Premier jour de décembre
Date d'origine : le 1er décembre
Fandom : La passe-miroir
« Je ne voudrais pas t'occasionner un surplus de stress, mais nous ne sommes plus vraiment au bord du changement de mois. »
Ça, pour ne pas bouleverser Ophélie, cette phrase ne la bouleversa pas : elle dut la repasser plusieurs fois dans sa tête pour comprendre ce que Thorn essayait de lui dire.
Le temps ne s'étirait plus paresseusement, comme à reculons, sur les quelques jours qui fermaient le mois de novembre : des moments longs, obscurs mais où subsistaient un peu de feuilles orange sur les arbres, froid mais où pouvait penser à son futur plus ou moins immédiat.
Alors que là, ils y étaient. Le mois de décembre. Ce n'était plus le moment de se demander de quoi on allait dîner le lendemain ou le midi suivant, mais s'il resterait assez de bûche glacée chez le pâtissier dans deux semaines, quand on aurait fait la liste de ses invités ! Ophélie la voyait déjà se dérouler sous ses yeux, cette longue feuille imaginaire sur laquelle seraient couchés des noms, des présents, des demandes de nourriture à apporter et des indications personnalisées pour chacun.
Rien que d'y penser, elle en avait déjà la migraine. Elle soupira. En plus, Thorn et elle venaient de se marier (de façon légale, cette fois), c'était un peu comme si, tout le monde étant d'accord sur une même tradition, ils s'attendaient tous à ce qu'ils les invitent chez eux pour cette année.
Mais au fait, c'était qui, « tout le monde » ? Thorn la dévisageait toujours depuis sa position naturellement surélevée.
« Si c'est l'organisation qui t'ennuie, je peux m'en charger, proposa-t-il d'un ton mesuré. Seulement tu connais mieux les potentiels invités que moi. »
Ophélie leva le nez vers lui. Lui confier la planification des opérations, c'était lui faire un cadeau de la fête des familles avant l'heure. En revanche, c'était vrai qu'il n'avait pas beaucoup de personnes à convier lui-même. La famille élargie, les amis, c'était ceux qu'Ophélie.
La jeune Animiste sourit.
« Tu sais que tu as ton mot à dire, n'est-ce pas ? le taquina-t-elle. Si tu ne souhaites pas faire venir Archibald... »
Thorn ne renfrogna. Il sortit un carnet de la poche de son grand manteau à col de fourrure et se mit à gratter sur l'une des pages, figurant l'ébauche d'un plan de table.
« Je suppose que je ne peux pas me soustraire à mon éthique de cousin, grommela-t-il en songeant à Victoire, sa cousine, la filleule d'Ophélie, celle également d'Archibald. Alors il sera parmi nous, mais je refuse qu'il soit à côté de moi pendant le dîner. Et à n'importe quel autre moment, même. »
Ophélie rit et se haussa sur la pointe des pieds pour embrasser sa main, avec une surprenante précision, sur le morceau de peau qui émergeait entre sa manche et son gant. Elle ne sut pas vraiment si c'était cet exploit ou le baiser qui fit écarquiller les yeux à son mari. Si c'était le premier cas, elle ne pouvait pas vraiment lui en vouloir, ça commençait à devenir compliqué pour elle de rester sur la pointe des pieds comme ça.
Thorn la rattrapa par la taille.
« Victoire, énuméra-t-il donc en couvrant son papier d'indications. Ma tante et cet ex-ambassadeur d'Archibald. Ah… et j'imagine que Farouk fait un père tolérable pour Victoire. »
C'était vrai, il ne fallait surtout pas oublier le puissant esprit de famille…
« Ce sera tout pour mon côté des invités, reprit Thorn. À ton tour. Ta famille ?
-Mes parents et mes frères et sœurs, avec mon beau-frère, répondit Ophélie d'un ton assuré qui la surprit. Plus mon grand-oncle et ma marraine Roseline. Mes neveux, bien sûr. Je n'ai pas envie de faire venir le reste de mes innombrables cousins et petits-cousins cette fois. Ça n'a pas été une année facile… enfin, des années faciles depuis la dernière fois que j'ai pu célébrer la fête des familles. Je veux passer du temps avec les gens que j'aime. »
Thorn acquiesça en continuant de gribouiller sur sa feuille. Ophélie s'étonna qu'il ait déjà besoin d'une autre page.
« Par contre, je tiens à ce qu'on envoie des invitations à mes amis de Babel, ajouta la jeune Animiste en sentant un sourire d'anticipation lui monter aux lèvres. Je ne pense pas que Blasius et Wolf auront beaucoup de famille à voir, hélas… Quant à Octavio et Seconde, ça m'étonnerait que leur père se soit soudain souvenu de leur existence. »
Cette pensée lui entraîna une inquiétude soudaine et inattendue : est-ce que ses quatre amis consommaient de la viande ? Il n'y en avait pas à la cantine de la Bonne Famille et elle ne savait pas si c'était une philosophie du conservatoire ou une habitude. Peut-être faudrait-il qu'ils prévoient en conséquence.
Elle se rendit compte que Thorn était déjà en train de l'écrire.
« J'aimerais aussi essayer de retrouver Cosmo, ajouta-t-elle spontanément.
-Qui est-ce encore ? s'enquit son mari en tournant plusieurs pages. Tu prétends être une personne introvertie et en retrait, mais ton nombre d'amis sincères me dit tout le contraire.
-Je sais ! répondit Ophélie fièrement, une agréable sensation de chaleur au creux du ventre. C'est un des changements qui me plaît le plus depuis le début de toutes ces aventures. »
Thorn et elle continuèrent de planifier leur fête des familles en retournant vers leur maison, dans l'ancien Pôle, le bras du Dragon tentant de toujours l'enlacer par la taille. Comme la neige, sa jambe mécanique, la petite taille d'Ophélie mettaient à mal cette charmante attention, il lui prit le poignet à la place.
C'était la plus belle table qu'elle avait jamais vue, songea la jeune femme, un peu émue, trois semaines plus tard, en laissant courir son regard sur la petite vingtaine de personnes aux tenues colorées qui étaient rassemblées pour son repas. Sa famille et ses amis, ils étaient tous là. Pas Gaëlle, Renard, Ambroise et Elisabeth, bien sûr, hélas… Mais tous les gens auxquels elle tenait tendrement dans ce monde.
Ça valait presque le coup d'avoir traversé toutes ces péripéties, finalement… Indépendamment de rendre ses dés à l'humanité, elles lui avaient permis de découvrir tous ces gens.
