la tête blonde et la caressa doucement. La jeune délinquante se laissa faire.

Comme cette dernière ne disait rien, qu'elle se contentait d'observer sa sauveuse avec des yeux écarquillés de confusion, Regina s'expliqua : « J'y ai bien réfléchi. Je comprends parfaitement ce que vous dites. Vous avez raison. Vous relâcher en vous livrant à nouveau à la rue et à la famine est absurde. J'ai toute la place qu'il faut ! C'est non-négociable. Vous allez venir loger chez moi. » Revenue en partie de son ébahissement, Emma répondit : « Mais…Maître…Si vous arrivez à me faire relâcher, vous serez plus mon avocate. Vous êtes pas obligée… »

« Emma, » l'interrompit la légaliste, « je vous avoue que j'ai une idée derrière la tête. J'y pense depuis que j'ai découvert cette irrégularité, dans votre dossier. » Le jeune corps se contracta, si soudainement, de manière si dramatique, que la magistrate s'en aperçut dans l'instant. Elle lut sans peine, dans les yeux exorbités d'angoisse, les inquiétudes de la petite. « Non ! » s'écria-t-elle, terriblement choquée. « Ce n'est pas ce que vous croyez ! Je ne ferais jamais ça, voyons ! » Elle faillit ajouter : « Pour qui me prenez-vous? », se reprit juste à temps. Après tout, l'affolement de cette malheureuse victime de la société, dans le monde où elle avait toujours évolué, était légitime. Mais l'assurance, prononcée d'un ton scandalisé, eut l'effet escompté. La jeune fille se détendit quelque peu, regarda sa défenseuse avec curiosité : « Ben…alors…pourquoi ? » Regina inspira profondément.

« D'abord, parce que je vous aime bien, Emma. Parce que je m'inquiète pour vous. Je sais que c'est difficile à croire, puisque personne ne s'est jamais soucié de vous. Mais c'est vrai et il va falloir que vous l'acceptiez. Et ensuite… » Elle plongea ses yeux noirs dans les immenses pupilles, étincelantes d'humidité. « …je ne peux plus supporter de faire partie de ce système. Contrairement à ce que cherche à faire croire le gouvernement, nous sommes plusieurs, nous sommes nombreux, à nous opposer à cette sévérité absurde, que ce soit dans l'éducation ou dans le monde de la justice. C'est la main mise qu'ils possèdent sur les médias qui leur donne ce pouvoir de persuasion. Mais le milieu des avocats regorge de gens qui n'attendent qu'une impulsion pour contester les aspects les plus horribles de ce monde corrompu. Ce qu'il nous faut, c'est une visibilité, un ambassadeur… »

Elle s'arrêta brusquement, réalisa qu'elle s'était lancée dans un discours complexe, que son éloquence naturelle avait refait surface, et qu'elle avait employé des mots très certainement inconnus de sa protégée. Pourtant, celle-ci la regardait, avec une évidente surprise certes, mais sans avoir l'air de n'y rien comprendre.

« Depuis que je vous ai rencontrée, cette idée me trotte en tête. Toute personne encore pourvue de sentiments humains ne peut qu'être touchée par votre histoire. Tout le monde n'est pas friand du pire…Même si la foule se presse, aux exécutions publiques, il reste beaucoup de gens, qui n'assisteraient à cela pour rien au monde. Et, même au sein des médias, à la radio et à la télévision, il subsiste encore une opposition, qui sait faire preuve de courage, pour peu qu'on lui offre un bon scoop. Internet est surveillé, certes, mais ils proclament sur tous les toits ne jamais avoir touché à la liberté d'expression…Nous devons nous servir de cela contre eux. C'est l'opinion publique, qu'il faut toucher ! »

Elle se tut brusquement, attendit. Au bout de quelques instants, Emma cligna des yeux, puis demanda : « Vous voulez aider les enfants comme moi ? » La magistrate résista à l'envie de lui expliquer qu'elle n'était plus une enfant. D'ailleurs, même aux yeux de la loi, dès le lendemain, l'« enfant Swan » serait majeure. Elle se contenta d'acquiescer. « Même ceux-là ? » ajouta la petite en désignant d'un mouvement de tête le couloir. « Ceux qui sifflent quand vous passez ? Ceux qui vous disent des cochonneries ? Vous savez, ils ont parfois fait des choses horribles… » « Bien sûr, je veux les aider, eux aussi. » assura la belle brune. « Et vous…vous…voulez me faire passer à la télé ? » La jolie voix rauque était encore voilée de souffrance. Regina trouva soudain insupportable, de devoir attendre le lendemain pour la soigner. Elle hocha la tête, tout en précisant : « Je ne vous obligerai à rien du tout, je vous le jure ! Et il faudra d'abord que vous vous remettiez de vos épreuves, bien complètement. Mais je veux que vous compreniez pourquoi je vous propose cet arrangement. En réalité, si vous acceptez que je vous héberge, c'est vous qui me ferez une faveur… »

La jeune fille sembla réfléchir quelques secondes, puis. « Euh…ben…d'accord… » Elle regardait son interlocutrice avec perplexité. La pénaliste se demanda si elle la soupçonnait encore d'intentions peu louables. « Merci, Emma. » dit-elle. Et elle lui serra doucement la main. Puis, elle s'empara de son attaché-case et en retira, sous l'œil interloqué de sa cliente, son téléphone.

« Je voudrais prendre une photo de votre visage, tant que l'empreinte de main est bien visible. » expliqua-t-elle. « Mais… » commença Emma, « si je sors demain… » L'avocate se mordit les lèvres. « Je n'en resterai pas là, je vous le promets. Booth ne s'en sortira pas si facilement. Et son acolyte non plus. » Toujours très dubitative, la petite blonde se laissa photographier. Elle regardait l'objectif avec une innocence enfantine, qui transperça l'âme de la pénaliste. Après quoi, cette dernière sortit de son porte-document les lunettes ébréchées et rafistolées avec lesquelles sa protégée était arrivée, les lui tendit, la regarda les chausser maladroitement, lui fit signer, après l'avoir aidée à en comprendre le contenu, son acte de remise en liberté. Puis, elle remit les grosses lunettes dans son sac.

Les deux femmes s'observèrent durant près d'une minute. Consultant sa montre, la juriste soupira. « Il va falloir que j'y aille à présent. Mais je viendrai vous chercher demain. » Relevant les yeux sur celle qui ne serait bientôt plus sa cliente, elle lui demanda avec douceur. « Vous êtes sûre que vous ne voulez pas essayer d'avaler quelque chose ? » Au lieu de répondre, la détenue balbutia : « Euh…Maître…est-ce que ça veut dire que…que demain, ce sera la dernière fessée ? » « Non ! » cria presque Regina. Comme le petit visage, marqué de stries purpurines et de la marque laissée par la gifle du garde-chiourme, se chiffonnait, elle se hâta de s'expliquer. « Comme je vous l'ai dit, vous avez été trouvée vers quatre heures du matin. Cela signifie qu'en tout état de cause, à l'heure officielle de votre exécution, vous aurez dépassé l'âge de vingt-trois ans. Les coups que vous avez reçus hier étaient les derniers, Emma…Et je vous promets de tout faire pour qu'ils soient les derniers de votre vie. Les sorties de prison se font à onze heures. Je viendrai vous chercher, bien à l'heure. »

À la nouvelle qu'elle ne serait pas battue le lendemain, la malheureuse s'était remise à pleurer silencieusement, ce qui ne surprit aucunement son avocate. « Merci. » murmura la jeune fille. Pensant soudain à quelque chose, la magistrate ajouta : « En revanche, je dois vous prévenir que…qu'il y aura une fouille complète…Je suis vraiment désolée. C'est absurde mais c'est la loi. Je ne peux rien faire à ce sujet. Et ce sera un niveau 3. » Emma rougit violemment puis demanda : « Niveau 3, c'est quand ils mettent les doigts, et tout ? ». Comme Maître Mills répondait gravement d'un hochement de tête, elle balbutia : « C'est pas grave…c'est pas votre faute… » « Mais je serai là, avec vous ! » assura la pénaliste.

À ce moment précis, des pas se firent entendre dans le couloir. « Il va falloir que j'y aille ! » chuchota Regina. Elle devait encore avoir son entrevue avec George King. Par ailleurs, bien qu'il fût tout à fait inévitable que la rumeur de la relaxe ne se répande dans la journée, elle préférait retarder le plus possible le moment où Emma ferait parler d'elle. Mieux valait éviter de mettre Davis au courant…ainsi que ce fameux « nouveau », sur les agissements duquel il faudrait qu'elle se penche dans les jours qui venaient.

Elle se releva, récupéra son attaché-case, se tourna vers la grille. « Au revoir, Emma. » dit-elle. « Attendez… » l'arrêta sa cliente. Elle s'immobilisa.

« Avant de partir, Maître, vous voulez bien me passer mon écuelle ? » demanda timidement la petite voleuse.