Chers lecteurs, ce chapitre est assez long. Il n'est pas, ce me semble, trop difficile à supporter, même s'il est question de faits violents et traumatiques mais uniquement sous forme d'évocation. Par ailleurs, j'en profite pour aborder brièvement le phénomène de la misère menstruelle. AVERTISSEMENTS ! Évocations de viols, de violences sexuelles et éducatives, d'humiliations.
Catherine répondit à la première sonnerie.
- Regina ! Enfin ! Je n'y croyais plus !
Déjà agacée, l'avocate se pinça l'arête du nez.
- Figure-toi que ce n'est pas tout à fait comme réussir une mayonnaise…C'est compliqué et ça prend du temps.
Elle faisait les cent pas dans le couloir, le téléphone collé à l'oreille, s'efforçant de chuchoter afin de ne pas être entendue d'Emma. Elle avait obtenu de pouvoir fermer la porte de la chambre d'ami et s'attendait à retrouver sa protégée endormie, à devoir la réveiller pour que la généraliste puisse procéder à l'examen médical.
- Réussir une mayonnaise aussi, c'est compliqué et ça prend du temps !
Elle respira profondément. Comment son amie parvenait-elle toujours à lui porter ainsi sur les nerfs ? Mais avant qu'elle eût pu trouver une réplique…
- Comment ça s'est passé ? Elle a mangé ?
- Oui…Comme un ogre. Et encore, c'est un euphémisme.
- Tu ne lui as pas donné plus que ce qu'on avait dit ?
- Mais non, rassure-toi ! Je t'écoute ! Je n'écoute que toi !
- Et elle a l'air de digérer ?
- Pas de vomissement en vue, en tout cas.
- Bon…
Un silence. Catherine semblait réfléchir.
- Elle a pris un bain ?
- Oui. Je t'ai dit qu'elle voudrait certainement se laver. Ça n'a rien d'étonnant.
- Et…elle t'a laissée l'aider ?
- Oui.
- Bon…
Encore un moment de réflexion.
- C'est plutôt bon signe…Tu lui as fait le traitement anti-poux ?
- Oui…euh…mais je te conseille quand même de t'en faire un ce soir, après l'avoir examinée…
- C'est toi la spécialiste, pas vrai ?
Les deux femmes échangèrent un très léger rire, qui détendit l'atmosphère. Regina s'attendait à ce que son amie raccroche, mais elle posa encore une question.
- Son état d'esprit ? Qu'est-ce que tu en penses ?
- Euh…
L'avocate dut se recueillir assez longuement, afin de mettre de l'ordre dans ses idées.
- Coopérative mais submergée. Traumatisée, méfiante, reconnaissante… commence à se détendre. Et exténuée bien sûr.
« Mmmmm » répondit Catherine.
- Comme tu dis.
- Bon, j'arrive.
- OK.
Regina raccrocha puis s'appuya brièvement au mur. Assaillie d'émotions, n'ayant guère dormi, elle se sentait épuisée. Prenant une grande inspiration, elle fit le geste d'ouvrir la porte de la chambre d'Emma. Se ravisant, elle frappa trois petits coups, tendit l'oreille, attendit quelques secondes. Comme rien ne se faisait entendre, elle ouvrit, très doucement.
La jeune voleuse, vêtue de son confortable pyjama tout neuf, était étendue sur le lit, dans la position où elle l'avait laissée, sur le côté, face à la porte, les deux jambes repliées, sa couverture serrée contre sa poitrine. Bien que des cernes profonds soulignassent ses paupières, elle ne dormait pas, semblait bien éveillée. Ses grands yeux naïfs et angoissés la scrutèrent, interrogateurs. La juriste se rendit compte que la simple vue de sa protégée la plongeait dans un trouble inexplicable, fait d'attendrissement et d'inquiétude.
« Vous ne m'avez pas entendue frapper à la porte ? » Hésitante, l'orpheline répondit. « Euh…si…mais…je… » Réalisant soudain que personne, bien certainement, n'avait jamais fait preuve d'une telle politesse à son égard, la magistrate se lança dans une explication. « Cela signifie que quelqu'un souhaite entrer dans la pièce où vous vous trouvez et sollicite une permission. » Les jolis sourcils couleur sable se froncèrent. « C'est votre chambre, Emma…Vous avez droit à l'intimité. Tout le monde devrait y avoir droit. Quand on frappe ainsi à votre porte, si vous acceptez qu'on entre, il faut dire « Entrez », suffisamment fort pour que votre visiteur l'entende. Et si vous ne voulez pas, pour une raison ou une autre, dites « Un instant ». Quelques secondes de traitement de l'information. Un hochement de tête. La pénaliste était certaine que plusieurs tentatives seraient nécessaires avant que l'habitude de faire respecter son sanctuaire soit acquise.
S'asseyant tout doucement sur le bord du lit, Regina offrit un de ses plus affectueux sourires, tendit une main douce, pour caresser les cheveux blonds, enfin propres. À sa grande joie, non seulement la petite délinquante se laissa faire, mais elle pencha légèrement la tête, cherchant à approfondir le contact.
« Catherine va arriver. » murmura-t-elle. « Elle devrait être là d'ici quelques minutes. » Sans s'éloigner de la tendre caresse prodiguée par sa bienfaitrice, Emma acquiesça sans bruit, puis demanda : « Elle va frapper…euh… à la porte ? » « Je la ferai entrer…Mais si vous voulez parler de la porte de l'appartement, il y a une sonnette. Et elle a une clef… » L'enfant martyr avait fermé les yeux, tout à la tendresse des gestes de son hôtesse, mais elle eut un léger sursaut et les ouvrit brusquement. L'avocate comprit sans autre qu'elle réagissait avec appréhension à la nouvelle qu'un tiers était susceptible de pénétrer ce havre qu'elle venait de découvrir. « N'ayez crainte ! Elle est bien élevée. Je ne lui ai confié une clef qu'en cas d'urgence. Elle n'entre jamais sans être annoncée ! Dans ce cas-précis, comme elle sait que nous l'attendons, elle s'en servira, mais c'est exceptionnel. » La jeune fille hocha la tête sans conviction. « Je vous suggère quelque chose. Lorsque Catherine arrivera, j'irai à sa rencontre, je fermerai la porte, et nous frapperons. Vous ne nous ferez entrer que quand vous serez prête. Cela vous fera un exercice… » Le regard effaré qu'elle reçut en guise de réponse ne lui révéla guère si la malheureuse avait saisi le projet.
À ce moment précis, le bruit caractéristique d'une clef qu'on tourne dans une serrure se fit entendre. Catherine avait dû se hâter. L'orpheline se contracta d'une façon qui alarma véritablement sa bienfaitrice. Ses genoux se rapprochèrent de son ventre, si bien qu'elle adopta une position quasi fœtale, et elle cacha son visage dans son doudou. Ne sachant quoi faire, Regina lui pressa doucement l'épaule, puis dit d'une voix mal assurée. « Je reviens. » Se levant, elle sortit dans le couloir et referma sans bruit la porte de la chambre.
Catherine se tenait là, dans l'entrée, vêtue, comme de coutume, avec une sobre élégance, sa large mallette à la main. Regina s'approcha de son amie, afin de pouvoir parler le plus bas possible. « Elle est absolument terrorisée…S'il te plaît, fais attention ! » « Bonjour à toi aussi ! » lui répondit le médecin. L'avocate eut un geste d'agacement. « Sérieusement, Catherine…Je préfère te prévenir…Ce qu'ils lui ont fait…Tu n'as pas idée… » La jeune femme soupira en levant les yeux au ciel. « Regina, bon sang! Tu me prends pour une petite nature ? Je suis médecin ! » « Diététicienne… » précisa l'avocate. « J'ai assisté à des opérations pendant mes études ! » se défendit son interlocutrice. « Et j'exerce comme généraliste ! »
Catherine était jolie, sans être véritablement belle, avec ses cheveux blonds cendrés, son minois fin, un peu sec, et son corps mince. Elle était capable d'inspirer une certaine crainte, tant elle semblait sûre d'elle, mais son visage pouvait également exprimer la plus grande douceur.
La juriste conduisit sa camarade d'études devant la porte de la chambre d'ami, frappa trois petits coups. La voix qui répondit était tremblante : « En…en…entrez… » En tout cas, Emma avait compris ses instructions.
Regina entra la première, offrit son sourire le plus rassurant. La jeune fille était restée strictement dans la même position et regardait, de ses immenses yeux verts agrandis par la peur, cette nouvelle menace potentielle.
Catherine changea d'attitude, si instantanément que cela ressemblait à un transfert de personnalité. Elle sourit, elle aussi, d'une manière à la fois cordiale et sécurisante. « Bonjour, Emma. » dit-elle en déposant sans bruit sa mallette au pied du lit. « Regina m'a énormément parlé de vous. Je suis ravie de vous rencontrer. » Elle s'assit sur le bord du lit, ce qui provoqua une sorte de tressaillement dans le long corps maigre de l'ancienne détenue. La pénaliste crut un instant que sa protégée aurait, au mieux un mouvement de recul, au pire un réflexe de fuite. Mais rien de tel ne se produisit. L'enfant trouvée dévisagea la nouvelle venue avec une peureuse curiosité.
Catherine lui tendit, dans un geste d'un extraordinaire naturel, une main, que la petite commença par fixer avec stupéfaction, comme elle avait fixé la brosse-à-dents, sans avoir l'air de comprendre de quoi il s'agissait. Son regard candide se tourna ensuite vers Regina, qui était restée debout, tout près du lit. La belle brune fit de la tête un geste d'encouragement, accompagné d'un murmure qui signifiait : « Serrez-lui la main. » Avec la lenteur d'une très, très vieille femme, la petite délinquante tendit à son tour sa dextre, la glissa en tremblant dans celle du médecin, et toutes deux échangèrent ce qui était peut-être la première poignée de main de la vie d'Emma.
Cette dernière toussa soudainement. Une longue toux souffreteuse, qui secoua son long corps amaigri. Le médecin regarda et écouta avec attention. Lorsque ce fut fini, elle parla comme si rien ne s'était passé.
« Je vais vous poser beaucoup de questions. » annonça-t-elle. « Je m'en excuse d'avance. » Et, se penchant sans quitter sa toute nouvelle patiente des yeux, elle ouvrit sa mallette, en retira un calepin et un stylo. « Vous avez mangé ? » Sans surprise aucune, l'enfant martyr mit quelques secondes à répondre. « Euh…ou…oui…Maître M…enfin…R…Regina… » Elle lança à son hôtesse un regard prudent, comme pour vérifier qu'elle prononçait bien son prénom, ou qu'elle n'outrepassait pas ses droits. « … m'a donné un grand bol de soupe. » Avec un geste enfantin, des deux mains, elle parut signifier que la portion qui lui avait été octroyée était celle d'un loup-garou. « Et…y…avait de la viande…des légumes…des nouilles…plein de choses… » Catherine griffonna quelques notes dans son carnet, puis jeta un œil à son amie. « Quand vous dites de la viande, je suppose qu'il faut comprendre un de ces petits poulets que Regina élève personnellement, dans un chalet à la montagne, qu'elle loue exprès pour eux, et qui sont nourris exclusivement au maïs bio qu'elle fait pousser elle-même ? » La magistrate poussa une exclamation indignée. « Ne l'écoutez pas, Emma ! Ce sont des volailles de première qualité, élevées par un fermier établi dans un petit champ, non loin de Boston, qui sait ce que c'est que le bien-être animal, et qui a la gentillesse de me fournir. » « Vu les fortunes que tu lui paies en échange, il serait bien bête de dire non ! »
La juriste ouvrait déjà la bouche pour rétorquer une réplique cinglante, lorsqu'elle entendit un ravissant rire cascadant. Elle regarda sa protégée. Emma riait timidement, une main devant la bouche. Émerveillée, elle jeta à son amie un regard plein de reconnaissance. Catherine était parvenue à détendre la petite.
La généraliste adressa à l'ancienne reprise de justice un clin d'œil espiègle, puis lui demanda : « Vous n'avez pas mal au ventre ? À l'estomac ? » L'orpheline secoua la tête. Sans lui demander de verbaliser, le médecin nota l'information, puis continua son interrogatoire.
- Bien…Très bien…Regina m'a parlé des poux.
En voyant que la jeune fille rougissait et baissait les yeux, le médecin se hâta de préciser.
- Ne soyez pas gênée ! N'importe qui, dans ces conditions, en attraperait. Je voudrais simplement jeter un œil à votre cuir chevelu, vérifier si le traitement en est venu à bout.
Emma ne réfléchit qu'une seconde, avant d'acquiescer, ce qui en disait long sur la capacité de Catherine à s'attirer la confiance de ses patients. Très doucement, cette dernière se pencha, son carnet dans la main gauche, passa les doigts dans la chevelure épaisse, regarda de tout près, à la lumière vive prodiguée par le lustre central. Se redressant, elle annonça : « C'est parfait. L'idéal serait de refaire un soin demain soir. » « Oui… » rétorqua la voix rocailleuse, « Regina me l'a dit. » Une émotion étrange monta à la poitrine de la magistrate. Cette fois, sa protégée n'avait aucunement hésité à prononcer son prénom.
L'examen se poursuivit. La jeune fille toussait de temps à autre. Catherine procédait avec méthode, passant en revue toutes les parties du corps, en commençant par le haut. Sans le toucher, elle regarda le fin visage.
- Vous avez deux marques, une trace de coup et une balafre.
Comme Emma se mordait les lèvres, elle se tourna vers son amie, qui se racla la gorge avant d'expliquer : « La gifle et le coup de cravache…Je t'ai expliqué. » La généraliste hocha la tête, puis reporta son attention sur sa patiente.
- Je m'en doutais mais je voulais en être sûre. Puis-je regarder de près, Emma ? Puis-je vous toucher? Je ferai très attention.
Quelques instants de méditation. Les immenses orbes émeraude étaient écarquillés. Puis, un signe d'assentiment, presque imperceptible. Catherine prit très, très doucement, le petit menton entre deux doigts, orienta la face d'ange vers la lumière, observa longuement, puis toucha la marque violette, appuya avec prudence, guettant les réactions de la petite. Celle-ci eut un tressaillement de douleur mais ne se déroba pas. « Désolée… » murmura le médecin. Après quoi, elle regarda l'estafilade qui traversait le joli visage en oblique, tira un peu sur la peau, sans effleurer la blessure. « Il n'y a pas d'infection. » murmura-t-elle. « Regina a mis du produit. » expliqua Emma. « Elle a très bien fait. » rétorqua distraitement le docteur en médecine. Puis, elle se redressa, prit des notes.
- L'entaille est en bonne voie de cicatrisation. Elle disparaîtra entièrement, d'ici quelques jours. Il vaut mieux ne pas y toucher. En revanche, vous avez un gros hématome, sur la joue…La claque a dû être très violente…
- Euh…Pas tant que ça…Enfin, c'était pas grand-chose.
Les deux amies échangèrent un regard navré. La malheureuse avait dû connaître tellement pire !
Se penchant, Catherine récupéra, dans sa mallette médicale restée entrouverte, un tube, qu'elle tendit à la juriste.
- C'est une pommade, très efficace contre les contusions faciales. J'ai apporté un maximum de médicaments, qu'on trouve sans ordonnance, en me basant sur tes informations.
Regina récupéra pieusement le produit.
- Merci…Tu me feras une note, je te rembourserai.
Le médecin acquiesça d'un air peu concerné.
- Tu peux lui en mettre sur la joue jusqu'à six fois par jour. Surtout si elle a mal…n'hésite pas.
Le médecin contemplait toujours le petit visage fatigué.
- Vos yeux sont très rouges…
- Je…j'ai beaucoup pleuré…Et j'ai pas tellement dormi.
Emma, chose incroyable, avait l'air de s'excuser !
Catherine s'approcha, tout doucement. La jeune voleuse semblait à présent presque en confiance. Elle se laissa faire lorsque cette nouvelle alliée tira délicatement sur ses paupières. Ensuite, le médecin se pencha à nouveau sur sa mallette, fouilla un peu, trouva ce qu'elle cherchait, tendit un flacon à son amie.
- Trois gouttes dans chaque œil, trois fois par jour.
Regina s'en saisit, remercia. Comprenant qu'elle aurait vite les mains pleines, elle posa pommade et collyre sur la table de chevet.
- Vous avez les lèvres terriblement gercées, et même blessées par endroits.
« Euh… » répondit Emma en se touchant la bouche. Un tube de crème, différent de celui qu'on trouvait habituellement dans le commerce, atterrit dans la main de l'avocate. « Tu as vraiment pensé à tout. » remarqua la belle brune. Le médecin ne répondit pas. Concentrée exclusivement sur sa patiente, elle l'observait, ne la quittait pas des yeux. Elle prit dans sa mallette une petite lampe de poche.
- Puis-je vous demander d'ouvrir la bouche.
L'enfant trouvée eut un geste unique et discret d'assentiment, puis se décrocha les mâchoires. Elle tourna même un peu la tête, pour faciliter la tâche au médecin. La magistrate ne put s'empêcher de remarquer que Catherine ne portait pas de masque. Était-ce dans le seul but de communiquer avec Emma par les expressions faciales ? Avait-elle décrété que la toux n'était pas un symptôme si inquiétant ? Le docteur en médecine observa avec attention l'intérieur de la cavité buccale, ne négligeant aucun recoin.
- Vos dents sont parfaitement saines ! Vous n'avez ni aphtes, ni plaies, ni ulcères…malgré les défauts de votre nutrition.
« Tu es sûre ? » intervint Regina. « Parce que l'hygiène dentaire, dans les prisons et dans les orphelinats, euh… »
Le médecin se pencha encore, regarda bien au fond de la bouche.
- Oui, j'en suis sûre…Aucun problème à signaler. Certaines personnes bénéficient d'une bonne ossature, d'une excellente salive, partiellement désinfectante. C'est ainsi. Nous ne sommes pas tous égaux.
Tandis que Catherine griffonnait quelques notes, l'ex-détenue toussa longuement, dans son coude.
« Avez-vous mal à la gorge ? » lui demanda-t-elle sans tourner la tête. « Euh…non… » répondit Emma dès qu'elle le put. « Bien…Je ne vais pas vous ennuyer avec l'abaisse-langue, alors. »
La généraliste observa quelques instants sa toute nouvelle patiente, le stylo en l'air. Ensuite, elle extirpa de sa mallette un stéthoscope.
- Nous allons à présent nous occuper de cette toux.
Elle commença par appuyer le pavillon sur la poitrine étroite, sans demander à ce que la jeune fille ôte son pyjama, ce dont Regina lui sut gré, fit tousser sa nouvelle patiente, lui demanda de respirer profondément, écouta également ce qui se passait dans son dos. Se penchant au-dessus d'elle, elle ne la fit même pas bouger, lui permettant de demeurer dans sa posture latérale, celle qui était certainement la plus confortable pour elle.
Après un examen minutieux, Catherine se redressa, rangea son stéthoscope, nota quelque chose dans son calepin. « C'est une grosse bronchite. »
Emma répondit en toussant longuement, Regina par une expression sceptique.
- Tu es sûre ?
- Mais oui ! Je sais que tu crains la pneumonie. Et tu n'as pas tort. Non soignée, l'infection aurait certainement dégénéré.
Le médecin se pencha une fois de plus sur sa mallette, en retira une bouteille, la déposa sur la table de chevet.
- Tiens, c'est un sirop antitussif. Six fois par jour, maximum. Et…Emma, avez-vous déjà pris des antibiotiques ?
Toute surprise qu'on s'adresse à elle, la jeune fille réfléchit profondément.
- Euh…c'est…des médocs ?
« Oui. » répondirent à l'unisson la généraliste et l'avocate.
« Ben…j'ai jamais rien pris…enfin je me souviens pas…sauf le truc que vous m'avez refilé ce matin. » fit-elle en s'adressant à Regina.
Catherine se tourna vers son amie, l'air interrogateur.
- Tu sais, les soins, dans le système…et ne parlons pas de la prison. Il y a de fortes chances qu'elle n'ait bénéficié que des vaccins obligatoires, d'un pansement et de désinfectant en cas de grosse blessure…
Se souvenant soudain d'un détail, elle ajouta, à l'adresse de son ancienne cliente :
- Votre dossier indique que vous vous êtes cassé l'omoplate, à…neuf ans je crois…
Très intéressée, le docteur en médecine regarda sa patiente. Emma, toute confuse d'être l'objet de tant d'attention, se contenta de rougir.
- Lequel, Emma ?
Sans bouger, la petite voleuse désigna son épaule gauche. Par chance, elle était étendue du bon côté.
Catherine tendit les mains, se ravisa.
- Pouvez-vous entrouvrir votre pyjama ? Je voudrais voir si la fracture a été correctement réduite.
En hésitant, la jeune délinquante défit maladroitement quelques boutons, fit glisser le vêtement de façon à ne découvrir que le strict nécessaire. Se levant et se penchant au-dessus d'elle, la généraliste toucha prudemment la zone concernée, tâta quelques instants, sourit.
- L'épaule et l'omoplate m'ont l'air en parfaite santé. Pouvez-vous me dire comment c'est arrivé ?
Emma regarda son hôtesse, comme pour lui demander une autorisation de parler. La pénaliste lui répondit d'un léger signe de tête.
- Euh…j'étais dans un orphelinat… Je me suis battue avec trois garçons. Ils m'ont jetée du haut d'un escalier.
Catherine resta quelque peu interdite. La magistrate comprit qu'elle s'était attendue à une histoire qui commençait par « J'aimais grimper aux arbres » ou autre charmant souvenir. Se reprenant, le médecin se racla la gorge.
- D'accord…qu'avez-vous eu comme traitement ?
Emma sembla ne pas comprendre. Elle regarda son interlocutrice de ses yeux candides, sans répondre.
- Je sais qu'il n'y a aucun bandage, aucun plâtrage possible, dans ces cas-là…Mais que vous a-t-on donné comme antidouleur ?
Un autre silence. Puis :
- Ben…rien…
Ce fut au tour de Catherine de rester abasourdie. Mais au bout de quelques instants, elle demanda, insistante :
- Comment, rien ? Pas même une aspirine ?
L'ex-détenue avait de plus en plus l'air d'être en faute, de devoir s'excuser.
- N…non…J'en ai jamais pris avant…avant ce que Regina m'a donné ce matin, pour m'asseoir dans la voiture. J'en avais entendu causer, c'est tout…
Intervenant, la juriste demanda : « Emma, comment avez-vous été punie, pour vous être battue ? »
Issue du même type de milieu qu'elle, son amie avait toujours exercé dans les beaux quartiers. Sa mère était morte lorsqu'elle était bébé. Elle avait eu la chance d'avoir un père aimant et protecteur, un autre point commun entre elles, qui les avait probablement rapprochées. Comme tous les enfants, elle avait à l'occasion écopé de châtiments corporels, à l'école, mais Regina savait qu'elle ne pouvait se faire aucune idée de ce qu'avait vécu sa protégée. Autant profiter de l'occasion pour qu'elle prenne conscience de ce à quoi elle était confrontée.
La petite rougit profondément en entendant la question de sa bienfaitrice, qui, comme à son habitude, se hâta de la rassurer.
- Ne craignez rien ! Vous n'avez rien à vous reprocher. Ni maintenant, ni alors. Je suis absolument certaine que vous aviez toutes les raisons du monde de vous battre. Et vous n'êtes en aucun cas responsable de la barbarie du système.
Emma sembla se détendre légèrement, se décida à répondre.
- Euh…C'était un orphelinat assez sévère. Ils ne laissaient jamais couler. Surtout pas les bagarres. J'ai…j'ai eu une bonne fessée.
« Alors…alors que vous souffriez d'une fracture ? » interrogea Catherine. Le ton de sa voix indiquait à quel point elle était choquée. La petite voleuse rougit encore et hocha la tête. Mais Regina décida d'approfondir.
- Avec quel instrument ? Combien de coups ? Vous vous en rappelez ?
La malheureuse frissonna sous l'assaut du souvenir.
- Oh oui…Je me souviens bien, parce que c'était horrible, d'être attachée sur le banc de punition avec mon épaule cassée. J'ai hurlé quand le surveillant a bouclé la lanière, sur mon bras gauche. J'ai reçu cinquante coups de férule.
Catherine se releva d'un coup, en fit tomber son calepin, cria : « Quoi ? » L'orpheline se recroquevilla, la regarda craintivement, chercha confusément à s'expliquer.
- Euh…ben…oui…J'vous ai dit…Ils…ils plaisantaient pas avec les bagarres. Cinquante, c'était le max…
Les beaux yeux verts passèrent avec effarement entre les deux femmes. Toutes deux se tenaient à présent debout, près du lit. La généraliste avait les lèvres tremblantes, les yeux écarquillés. La pénaliste regardait son amie avec un mélange de désolation et de triomphe. Catherine l'avait bien souvent accusée d'exagérer, dans ses récits des horreurs qui se produisaient, aussi bien au sein du monde carcéral que dans les organismes qui prenaient en charge les orphelins.
« Mais… » ajouta Emma… « les garçons ont été punis aussi…quarante coups… »
L'instinct de justicière de Regina s'éveilla aussitôt.
- Pourquoi dix coups de moins que vous ?
La jeune fille rougit à nouveau, profondément, eut l'air de penser qu'elle aurait mieux fait de se taire.
- Ben…ils…ils étaient plus amochés…
Un très léger sourire apparut sur le beau visage de la brune. Catherine, elle, avait pâli et semblait ne pas trouver ça drôle du tout.
Pourtant, elle se reprit, se rassit sur le bord du lit, en regardant sa patiente d'un œil nouveau, empreint de respect. « Je te l'avais dit… » murmura l'avocate. La généraliste ne répondit rien, ramassa son calepin. Se raclant la gorge, elle reprit l'examen comme si de rien n'était.
- Bien…Je vais vous prescrire des antibiotiques pour votre bronchite.
Elle prit dans sa mallette un livret de feuilles de prescription, en remplit une à la hâte, puis tendit le papier à Regina, tout en précisant : « Trois fois par jour, en mangeant. » La juriste prit la prescription, la rangea dans sa poche, puis dit : « Son dos est couvert de bleus…Tu veux bien jeter un œil ? » « Bien sûr. » répondit la généraliste en s'efforçant de retrouver un ton professionnel.
- Voudriez-vous ôter votre haut de pyjama et vous étendre sur le ventre ?
Les yeux de jade se posèrent avec une certaine appréhension sur son hôtesse, qui se hâta de lui offrir ce qu'il lui fallait d'encouragement.
- Tout va bien, Emma. Catherine est docteur. Je peux sortir si vous voulez…
- Non !
La petite l'avait interrompue. Se hissant sur un coude, elle acheva de déboutonner la veste de flanelle et s'en débarrassa prestement, la posant sur le lit à côté d'elle. Après quoi, elle se plaça diligemment à plat ventre. Son doudou était resté serré contre elle. Elle enfouit son museau dans la laine parfumée. « Ah oui…tout de même… » fit le médecin en voyant les contusions multiples qui bleuissaient la peau blanche, depuis les épaules jusqu'aux reins. Elle approcha ses mains, suspendit le mouvement.
- Je vais appuyer un peu. Si je vous fais mal, n'hésitez pas à le dire.
Emma hésita un instant, puis accepta, d'un mouvement de tête. Elle n'émit que quelques grognements étouffés, tandis que la généraliste tâtait prudemment, aux abords des plus gros hématomes. « Bien… » conclut-elle. Et, prenant à nouveau son livret, elle compléta une autre ordonnance, la tendit également à son amie. « Tiens, c'est à base d'arnica. Tu lui en mets autant que tu veux. C'est en vente libre mais je lui ai prescrit aussi une pilule homéopathique, très efficace. » Regina récupéra le feuillet. « Ses pieds sont aussi dans un état épouvantable… » Catherine recula sur le lit. La jeune fille, sur le qui-vive, se redressa légèrement, se tordit le cou pour la suivre des yeux. « Vous pouvez rester dans la même position. » assura le médecin.
Regina, sentant qu'une certaine nervosité s'emparait de sa protégée à mesure que l'examen progressait vers le bas de son corps, s'approcha et lui posa une main apaisante sur l'épaule. « Ne vous inquiétez pas, Emma. C'est long, je le sais, mais nous arrivons à la fin. Vous vous en sortez très bien. » Les yeux candides plongèrent dans les siens et y demeurèrent plusieurs secondes. Jaugeait-elle sa sincérité ? Quoi qu'il en soit, elle finit par reprendre sa position allongée, ses bras étreignant sa couverture.
Pendant ce temps, la généraliste avait examiné ses plantes de pieds, ses chevilles, ses orteils, les touchant le moins possible.
- Mmmmm…De vilaines écorchures. Un début d'infection, à plusieurs endroits. Combiné à la bronchite…je vais prendre votre température.
À la grande surprise des deux amies, Emma réagit avec terreur. Elle sursauta violemment, se retourna comme un ressort, et atterrit assise sur le matelas. L'avocate recula de deux pas, lui laissant de l'espace, imitée aussitôt par son ancienne condisciple.
Un cri de souffrance échappa à la malheureuse, et elle prit appui sur ses deux mains, afin de surélever un peu ses fesses. Elle semblait sur le point de prendre la fuite. « Non…s'il vous plaît…pas le thermomètre…J'ai pas de fièvre… »
Catherine demeurait interdite, sans comprendre cette réaction si imprévisible. Mais Regina, elle, assimila aussitôt la situation. « C'est un thermomètre auriculaire, Emma…Il se place dans l'oreille. » La petite vagabonde la regarda d'un air méfiant, fronça les sourcils. « Sérieux ? » « Mais oui, je vous le jure. N'est-ce pas, Catherine ? » Se tournant vers son amie, elle la pressa de répondre d'un regard significatif.
Le médecin mit quelques instants à réagir. Mais, comprenant elle aussi ce qui causait l'affolement de sa patiente, s'interrogeant sur les détails des pratiques médicales ayant cours dans les institutions de l'état destinées aux mineurs, elle se hâta de récupérer l'instrument dans sa mallette, le lui montra. « Voyez…cet embout se place dans l'oreille. Cela ne prend qu'une seconde. » La jeune fille regarda l'étrange objet, puis la généraliste. Son joli visage se détendit graduellement, puis, avec lenteur et en gémissant de souffrance, elle s'allongea à nouveau, sur le côté cette fois. « Pardon…J'ai cru que c'était l'énorme machin qu'ils vous mettent dans le cul, devant tous les autres, qui rigolent et vous demandent si vous le sentez… » Elle bâilla, se hâtant de placer une main devant sa bouche. La belle brune se rendait compte que son invitée était de plus en plus exténuée. Elle se tourna vers son amie, la pressant silencieusement de poursuivre l'examen. Le docteur en médecine avait pâli et considérait d'un œil sidéré sa toute nouvelle patiente. Profitant de ces quelques secondes de répit, la pénaliste récupéra le haut de pyjama et aida la petite voleuse à le remettre.
Se reprenant tout à coup, Catherine se rassit au bord du lit, plaça doucement l'embout dans l'oreille délicate. Le bip retentit presque aussitôt. « 36, 8…c'est parfait. » Elle regarda Regina, se força à sourire. « Tu as un thermomètre auriculaire ? » La magistrate répondit d'un hochement de tête. « Si tu sens qu'elle se met à chauffer, tu vérifies, d'accord…Et si ça monte, tu me préviens tout de suite. » Un autre signe d'acquiescement. « Et si tu pouvais aller chercher du désinfectant. C'est assez urgent. »
Lorsque la belle brune revint de la salle-de-bain, munie d'une bouteille d'antiseptique et de compresses de gaze, Catherine avait rangé le thermomètre et repris son carnet d'ordonnances, sur lequel elle était en train de griffonner.
- Bon…vous allez marcher pieds nus, le plus possible. Regina veillera à ce que les plaies restent propres. Et je vous prescris une crème à l'aloe vera. Vous pouvez aussi l'utiliser pour vos mains. J'ai vu qu'elles étaient très abîmées.
Le médecin imbiba elle-même, soigneusement, une compresse de désinfectant. Jouant l'infirmière, elle tamponna, le plus doucement possible, les plaies du pied droit, puis celles du pied gauche. Emma réagit à peine, se mordant les lèvres, s'efforçant de ne pas bouger.
L'avocate était consciente que l'état d'esprit de son amie avait radicalement changé. Elle s'efforçait à grand peine de dissimuler son bouleversement, devant l'état déplorable de la malheureuse. Lorsqu'elle lui tendit la prescription, les deux complices d'université échangèrent un regard. La généraliste, comprenant que le plus dur restait à faire, se retourna vers sa patiente pour se focaliser entièrement sur elle.
- Emma…Je sais ce que vous avez enduré, depuis un mois…Il faudrait que je vérifie l'état de votre siège.
La petite voleuse se redressa sur un coude. Sa moue dubitative indiquait clairement qu'elle n'avait pas compris. « Il faut soigner vos fesses… » murmura doucement Regina. « Voudriez-vous baisser votre pyjama ? » Cette fois, elle ne lui proposa pas de sortir.
L'enfant martyre baissa les yeux, rougit profondément. Mais, s'étendant à nouveau sur le ventre, elle saisit, après quelque hésitation, le bord de son pantalon, à deux mains, et le fit glisser gauchement jusqu'à mi-cuisses.
Le temps sembla s'arrêter.
La dernière fessée, lors de laquelle la malheureuse avait raconté avoir subi des attouchements, avait eu lieu l'avant-veille. La juriste avait constaté l'état catastrophique du petit postérieur, au moment du bain, et avait pu juger, de ses yeux, jour après jour, la navrante évolution des conséquences de la condamnation. Mais Catherine voyait cela pour la première fois. Elle eut une sorte de spasme d'effroi, un sursaut, un mouvement de recul, se releva, porta une main à son cœur.
Regina réalisa tout à coup que, par la force des choses, elle avait pris l'habitude de ces spectacles désolants. Le médecin, elle le savait, s'était déjà occupée de certains enfants que leurs parents ou instituteurs avaient malencontreusement disciplinés avec un excès de zèle. Mais rien de tout cela ne pouvait l'avoir préparée à cette chair pourpre, entaillée, ravagée, entamée jusqu'au derme, voire jusqu'au muscle, noircie par endroits.
Emma sentit immédiatement la réaction de cette belle dame, qui, à l'instar de son avocate, avait la bonté de s'occuper d'elle. Elle parut en éprouver du remords. Se tordant le dos, sans quitter sa position allongée, elle s'appuya sur un coude, se tourna vers la généraliste, et dit, le rouge aux joues : « C'est…pas aussi terrible que ça en a l'air… »
La magistrate eut un instant l'impression que son amie allait s'évanouir, ou se précipiter aux toilettes pour vomir. Mais rien de tel ne se produisit. Retrouvant la parole, Catherine balbutia.
« Emma…Mais comment pouvez-vous supporter ça ? La douleur doit être insoutenable ! » « Elle a l'habitude… » répondit sombrement la pénaliste à la place de son ancienne cliente.
Le médecin regarda sa complice de toujours comme si elle la voyait pour la première fois. Puis, avec des gestes précis de secouriste, elle se précipita vers sa mallette, en retira une seringue hypodermique et un flacon. Déchirant l'enveloppe de plastique, elle enfonça l'aiguille à travers l'opercule et aspira lentement le liquide.
« Tu ne lui as rien donné d'autre que l'antidouleur de ce matin ? » demanda-t-elle à Regina. « Non » répondit simplement cette dernière. Puis, après réflexion : « Tu l'as entendue. Elle n'a jamais rien pris. Tu es sûre que c'est prudent ? » Les yeux bleus clairs de Catherine replongèrent dans les siens. « Je suis médecin. Je ne peux pas la laisser comme ça. »
Ayant achevé de remplir la seringue, elle déposa l'enveloppe et le flacon sur la table de nuit. Durant ces opérations et le bref échange qui avait eu lieu entre ses deux protectrices, l'enfant trouvée avait blêmi. Toute sa chair s'était crispée d'appréhension. Elle paraissait, une fois de plus, sur le point de fuir.
Avec la plus grande prudence, le docteur en médecine se rassit sur le bord du lit. « Emma, » dit-elle avec douceur, « je vais vous faire une injection de morphine, juste une petite dose. C'est un médicament très puissant. Cela devrait vous faire dormir, ce qui n'est pas un mal étant donné votre état d'épuisement. Bien sûr il faudra vous surveiller, au cas où vous réagiriez de façon…imprévue…Mais vous devez… » Elle s'interrompit, déglutit. Elle semblait se retenir d'éclater en sanglots. « Vous devez souffrir le martyr, Emma…sans aucun soulagement, sans cesse, depuis un mois…La morphine supprimera la douleur…ou la supprimera presque. »
La jeune fille, qui avait jusqu'ici regardé craintivement la seringue, enfonça ses beaux yeux, brillants de larmes, dans ceux du médecin, en entendant cette dernière phrase. « Sérieux ? » demanda-t-elle dans un souffle. « Oui ! Je vous le promets ! » assura la généraliste. Le petit visage souffrant fit une moue dubitative et l'orpheline articula : « OK ».
« Pourriez-vous simplement découvrir votre épaule ? » demanda Catherine. La malheureuse s'exécuta avec un certain empressement, ce qui signifiait que, malgré elle, l'espoir que la promesse du docteur en médecine se vérifie s'était implantée dans son esprit. Elle fit glisser son pyjama sur la gauche.
Regina, le souffle court, vit son amie chercher une place dépourvue d'hématome, appuyer l'aiguille sur la peau blafarde. « Vous ressentirez une légère piqûre. » avertit-elle. Lentement, elle poussa sur le piston, puis rangea soigneusement la seringue, après l'avoir couverte de son étui protecteur, la tendit à Regina sans la regarder. « Tu peux la jeter. » L'avocate n'avait pas envie de quitter sa protégée en cet instant précis. Pourtant, elle s'empara des reliques de l'injection et courut à la salle de bain pour les déposer dans la poubelle, revenant dans la chambre aussi vite que possible.
Catherine s'était relevée. Elle lui jeta un regard un peu désemparé lorsqu'elle pénétra à nouveau dans la pièce. L'enfant trouvée gisait toujours sur le lit, à plat ventre, les fesses nues. Elle s'était mise à trembler et dit, de son joli timbre éreinté, en la regardant : « J'ai toujours mal. » Les larmes dégoulinaient sur ses joues. Le ton de sa voix suggérait qu'elle se préparait à une énième trahison. « Il faut attendre quelques minutes. » assura le médecin. « Assieds-toi à côté d'elle. Aide-la à patienter. » ordonna-t-elle à son amie. Regina obtempéra sans mot dire.
L'on eût dit que l'incroyable promesse, celle de ne plus avoir mal, rendait, finalement, l'insupportable réellement insupportable, que la malheureuse ne pouvait plus endurer la souffrance une minute, une seconde de plus. Elle frissonnait de plus en plus fort, se mit à pleurer et à gémir lorsque sa bienfaitrice s'assit à ses côtés.
Comme toujours inspirée, dans ces terribles moments, Regina glissa ses doigts dans les cheveux d'or, tandis que sa main gauche se saisissait doucement d'une des grosses paluches rougeaudes, la pressant intentionnellement. « Calmez-vous…Encore un tout petit peu de patience. »
Emma parut soudain s'arrêter de respirer. Elle s'immobilisa dans cette position, en appui sur les deux coudes, la tête baissée, avec tant de soudaineté que la juriste craignit un instant une réaction indésirable à la morphine. Puis, avec la même brusquerie, son souffle s'échappa de ses lèvres, et elle dit : « J'ai moins mal. » La magistrate lui serra la main plus fort, se pencha sur elle, lui caressa tendrement la tête. « Voilà, Emma…c'est le médicament qui agit. Dites-moi ce que vous ressentez… » « Je… » Dans un premier temps, ce fut tout ce qu'elle parvint à dire.
L'enfant martyre commençait à se détendre. C'était aussi perceptible que ses brusques crispations. Son corps se décontracta, très progressivement. Ses bras cessèrent de soutenir son torse, et elle s'étendit lentement, à plat ventre, le visage tourné vers sa protectrice, les mains de part et d'autre de sa tête, les yeux exorbités de stupeur. Elle ouvrit la bouche, comme un poisson hors de l'eau, ne parvint tout d'abord pas à prononcer un seul mot, puis déclara : « J'ai plus mal. » et éclata en sanglots.
Regina dut faire un grand effort pour ne pas pleurer aussi. Elle continua à caresser la tête blonde, échangea avec Catherine un long regard reconnaissant. Son amie avait également les yeux brillants et humides. Les gémissements spasmodiques d'Emma s'apaisèrent graduellement. Bientôt, elle ne fut plus secouée que de sa toux convulsive, ainsi que de brusques soubresauts pleins de larmes, à travers lesquelles elle balbutia, deux fois, le mot « Merci ». Ses fesses nues, dévastées, attiraient irrépressiblement le regard, et la juriste les désigna à son ancienne camarade d'études, d'un coup d'œil interrogateur, qui signifiait : « Que fait-on ? »
Le médecin se racla la gorge. Dans un ballet bien ordonné, les deux amies échangèrent leurs places, Catherine venant s'assoir aux côtés de sa patiente, Regina se plaçant debout près du lit.
- Emma…
L'orpheline avait à peine réagi, lorsque la généraliste s'était réinstallée au bord du matelas. Dans son état d'extrême vulnérabilité, c'était à la fois rassurant et bizarre.
- Emma…vous n'avez plus mal ?
Elle secoua la tête. Mais Catherine se méfiait, apparemment, de son seuil de la douleur.
- Je me doute que personne ne vous a jamais posé cette question, mais faites un effort. Je vais vous demander d'imaginer qu'on puisse noter la douleur…Vous savez, comme quand vous étiez à l'école, et qu'on vous mettait une note sur dix.
- Mmmm….
Elle marmonnait, d'une voix toute ensommeillée.
- J'avais toujours zéro…
Les deux amies échangèrent un regard à la fois peiné et amusé. En tout cas, elle suivait.
- C'est cela…eh bien, quelle note mettriez-vous à votre douleur à présent… ?
La petite réfléchit, puis se décida :
- Un…et demi p'têt.
Le médecin eut un murmure d'approbation.
- Bien…très bien…et avant…juste avant que je ne vous injecte la morphine, quelle note lui mettiez-vous ?
- Six…sept, parfois…
Regina se mordit les lèvres…Catherine la regarda d'un air désolé…
- Toi et moi, on aurait été à dix, sans aucun doute…On aurait hurlé…Malheureusement, c'est le mieux que je puisse faire…Impossible de lui donner plus. Il faut d'abord s'assurer qu'elle n'ait pas de réaction.
L'avocate se sentait incapable de parler. Elle se contenta d'acquiescer.
La généraliste s'empara de son calepin et griffonna encore une ordonnance.
- Les plaies sont bien propres. Sûrement grâce au fait que tu les as systématiquement désinfectées. Il faut s'assurer qu'il n'y ait pas d'infection, mais je sais que tu y veilleras. Et je lui prescris une pommade cicatrisante à la cortisone. Une fois par jour, avant de dormir. Et de la morphine par voie orale. Ce soir et demain, tu pourras lui faire deux injections, au maximum…Une dose légèrement plus élevée, si elle réagit bien. Je sais que tu as appris à piquer, à l'université. Je vais te laisser ce qu'il faut. Après, il faudra passer à la solution buvable.
Elle tendit le papier à son amie, qui le rangea soigneusement dans sa poche.
- Bien…Il n'y a pas grand-chose à faire de plus, de ce côté-là…
Emma, toujours allongée sur le ventre, ouvrit péniblement ses grands yeux et regarda cette belle dame, qui était, chose incroyable, son médecin.
- C'est fini ? J'peux dormir ?
- Pas tout à fait…Je sais que vous êtes fatiguée. Vous allez pouvoir dormir, très bientôt. Mais il faut encore que je vous fasse l'examen gynécologique. C'est très important…Vous savez ce que c'est ?
Malgré son évidente torpeur, la jeune fille hocha la tête.
- Vous allez regarder dans ma…euh…vous allez fouiller…en bas…Je sais parce que, dans les foyers, y avait toujours des garçons qui essayaient d'attraper des filles pour « jouer au gynécologue » …
Catherine et Regina échangèrent un énième regard navré. Le médecin jugea utile de préciser :
- Je ne vais pas « fouiller », Emma…J'irai très, très doucement. Et si je vous fais mal, il faudra me le dire.
Un « Mmmmmmmmmm… » extraordinairement peu convaincu fut toute la réponse qu'elle obtint.
« Vous acceptez ? » insista la généraliste. Les beaux yeux verts se rouvrirent, passèrent d'une femme à l'autre. « Regina s'ra là ? » « Si vous le souhaitez, bien sûr ! » répondit Catherine avec empressement. « Mmmm…J'ai pas trop la…force de bouger… »
Le docteur en médecine regarda le docteur en droit et lui murmura : « Tu peux lui enlever son pantalon ? Et la mettre sur le côté ? » La belle brune s'approcha, tout doucement.
- Vous permettez que je vous touche, Emma ? Il faudrait que vous vous allongiez sur votre côté droit et que je vous débarrasse tout à fait de votre bas de pyjama.
- Mmmmmmmmmoui…
Avec des gestes maternels, l'avocate fit pivoter la jeune fille à moitié endormie dans la position désirée, puis glissa ses doigts sous la toile bleue, demeurée à mi-cuisse, lui fit franchir les pieds endommagés. À sa grande satisfaction, la petite délinquante ne sursauta pas, ne protesta en aucune manière. Elle se contenta de ployer les genoux, dans une position fœtale. Il était évident que son état de quasi-endormissement aidait mais il s'agissait néanmoins d'une grande victoire. Regina repoussa encore un peu plus la couette afin de laisser le champ tout à fait libre au médecin.
Ainsi dénudée en-dessous de la taille, avec sa peau blafarde, sa maigreur, les innombrables traces de misère et de mauvais traitements qui marquaient son corps, ses longs bras enserrant son doudou, Emma était poignante, même, l'avocate s'en rendait compte, aux yeux de Catherine. Cette dernière insista encore une fois.
- Si vous souhaitez arrêter l'examen, n'hésitez pas à le dire…
Le « mmmmmmmmmoui… » auquel paraissait avoir été réduit le vocabulaire de l'ancienne détenue lui répondit. Avant de toucher sa patiente, la généraliste dit : « Je vais devoir vous poser quelques questions. Certaines seront difficiles, je pense. Mais il est très important que vous y répondiez. » « Mmmmmd'ac…. » Les deux amies échangèrent à nouveau un regard. Regina savait parfaitement à quoi s'attendre. L'interrogatoire commença.
- Avez-vous mal au vagin, Emma ?
- Mmmunpeu…
- D'accord…Nous allons chercher pourquoi…Avez-vous mal quand vous urinez ?
- Mmmnon…
- Parfait…
- Avez-vous vos règles régulièrement ?
Apparemment, cette dernière question était plus difficile. Les beaux yeux d'émeraude s'ouvrirent avec difficulté, regardèrent le médecin.
- Euh…pas…très…ré…gu…C'que vous avez dit…
- Quand les avez-vous eues pour la dernière fois ?
Elle fronça les sourcils, dut faire un gros effort de mémoire.
- Avant la prison…Enfin, avant la dernière fois qu'y m'ont chopée.
- Une semaine avant ?
Elle secoua la tête.
- Deux semaines ?
Elle referma les yeux, se mordit les lèvres.
- P'têt trois…
Catherine nota quelque chose dans son calepin. Elle avait adopté une moue à la fois professionnelle et un peu inquiète.
- Elles sont aussi irrégulières, d'habitude ?
- Oh oui…Parfois j'les ai pas, pendant tout l'hiver…
Un autre griffonnage, dans le précieux carnet.
- Et quand vous les avez, votre ventre vous fait souffrir ?
- Mmmoui…fort, des fois…
- Vous saignez beaucoup ?
- Oh…oui…et quand…quand j'peux pas voler des tampons, j'dois trouver une planque, parc'qu'y a du sang partout…
- Bien…merci…cela va beaucoup m'aider à vous soigner…
La généraliste hésita, prit une grande inspiration.
- Emma…je suis désolée de vous poser la question mais…avez-vous déjà été violée ?
Les grands yeux verts s'écarquillèrent, puis se remplirent de larmes, et se tournèrent vers Regina, qui, la mort dans l'âme, fit un signe encourageant, de la tête. Étant donné le parcours de sa protégée, les violences sexuelles fréquentes étaient presque inévitables. Lorsque la jeune fille répondit, sa voix était pratiquement inaudible.
- Ou…oui…
Catherine resta très professionnelle.
- Je suis navrée…Vraiment…Pouvez-vous me dire dans quelles circonstances ?
- Ben…dans les foyers…dans la rue…dans les squats…tout ça…
- En prison ?
- N…non…les gardiens surveillent…
- Combien de viols avez-vous subi?
- Euh…j'…j'ai pas compté…
- Plus de trois fois ?
Un hochement de tête.
- Plus de dix fois ?
Même réaction. Regina déglutit. Elle se sentait légèrement nauséeuse.
- Plus de vingt fois ?
- Euh…p'têt pas…
- D'…d'accord…
La voix de la généraliste s'efforçait d'être assurée.
- À quand remonte la dernière fois ?
- Euh…cinq jours avant la prison, j'crois…Deux gars que j'connaissais pas…sur les docks, la nuit...J'dormais…me sont tombés dessus.
- Bien. Merci d'avoir répondu. Nous allons commencer l'examen.
Regina intervint :
- Tu ne vas quand même pas la faire mettre sur le dos ? Tu as vu l'état de ses fesses ?
- Bien sûr que je l'ai vu ! Pourquoi penses-tu que je lui ai fait l'injection ? Il y a une autre solution. Peux-tu lui relever le genou gauche ? Aussi haut que possible. Sans lui faire mal, bien sûr.
La juriste s'approcha de sa protégée.
- Vous voulez bien, Emma ?
La jeune fille mit encore plus de temps que d'habitude à répondre, si bien que sa bienfaitrice la crut endormie pour de bon. Mais la voix rocailleuse, plus somnolente que jamais, finit par se faire entendre.
- Mmmoui…Z'êtes très gentilles…toutes les deux…pas l'habitude…Merci…
Un sourire jumeau, triste et ému, apparut sur les visages bien maquillés de l'avocate et du médecin.
Sans plus lui demander le consentement qu'elle avait déjà donné, la belle brune lui prit tout doucement le genou, le releva, formant avec la jambe droite un angle obtus. Emma était très souple, s'aperçut-elle. Elle ne gémit pas, ne protesta en aucune façon. L'avocate évita de regarder la place qu'elle avait dévoilée car elle n'était pas docteur en médecine. Mais elle vit le visage de Catherine se contracter et exprimer de l'inquiétude.
- Emma…vous avez des ecchymoses sur la vulve. Le dernier…la dernière agression que vous nous avez racontée remonte à cinq semaines…
- Mmmmj'saisbien…
Les yeux clairs de son amie vinrent plonger dans les siens, comme pour lui demander conseil. « Ne la pousse pas. » forma Regina avec les lèvres, aussi distinctement qu'elle put. La généraliste cligna des yeux, interloquée. Puis, elle se pencha, prit deux gants de caoutchouc dans sa mallette, les enfila.
- Je dois examiner l'intérieur de votre vagin, Emma…Je ferai le plus doucement possible. Si vous voulez que j'arrête, n'hésitez pas à le dire…
- Mmmmd'ac…
D'où elle était, Regina vit le médecin poser une main sur une cuisse blanche, l'écarter encore un peu plus. Sa dextre disparut entre les jambes ouvertes. Le regard clairvoyant de l'avocate se posa sur le visage éreinté, presque totalement endormi. Emma fit une grimace au moment où la gynécologue improvisée enfonça deux doigts en elle. Mais elle se détendit vite, ce qui en disait long sur la délicatesse de Catherine.
Les prunelles noires de la magistrate se posèrent à nouveau sur la face expressive de son amie. Celle-ci avait adopté une moue encore plus tracassée. L'examen se poursuivit durant quelques minutes. Finalement, la généraliste annonça :
- Emma…vous avez des lésions…des blessures vaginales…En soi, ce n'est pas très grave. Il faudra simplement surveiller qu'elles ne s'infectent pas. Elles devraient guérir par elles-mêmes, avec un peu de patience. Mais savez-vous ce qui les a causées ?
La réponse parvint presque immédiatement, figeant les deux femmes…
- Mmmoui…C'est Booth et Hunt…quand ils m'ont tripotée…pendant la dernière raclée…C'était euh…lundi…Maître Mills…Regina était pas là…Ils m'ont tripatouillé les seins…Et ils ont mis leurs doigts…les deux mecs en même temps…Ils rigolaient comme des fous…M'ont fait très mal…J'étais attachée, j'ai rien pu faire…
Regina et Catherine se regardèrent, éberluées. La pénaliste avait raconté, sous le sceau du secret professionnel, les exactions dont s'était plainte la petite, ainsi que le fait qu'elle avait refusé de tout dire. Son amie devait devenir son médecin traitant, et il était important qu'elle soit au courant.
La généraliste ôta précipitamment ses doigts d'entre les jambes de sa patiente, se débarrassa fiévreusement de ses gants. L'avocate lâcha le genou cagneux. Emma resserra les cuisses, se pelotonna, comme pour se réconforter elle-même. La magistrate décida qu'il valait mieux que ce soit elle qui pose la question…ou plutôt qui énonce les faits…
- Emma…ces deux crapules vous ont violée…Vous en êtes consciente ?
La malheureuse était toujours au bord du sommeil. D'ailleurs, c'était bien certainement son état d'engourdissement, induit non seulement par l'épuisement mais aussi par le soulagement de la douleur et l'effet de la morphine, qui l'avait conduite à révéler la vérité. Ses paroles étaient presque imperceptibles, les mots se chevauchant et s'entrechoquant.
- Mmmnnoonn…z'ont pas mis leurs machins…
« Oh ! Emma » dirent en même temps les deux amies.
Soucieuse d'assurer au mieux la défense de celle qui n'était pourtant plus sa cliente, de tout faire, malgré les obstacles, pour que justice soit rendue, Regina demanda.
- Qu'ont-ils fait d'autre ?
La respiration de la jeune fille à moitié endormie s'accéléra. Elle toussa un peu, resserra sa couverture contre elle
- Mmmmj'veuxpasl'dire…
