Et si Eren avait eu la chance de pouvoir se confier, de pouvoir tout raconter, de pouvoir tout avouer, de pouvoir tout balancer ..., alors si se serait tourné vers Levi. Le grand Levi Ackerman, l'homme le plus fort de l'humanité, le caporal, le bras droit d'Erwin, l'homme qui n'a plus à prouver et que personne ne peut envier, le dernier pilier du bataillon d'exploration, le seul héros à ne pas avoir la possibilité de mourir malgré cette envie saisissante qui l'anime chaque jour depuis des années.
Eren, s'il avait eu l'opportunité de se confier, se serait glissé dans la chambre de son caporal au beau milieu de la nuit. A pas de loup, il aurait remonté les nombreux escaliers en pierre, doucement avec ses pieds gelés, il aurait longé les murs des couloirs, uniquement aidé par la projection lumineuse de l'astre lunaire. Devant la porte en bois, sûrement qu'il aurait marqué un temps d'arrêt, juste pour prendre une grande inspiration, juste pour se demander une dernière fois si tout ça valait le coup. Le bois de la porte n'aurait pas craqué, la clenche n'aurait pas fait un seul bruit parce que le caporal est un maniaque de la propreté. Sur le pas de sa porte, il aurait hésité un petit moment, un pied dedans un pied dehors. Sa respiration se serait faite erratique, rapide, désordonnée ou peut-être silencieuse, inexistante, étouffée pour ne pas déranger son capitaine, pour le laisser savourer le calme salvateur de la nuit, savourer la paix éphémère qui inonde le bataillon lorsqu'ils ferment tous leurs yeux. Perché sur la pointe de ses pieds, déterminé à rejoindre l'homme étendu sereinement sur le lit, il aurait avalé la distance en trois grandes enjambées. Posté devant le lit, il se serait délicatement accroupi tout en faisant attention à ne pas mettre un coup à la commode par inadvertance et pour plus de stabilité, il aurait déposé ses bras sur le matelas, calé sa tête entre ses avants bras, rivé son regard sur le visage de Levi. Sa main, si proche pourtant si lointaine de sa peau, de sa poitrine qui se soulève en rythme avec ses inspirations et expirations, de ses cheveux qui lui tombent de part et d'autre de son front, de sa chaleur, de sa force. La minute d'après, comme il s'y attendait parce qu'il avait appris à connaître son caporal, la lame tranchante d'un couteau sous la gorge, le cou étiré vers l'arrière, les yeux plissés d'admiration face à ses réflexes surhumains, la respiration tremblante d'anticipation, l'ambiance de la chambre aurait changé, se serait transformée. Eren aurait lentement esquissé un sourire rassurant, ses deux lèvres se rejoignant et s'étirant légèrement vers le haut, levé doucement ses paumes vers le plafond, soufflé tièdement un Tout va bien caporal. Et juste comme ça, avec seulement ça ..., l'homme le plus fort de l'humanité se serait relaxé, aurait relâché la pression sur son couteau, l'aurait écarté centimètre par centimètre de sa gorge avant de le cacher de nouveau sous son oreiller. Un regard en coin plus tard, Eren se serait docilement débarrassé de ses vêtements, un par un et le tout sous le regard attentif de son vis-à-vis, pour se glisser dans le lit, sous la couverture. L'instant suivant, il se serait enroulé comme un insecte, comme un serpent, comme un putain de mille-pattes autour du corps de son caporal. Là, cacher dans cette pièce, pelotonner tout contre son flanc, il aurait soupiré de bien-être, se serait juré silencieusement qu'elle était ici sa place, dans ce lit, sous ce drap, contre cet homme, en sécurité et loin du monde, loin des horreurs, dans la douceur de l'obscurité et la chaleur humaine. Une main posée d'une façon possessive sur sa nuque – ses doigts longs et fins, dépliés sur sa chair, le bout de ses ongles enfoncés dans sa peau, son souffle chaud sur sa tempe, Levi l'aurait exhorté à la parole de sa voix froide et traînante. Et Eren aurait brisé à son tour le mutisme de la nuit, aurait parlé, se serait confié, l'aurait appelé lui le soldat le plus fort de l'humanité à l'aide. D'abord, peut-être qu'il aurait un peu hésité, qu'il aurait commencé de manière tout à fait boiteuse, quelque chose de léger, quelque chose en rapport avec son évolution, probablement une phrase bancale à propos de ses nouveaux centimètres Mes jambes font presque votre taille, Caporal. Levi lui aurait foutu une claque derrière le crâne, rien de bien méchant, parce qu'il n'aurait même pas pris d'élan puis se serait empressé de remettre sa main où elle était, remettre ses doigts sur la peau de son cou. Qu'est-ce que vous pensez de tout ça, Caporal ? Il n'attendrait pas particulièrement de réponse à cette question, l'aurait posé juste pour emmerder son monde, juste pour insister sur le caporal encore, uniquement pour retrouver l'exaspération caractéristique du soldat. L'homme à ses côtés se contenterait très certainement de hausser les épaules, de soupirer d'agacement et son souffle brûlant viendrait s'échouer comme une vague contre sa nuque. Il lui dirait sûrement un truc comme Tout est merdique et Eren ne lui donnerait même pas tort, n'essaierait même pas de débattre, de trouver des points positifs, des choses comme Eh, ce que nous avons n'est pas merdique. Non ..., rien de ce genre parce que son caporal l'aurait sans aucun doute étranglé. Est-ce que nous sommes les méchants, pour de vrai, dans les histoires des autres ? Là, le corps de Levi, si petit et si fragile, se serait tendu contre le sien, comme s'il était monté sur un ressort et d'une simple caresse sur ses hanches, le long de son dos, ses nerfs se seraient relâchés, ses muscles devenus mou à nouveau. Et parce qu'il aurait été gourmand, ses doigts se seraient insinués sous son tee-shirt, auraient trouvé refuge sur la peau bouillante de son caporal et n'en auraient plus bougé. C'est juste comme ça. Mais quelque part, ils auraient su tous les deux que ce n'était pas juste comme ça, parce qu'Eren n'était pas celui qui posait ce genre de question, n'était pas celui qui réfléchissait plus que cela, n'était pas celui qui s'interrogeait outre mesure. Crache le morceau, gamin. Le caporal aurait dit ça avec une tension dans le fond de sa gorge, parce que l'impatience aurait repris ses droits, le dessus sur son envie de l'apaiser, sur son désir de le comprendre. Parce que l'inquiétude aurait recommencé à couler dans ses veines, se serait frayer un chemin jusqu'au tréfond de son palpitant, aurait bourgeonné dans un coin de son crâne. Je vois ..., je vois tout. Le passé, le présent et le futur. C'est le bordel dans ma tête, tout se mélange, s'entortille. Je ne sais plus qui je suis, ni-même ce que je veux, ce que je dois faire. Elle me dit de ... Non, elle veut que je la libère, depuis le début. Caporal, tout jusqu'à présent conduit à ce futur précis. C'était écrit quelque part, je devais passer par tout ça. Bordel, Levi, je crois que je n'ai jamais été libre. Merde, il aurait chialé d'avouer enfin toute cette merde, d'une traite, sans même reprendre son souffle, sans même savoir si ce qu'il aurait baragouiné désespérément avait un minimum de cohérence. Et le soulagement se serait infiltré en lui comme un putain de poison, se serait répandu dans son corps à toute vitesse, circulant à travers ses vaisseaux sanguins, apaisant son organe vital, calmant ses pensées tumultueuses. Je vais écraser le monde, Levi. Ceux par-là les murs, je vais les piétiner. Un frisson lui aurait secoué le corps à cette phrase. Un frisson de dégoût, un frisson d'horreur, un frisson de haine. Certains des nôtres vont mourir, vont finir blessés et je vais devoir prétendre ... Prétendre que tout va bien, que ça ne me touche, prétendre que je vous déteste. Les images du futur l'assaillent, le saisissent fermement, se logent dans son estomac et il serait presque sur le point d'en vomir. Je ne veux pas mourir. Un vrai gamin, Levi a toujours eu raison sur ce point. Je ne veux pas que l'on meure. Eren s'en serait moqué de ressembler à un enfant, s'en serait foutu d'avoir la sensation de faire un caprice. Parce que ouais, ça aurait été un caprice pour sa vie, pour la vie de ses mais, pour la vie des membres du bataillon d'exploration. La seule fois où il se serait autorisé à pleurer, à se plaindre, à se montrer honnête avec lui-même, avec quelqu'un d'autre. Eren. Son prénom, c'est tout ce qu'il lui reste, tout ce qui lui appartient réellement, pour de vrai. Pourquoi maintenant ? Et ça aussi, ça aurait été vrai, une question des plus pertinents à laquelle il n'aurait pas vraiment su quoi répondre, parce que comment dire à quelqu'un à qui l'on tient que demain ... Demain rien ne sera plus jamais comme avant, que dès demain il aura foutu le camp, sera caché chez l'ennemi – mais quel ennemi ? Alors, il aurait gardé le silence et le caporal aurait compris, parce qu'il comprend toujours. Putain de gamin problématique. Eren aurait ri, pour la dernière fois et Levi soufflé fortement d'amusement. Mais rien qu'avec ça, juste comme ça, sa conscience se serait tranquillisée et son cœur aurait repris un rythme de battement ironiquement normal. Levi l'aurait aidé à faire front. Levi aurait remué ciel et terre pour trouver une solution. Levi l'aurait accompagné sur les dalles pavées des Enfers.
Mais dans cette réalité, il n'en est rien.
Eren n'a jamais débarqué dans la chambre de Levi au beau milieu de la nuit, n'a jamais parlé, ne s'est jamais confié en étant allongé contre lui, blotti dans sa chaleur. Il a toujours religieusement gardé le silence même face aux regards sceptiques, furieux et curieux de son caporal.
Les deux hommes n'ont jamais partagé ce moment si intime.
Et Levi, juste comme ça, a laissé Mikasa lui trancher la tête.
