Chers lecteurs, un immense merci à ceux qui laissent des reviews. Continuez, s'il vous plaît (enfin, pas les trolls…). Pas d'avertissement pour ce chapitre. Et, pour réagir à un commentaire de morden1984, c'est bien un Swanqueen…c'est juste que c'est un slow burn.
Regina s'efforça d'adopter une conduite fluide et efficiente. Heureusement, ce n'était pas l'heure de pointe. Sa Mercedes inspirait sans doute confiance aux policiers, car malgré l'allure tout à fait improbable d'Emma, qui se faisait toute petite et tâchait de tousser le moins possible, elles ne furent pas arrêtées.
La jeune fille respirait laborieusement, gémissait à la moindre secousse. L'avocate murmurait « désolée » à chaque fois que son parcours présentait une chicane, tout en tâchant de ne pas quitter la route des yeux. Elle entendait invariablement la voix rauque chuchoter « C'est pas grave, Maître. »
Lorsqu'elles arrivèrent dans les beaux quartiers, la tête blonde se releva légèrement, regarda avec curiosité ces trottoirs pavés, incroyablement propres, ces passants bien vêtus, ces immenses buildings étincelants, ces hôtels de luxe, gardés par des portiers en livrée. Là aussi, des policiers assuraient la surveillance, à chaque coin de rue. Mais ils semblaient différents de ceux qui montaient la garde aux alentours de la prison. « Les flics ont pas l'air méchants… » murmura Emma. « Ne vous fiez pas trop aux apparences... » répondit la magistrate sans plus d'explication. En voyant le regard apeuré que lui lança son ancienne cliente, elle se hâta de préciser : « Mais le gardien de mon immeuble me connaît, depuis des années. Je l'ai prévenu de votre arrivée. Il n'y aura aucun problème. »
Elles arrivèrent devant un immense bâtiment, très moderne. Lorsque la berline s'engouffra dans l'une des portes qui menaient au parking souterrain, Regina sentit que sa passagère se recroquevillait. Un garde, armé, contrôlait les entrées et sorties. La pénaliste lui fit un petit signe et un sourire, auquel il répondit aussitôt. La voiture bifurqua. Lorsque le vigile ne fut plus en vue, Emma tourna craintivement la tête. « Il…il a rien demandé… » « Il travaille pour une compagnie privée. » expliqua la juriste. « Bien sûr, il est en contact direct avec la police, mais il me fait confiance. Je lui ai tout expliqué. Vous n'avez rien à craindre de lui. »
Le parking était relativement vide. À cette heure, en semaine, la plupart des habitants de l'immeuble travaillaient. La belle brune gara sa voiture juste devant l'ascenseur, pour éviter à Emma de devoir marcher. Cette dernière n'osait visiblement pas prendre la moindre initiative. L'avocate se hâta d'aller récupérer le duffel bag et son attaché-case, puis vint lui ouvrir. « Vous pouvez sortir. » dit-elle avec douceur. Péniblement, la petite voleuse parvint à quitter son siège. Regina constata avec soulagement que, grâce sans doute à la température agréable prodiguée par le chauffage de la Mercedes, elle tremblait moins, ne claquait plus des dents.
Elles eurent l'ascenseur pour elles seules. Emma regarda, de ses yeux effarés, dans l'immense miroir cerclé d'or, son reflet emmitouflé, qui serrait nerveusement sa couverture. Elle osa rabattre sa capuche, fit apparaître ses cheveux dorés, tout poussiéreux. Un gémissement étouffé s'échappa de ses lèvres lorsque la cabine marqua une halte, pourtant tout en douceur, au neuvième étage. Était-ce l'angoisse ou l'effet de l'antalgique avait-il déjà commencé à se dissiper ? La belle brune ne put en décider. Portant toujours son grand sac et son cartable, elle se hâta de faire sortir sa protégée de l'ascenseur, d'ouvrir la porte de son appartement, entra, déposa son fardeau dans l'entrée, puis se tourna vers son invitée et sourit de toute son âme. « Venez, n'ayez pas peur. »
L'enfant des rues, emballée dans son étrange accoutrement telle la petite marchande d'allumettes, étreignait toujours convulsivement son doudou. Elle hésita sur le seuil assez longuement, tendit son long cou raide, pour voir à l'intérieur. Regina, consciente de son état d'esprit et du fait que, inévitablement, elle craignait de se laisser entraîner vers un nouveau lieu de tourments, attendit patiemment qu'elle se décide.
Enfin, à pas très lents, elle s'avança, pénétra dans le hall. Elle marqua une pause, laissant tout juste à son hôtesse la place de fermer la porte derrière elle. L'avocate commença par ôter sa propre pèlerine et ses gants, les accrocha à un élégant porte-manteau, puis, en prenant son temps, elle enleva ses bottes, chaussa de confortables pantoufles, et fit doucement le tour de sa protégée, se postant à une distance raisonnable, lui offrant le loisir de reprendre ses esprits. Au bout de quelques secondes, Emma murmura : « Fait chaud… » En effet, la juriste avait pris grand soin, dès le matin, de régler le thermostat, sans rendre l'atmosphère irrespirable. « Vous voulez dire que vous avez trop chaud ? » s'enquit-elle. Les grands yeux verts plongèrent dans les siens, visiblement interloqués par toute la situation. « N…non…c'est pas ce que je voulais dire. » « Je vais vous débarrasser, si vous le voulez bien. » fit Regina avec un doux sourire.
Sans l'ombre d'un geste brusque, elle ôta le grand manteau et les gants, les suspendit à la patère. La petite voleuse la suivait du regard, avec une certaine vigilance. Elle se hâta de transférer son doudou d'une main à l'autre, lorsque sa bienfaitrice fit glisser les épaisses manches feutrées le long de ses bras. Puis, Regina s'agenouilla avec naturel devant elle, et dit : « Je vais vous enlever vos bottines. Il vaut mieux laisser respirer les blessures que vous avez aux pieds. Il y a de la moquette partout, n'ayez crainte. » L'orpheline semblait incapable de toute réaction immédiate, comme une machine un peu lente. Elle cligna des yeux, puis s'appuya au mur et laissa cette belle dame, invraisemblablement élégante, la déchausser.
Regina prit le temps de ranger soigneusement les bottillons dans l'armoire à chaussures. Elle grimaça en voyant l'état des cou-de-pied de la jeune fille. Même ses orteils étaient couverts de vilaines plaies. En veillant à ne pas se placer trop près, afin de ne pas l'effaroucher, elle se redressa, se tint debout devant elle, fit un pas en direction de son salon. « Je peux vous faire visiter. »
Emma, qui étreignait toujours sa couverture contre elle, semblait à présent toute petite, dans sa robe de coton à rayure usée jusqu'à la trame et son jogging gris. Elle flottait dans son accoutrement saugrenu. Avec son visage livide et marqué, sa respiration d'asthmatique, ses épaisses lunettes écornées, ses cheveux abominablement emmêlés et hirsutes, sa saleté, l'odeur âcre qu'exhalait son corps, elle parut à la belle brune incroyablement poignante…bouleversante.
La magistrate se souvint inopinément de ce très, très vieux film, qui faisait partie de sa collection, et dont elle ne pouvait parler à personne puisque plus personne ne le connaissait. Un petit garçon recueillait chez lui un extra-terrestre, perdu sur terre. Il le mettait en confiance avec des bonbons au chocolat, d'une marque depuis longtemps disparue.
Regina avança de quelques pas, se plaça au milieu de son confortable salon. Se tournant vers sa propre créature d'un autre monde, elle sourit comme pour un jour de fête, fit un geste d'invitation. « Venez. Je vais vous donner une tasse de thé. Cela finira de vous réchauffer. Et nous allons déjeuner. » L'enfant trouvée tressaillit et redressa légèrement la tête au terme de « déjeuner ». Emma fit un pas, puis un autre, et parvint ainsi dans la grande pièce. Elle regarda lentement autour d'elle. C'était, plus que probablement, la première fois, de toute sa vie, qu'elle se retrouvait dans un intérieur aussi luxueux. Son regard glissa sur la grande télévision, encastrée dans un joli meuble acajou, décoré de bibelots de bon goût, sur l'immense canapé de cuir, en L, flanqué de trois fauteuils, sur la large table basse, s'arrêta sur de vastes rayonnages, qui occupaient deux pans de murs, bourrés de DVD impeccablement rangés, sur la porte qui menait à la cuisine. C'était un espace ouvert. La salle à manger, meublée d'un monumental buffet, d'une table en bois précieux, qui devait lui paraître colossale, de chaises assorties, était visible de là où elle se trouvait.
Évidemment intimidée au-delà des mots, l'orpheline resta plantée comme un radis, debout au milieu du salon. En désespoir de cause, l'avocate lui indiqua le couloir. « Les toilettes se trouvent de ce côté. Deuxième porte à gauche. » Juste après avoir prononcé ces mots, elle se demanda si Emma connaissait sa droite et sa gauche… « Je…peux y aller ? » fit la voix tremblotante. Très satisfaite de l'entendre formuler ce qui pouvait ressembler à une requête, Regina s'empressa de répondre : « Certainement ! Je vous attendrai au salon. »
La tête blonde, ébouriffée, se tourna dans la direction du couloir, et sa jambe gauche sembla vouloir esquisser un pas. La nature hésitante de l'ancienne reprise de justice paraissait accentuée à un niveau stratosphérique. Au lieu d'avancer, elle courba la nuque et regarda ses pieds nus et écorchés. « Je suis crade…Je vais tout vous saloper. » L'avocate s'approcha avec prudence et dit d'une voix douce : « Emma…Ne vous inquiétez pas pour ça, voyons. D'abord, ce n'est en aucun cas votre faute. Ensuite, cela n'a pas la moindre importance. Je nettoierai. Et si je n'en ai pas le temps ou l'envie, j'ai une armada de femmes de ménage à qui je peux faire appel à tout moment. Vous allez pouvoir vous laver très bientôt. Mais franchement, je pense que vous nourrir est plus urgent. » La petite voleuse pencha curieusement la tête, regarda de ses yeux mouillés, par en-dessous, sa sauveuse, et fit un imperceptible signe d'approbation. Comme si elle s'attendait à ce que la malheureuse prenne la fuite, Regina tendit les deux mains vers elle. « Je propose de vous débarrasser de votre couverture pendant que vous vous rendez aux toilettes. » Les longs bras décharnés se resserrèrent convulsivement sur le carré de laine blanche. La magistrate offrit son plus beau sourire. « Ne craignez rien. Votre doudou vous attendra au salon. Je vais l'étendre sur un fauteuil. Il a été un peu mouillé, dehors, avec la bruine et le vent. Mais il sèchera très vite. »
Le temps semblait suspendu. Les actions les plus simples, normalement quasiment instantanées, étaient distendues, presque dilatées. Emma consentit à confier l'objet transitionnel à son hôtesse. Mais si lentement que cela lui prit plusieurs secondes. La juriste s'en empara comme s'il s'agissait d'une inestimable relique, désigna encore une fois le couloir et répéta : « Deuxième porte à gauche. »
Enfin, la jeune fille fit un pas, puis un autre, dans la direction indiquée. Elle avait dû sentir dans son dos le regard inquiet de la pénaliste, car juste avant de pénétrer dans le corridor, elle se retourna vers elle et dit : « Vous inquiétez pas…Je vais rien voler. Je vous ferais jamais ça, à vous… » Regina secoua la tête. « J'en suis sûre…Ce n'est pas ce qui me préoccupe… »
Elle vit la silhouette chétive s'engager dans le couloir, trouver sans difficulté la porte des toilettes. Apparemment, elle connaissait bien sa droite et sa gauche. La belle brune écouta avec anxiété la porte se refermer, presque sans un son. Il était évident que l'infortunée s'efforçait de produire aussi peu de bruit que possible, de se muer en la créature la moins encombrante qui soit. Un claquement, à la fois ténu et sec, se fit entendre. Emma avait tourné le loquet.
Dès qu'elle fut seule, la juriste se passa une main dans les cheveux. Qu'avait-elle fait ? De quelle responsabilité se retrouvait-elle investie ? Tout ce qu'elle avait expliqué à son ancienne cliente était rigoureusement exact. Elle éprouvait réellement pour elle de l'affection, ainsi qu'une forme d'admiration, curieuse et intéressée. Mais, célibataire et sans enfant, ne comptant, depuis l'âge de vingt-et-un ans, que sur ses propres ressources, n'ayant vécu que des relations amoureuses passagères et pour ainsi dire lointaines, Regina sentit soudain que ses projets politiques se concrétisaient, et impliquaient, peut-être plus encore qu'elle-même, cette malheureuse âme solitaire, qui avait certainement à la fois tout à y perdre et tout à y gagner.
Se décidant brusquement, elle tourna le dos, se dirigea vers son salon, étala sur un fauteuil le châle de laine blanche. Puis, elle se dirigea elle aussi vers le couloir, entra dans sa chambre. Plusieurs minutes s'écoulèrent avant que le bruit de la chasse d'eau ne se fît entendre.
Lorsqu'Emma revint, marchant avec une lenteur désespérante, elle paraissait, sans son doudou qui lui donnait un semblant de contenance, encore plus gauche et perdue que quelques minutes auparavant. Regina, sortant de son impériale cuisine, s'avança vers elle avec un mélange de hâte et d'hésitation, résista à l'envie de lui demander si tout s'était bien déroulé, aux toilettes. Le regard clair de la petite délinquante la détailla de bas en haut. Elle s'était changée, avait troqué sa tenue de travail contre un confortable pantalon d'intérieur et un chandail. Avec un sourire d'hôtesse d'accueil, la pénaliste fit un grand geste d'invitation, en direction du salon. La petite se dirigea en boitillant vers l'endroit indiqué, toussa dans son coude.
Elle marqua un arrêt, observa, comme elle semblait le faire pour tout. Des coussins avaient été artistement arrangés, par terre, autour de la grande table basse. Deux napperons avaient été posés sur le meuble, flanqués chacun d'une cuillère à soupe, ainsi que de larges tasses, coquettement placées sur des soucoupes, et accompagnées de cuillères à thé. Une théière fumante et un sucrier complétaient l'ensemble.
Bien entendu, l'enfant trouvée attendit que son hôtesse l'invite à s'installer pour se rapprocher de la place qu'elle lui désignait. Regina vit les pupilles vertes se diriger vers le côté, enregistrer la présence rassurante de sa couverture, tout près du coin qui lui avait été préparé. Là, les coussins étaient en plus grand nombre, et disposés selon ce qui semblait relever d'une stratégie soigneusement planifiée. Deux épais oreillers côtoyaient de part et d'autre un énorme traversin. La jeune fille contempla quelques instants, les yeux écarquillés, l'installation.
« Je pense que cet arrangement sera plus confortable pour vous. » dit la magistrate en ayant l'air de s'excuser. Emma releva vers elle un visage éberlué. « Vous avez fait ça pour que j'aie pas besoin de m'asseoir… ! » C'était un constat incrédule, stupéfait. « Mais oui. Installez-vous. » insista la belle brune.
Elle se demanda si elle devait soutenir sa protégée, afin de l'aider à se camper à califourchon sur le traversin. Mais Emma se pencha gauchement, prit appui sur le fauteuil situé juste derrière elle, ploya les jambes, avant de s'arc-bouter à la table basse. Elle acheva sa course à genoux, les cuisses de part et d'autre du gros coussin oblong. Cette posture épargnait tout contact à ses fesses, et les oreillers protégeaient ses rotules. Lorsque la petite fut installée, elle jeta un nouveau coup d'œil timide à sa sauveuse, se tordit nerveusement les doigts. « Merci… » murmura-t-elle. « Je vous en prie. » répondit la juriste en s'installant à son tour. Elle avait prévu, à la place qu'elle s'était réservée, un simple coussin, sur lequel elle s'assit sans façon, les jambes croisées en tailleur. « Je nous ai fait du thé. » dit-elle en versant le breuvage dans la tasse de son invitée. « Vous prendrez du sucre ? » Comme à son habitude, l'enfant martyre parut devoir méditer plusieurs secondes avant de répondre à cette question difficile. « C'est pas…obligé… » fit-elle, tout en lorgnant le sucrier avec une évidente convoitise.
Regina ne se considérait pas du tout comme quelqu'un de patient. D'un tempérament fougueux et intransigeant, elle était plutôt prompte à l'irritation…sauf dans sa vie professionnelle. Et avec celle qu'elle avait élue pour l'aider à sauver le monde, elle se découvrait des trésors d'indulgence. « De toute façon, le sucre n'est pas la meilleure façon pour vous de recommencer à adopter une alimentation normale… » dit-elle tout en en glissant une cuillérée dans la tasse de sa protégée. « Je pense que vous devriez vous contenter d'une petite dose. Mais cela vous donnera un coup de fouet. » L'avocate eut un petit tressaillement mortifié. Aguerrie en beau langage et dans l'art de choisir ses termes, les impairs de ce genre étaient pour elle chose tout à fait inhabituelle. Regardant l'ex-détenue en rougissant légèrement, elle s'excusa aussitôt. « Pardon…je ne voulais pas. »
À sa profonde surprise, se dessina sur la face d'ange martyrisé un sourire en coin, plus amusé qu'autre chose. « C'est pas grave, Maître. » Regina en resta pantoise. C'était la première fois qu'elle voyait un vrai sourire, sur ce visage sale et ravagé de souffrance. Les traits anxieux en furent transfigurés. « Elle est ravissante. » songea la magistrate. Puis, comme Emma ne touchait pas à sa boisson, elle porta sa propre tasse, vide de sucre pour cause de régime, à sa bouche, en but une longue goulée revigorante.
L'enfant des rues reporta toute son attention sur son thé. En avait-elle déjà bu une seule gorgée dans sa vie, se demanda la juriste ? En hésitant comme à son habitude, elle y porta ses mains rouges et calleuses, poussa un étrange soupir de plaisir en percevant la chaleur qui émanait de la grande tasse, toussa un peu, puis se saisit du récipient, le porta prudemment à ses lèvres, renifla, aspira une lampée avec circonspection. Elle ferma les yeux, garda le breuvage contre son palais quelques instants, comme elle l'avait fait de la première bouchée du sandwich, vendredi dernier…À peine quatre jours auparavant. Regina avait l'impression que plusieurs mois s'étaient écoulés. Au moment où Emma déglutit bruyamment, des larmes perlèrent au bord de ses longs cils beiges. Elle se hâta de prendre une seconde gorgée, s'interrompit le temps de plonger son regard humide dans les yeux de sa sauveuse, murmura : « C'est bon. », puis finit sa boisson d'un seul trait et reposa la tasse sur la table en se léchant les lèvres. Une couche de buée s'était déposée sur les verres des épaisses lunettes. La jeune fille fit le geste de les ôter, puis se ravisa et regarda son hôtesse. « Vous pouvez enlever vos lunettes et les déposer sur la table » fit cette dernière. L'enfant des rues obtempéra aussitôt, replia soigneusement ses binocles et les posa sans bruit à côté du napperon.
La pénaliste avait, une fois de plus, de la peine à contenir son émotion. Elle avala plusieurs gorgées. Il s'agissait de thé blanc, de qualité supérieure, comme tout ce qui franchissait son seuil. Elle mit une minute à finir sa tasse, tout en surveillant la petite du coin de l'œil. Elle avait voulu, selon les instructions de Catherine, lui mettre quelque chose dans l'estomac avant de la nourrir de façon plus substantielle. La malheureuse agrippait à présent le récipient vide de ses longs doigts rouges, profitant évidemment de sa chaleur.
« Le bouillon doit être chaud » murmura l'avocate en se redressant. La jeune fille releva brusquement la tête en entendant le mot « bouillon ». « J'espère que ce sera à votre goût. » fit Regina en se dirigeant vers la cuisine. « J'aime tout ce qui se mange » entendit-elle dans son dos.
La belle brune revint avec un énorme bol, de ceux dans lesquels on sert les phos vietnamiens, ainsi qu'un grand verre d'eau, et les posa délicatement devant l'orpheline. Revenue avec sa propre part et un autre verre, elle s'installa élégamment, regarda sa protégée. Emma contemplait son assiette, les yeux ronds comme des soucoupes. Sentant sur elle le regard de braise, la jeune fille leva des yeux craintifs. « J'ai…jamais…mangé…autant… » La juriste eut un doux sourire, se garda bien de dire qu'elle avait vainement tenté de négocier avec Catherine le droit de lui servir un deuxième bol. « Vous n'êtes bien sûr pas obligée de tout manger. Mais vous pouvez », assura-t-elle en insistant sur ce verbe, « finir votre assiette. »
Se décidant, l'enfant martyr toucha timidement le récipient, eut un étrange tressaillement. « C'est chaud ! » s'exclama-t-elle. Espérant l'encourager, Regina prit une grande cuillérée de son potage, le mangea sans façon. Il était parfaitement réussi. « Vous voulez dire que c'est trop chaud ? » s'enquit-elle. Une fois de plus, les immenses iris vertes plongèrent dans les siennes, lui pourfendant l'âme de leur douloureuse innocence. « Non…, » répondit-elle dans un souffle, « c'est pas ce que je voulais dire… » « Note pour moi-même : », songea Regina, « arrêter d'interpréter toutes ses remarques comme des critiques. » Elle prit une autre cuillérée.
De son côté, Emma s'empara de sa cuillère à soupe avec une pathétique gaucherie, puis la plongea dans son bouillon. Elle avait rapproché son visage de son bol, si près que cela évoquait un chien, s'apprêtant à laper. Elle remua le liquide fumant. « Y a…des trucs dans la soupe… » annonça-t-elle. La pénaliste déglutit et dit : « Oui…C'est un bouillon de poulet. Une recette à moi. Il contient des morceaux de viande. Il y a aussi du vermicelle, des carottes, des oignons, des poireaux et du céleri. » L'enfant abandonnée la regarda comme si elle venait d'énoncer une formule magique. Enfin, elle prit une cuillérée, la porta à ses lèvres. Comme à son habitude, commençait à comprendre sa sauveuse, elle garda la nourriture en bouche quelques secondes, les yeux fermés, puis avala avec bruit.
Cette fois, elle se mit à pleurer, aussi discrètement que possible, regarda, en hoquetant, celle qui n'était plus son avocate, derrière une cascade de larmes. Regina ne savait comment réagir. « Ça vous plaît ? » demanda-t-elle d'une voix mal assurée. La jeune fille dut s'y reprendre à plusieurs reprises avant de parvenir à répondre : « C'est…b…b…bon… » La pénaliste sentit que ses yeux s'humidifiaient aussi. Emma n'avait probablement pas d'autre mot, pas d'autre façon d'exprimer qu'elle n'avait jamais rien goûté de tel. « Je suis contente que cela vous plaise. » dit-elle simplement.
La petite délinquante replongea vers son bol et enfourna plusieurs cuillérées d'affilée, presque sans respirer, les avalant si vite que cela produisait un bruit de plomberie, engloutissant, pratiquement sans les mâcher, les morceaux de poulet et de légumes, les pâtes fraîches. Ses cheveux retombaient en grappe devant elle, balayant la table basse, au risque de tremper dans sa soupe. La femme de loi s'était attendue à cette réaction. Elle posa affectueusement sa main sur l'épaule tremblante, en sentit l'ossature à travers le coton sale de la robe défraîchie. Malgré la douceur de son geste, l'enfant des rues sursauta violemment, dressa la tête, reposa avec affolement sa cuillère sur la table. Il était évident qu'elle craignait d'avoir été prise en faute. « Emma… » commença la magistrate, « je vous en prie, ne mangez pas si vite. Vous avez le temps. Il n'y a personne, ici, pour vous voler votre nourriture. Et votre estomac a besoin de ménagements. Si vous le surchargez tout à coup, vous vomirez. » Catherine l'avait bien mise en garde contre ce risque.
La petite blonde la regarda quelques instants de ses yeux effarés, puis hocha la tête. Elle recommença à manger avec mesure, se forçant à attendre quelques instants entre chaque cuillérée. Regina eut la nette impression que son improbable convive ne cherchait, en agissant ainsi, qu'à lui faire plaisir. De son côté, elle termina son assiette. Sa portion était moitié moins imposante que celle de son invitée. Pourtant, elles finirent en même temps. Emma grata le fond de son bol, recueillant jusqu'à la moindre parcelle de poireau, léchant la cuillère. Ce fut à ce moment que l'avocate réalisa qu'elle n'avait plus toussé, depuis un quart d'heure. La boisson chaude et le bouillon lui avaient probablement été bénéfiques sur ce point. Mais, comme pour lui donner tort, la jeune fille fut immédiatement secouée d'une terrible quinte, se pencha pour presser sa bouche et son nez contre son coude et resta ployée, dans cette position, durant près d'une minute.
Regina attendit, inquiète, que la toux se calmât. L'orpheline finit par se redresser et la regarda, l'air coupable. Des larmes avaient coulé le long de ses joues pâles. « Ça vous a plu ? » lui demanda son hôtesse, tout en lui tendant le verre d'eau. « Ou…oui… » répondit-elle. « Merci… » Et elle but, tout d'un trait. Peut-être pour se donner une contenance, davantage que dans un but domestique, la belle brune se releva et débarrassa la table. Revenue de la cuisine, elle se réinstalla. La jeune voleuse se torturait les mains avec embarras. Le regard vif de la juriste observa quelques instants et comprit que la malheureuse jetait des œillades indécises à son doudou, placé tout près d'elle. « Votre couverture doit être sèche. Vous pouvez la récupérer, si vous voulez. » L'ex-détenue ne se le fit pas dire deux fois et s'empara avec fougue de l'objet transitionnel, qu'elle porta brièvement à son visage, le temps de le humer, puis serra contre sa poitrine, les yeux baissés.
Le moment était venu d'aborder certains sujets délicats. « Emma, je voudrais que vous me permettiez de faire venir une amie à moi. » Les sourcils couleur sable se froncèrent avec perplexité. « Elle s'appelle Catherine…Catherine Nolan…Elle est médecin. » Les longs bras décharnés étreignirent le châle blanc avec davantage de force. « Je comprends qu'il ne soit pas facile pour vous de vous laisser examiner. Mais Catherine est mon amie, depuis l'université. C'est réellement quelqu'un de bien. Je lui ai longuement parlé de vous et elle a hâte de vous rencontrer. » Pour être plus exact, Regina lui en rebattait incessamment les oreilles depuis un mois. Depuis qu'elle avait rencontré sa nouvelle cliente, en fait. Mais il était vrai que la généraliste désirait ardemment faire connaissance avec cette enfant des rues, qui avait tant capté l'attention de sa meilleure amie. « Par ailleurs, » continua l'avocate, « cette toux m'inquiète beaucoup. Il va falloir vous soigner. Et de toute façon, vous avez besoin d'un check-up complet. »
Emma avait écouté avec attention, sa couverture pressée à la fois contre son torse et son visage. Elle semblait réfléchir. Ayant achevé son argumentaire, la pénaliste se tut, attendit patiemment une réaction. L'enfant abandonnée ouvrit la bouche, la referma, la rouvrit. Se décidant enfin, elle murmura : « Je suis sale…je sens mauvais. » « Je comprends ! » se hâta de répondre la belle brune. « Cela ne presse pas à ce point. Je vous propose de prendre un bain. J'appellerai Catherine ensuite. Elle habite tout près. Elle n'attend que mon feu vert. » Se baigner juste après un repas avait toujours fait partie des interdits hygiénistes de feue Cora Mills. Mais Regina avait constaté par elle-même que cela dépendait des constitutions et ne posait pas réellement de problème. La délinquante observa son hôtesse, encore, durant quelques secondes. La façon dont elle semblait peser le pour et le contre, à tout propos, avait, aux yeux de Regina, quelque chose de bouleversant. « Un bain ? » demanda-t-elle. « Oui…En avez-vous déjà pris un ? » La jeune fille rougit légèrement. « Un ou deux…qu…quand j'étais petite…je crois… » « Eh bien, il est temps de renouveler cette expérience, ne pensez-vous pas ? » fit remarquer la magistrate. « Euh…d'…d'accord, Maître. »
La belle brune sourit de toute son âme. « Je ne suis plus votre avocate, puisque vous n'êtes plus sous le coup d'une condamnation. Je voudrais que vous m'appeliez Regina. » Les yeux d'émeraude papillonnèrent. « C'est votre nom ? » Était-il possible que ce détail fût resté inconnu de la malheureuse ? Elle s'était sans doute présentée sous le nom de « Maître Mills ». Bien entendu, son prénom apparaissait par-ci par-là, dans les documents officiels qu'elle avait présentés à sa cliente. Mais, étant donné les difficultés de la petite, elle ne lui avait jamais fait déchiffrer que les passages-clefs. Elle acquiesça en souriant. « C'est beau. Ça vous va très bien. » chuchota la voix éraillée. « Merci, Emma. De mon côté, j'adore votre nom. Il est à la fois simple et élégant. » Encore quelques secondes de méditation. « Personne m'a jamais dit ça. » N'ayant rien à répondre, la magistrate réitéra sa demande. « Vous m'appellerez Regina dorénavant ? » « Je…suis pas…sûre d'y arriver. » balbutia la jeune fille. « Ce n'est pas grave. Je voudrais simplement que vous essayiez. » Un timide hochement de tête.
La cadette des sœurs Mills se releva avec souplesse, puis tendit sa dextre à sa protégée. « Si vous le voulez bien, nous allons nous rendre à la salle-de-bain. » La petite blonde hésita, jeta un œil sur ses lunettes, restées sur la table. Suivant son regard, l'avocate assura : « Vos lunettes ne craignent rien du tout. Vous pouvez les laisser ici. » Emma saisit lentement la main qui lui était offerte, étreignant toujours son doudou de son bras gauche. La juriste dut la soutenir avec précaution, pour lui permettre de se redresser, ce qui n'alla pas sans quelques gémissement endoloris. Lorsqu'elles furent debout toutes deux, Regina saisit avec douceur son invitée sous le coude et la dirigea, sans aucune hâte, vers le couloir.
