Mestre Caleotte relit toujours deux fois chaque lettre rédigée par Arianne pour être envoyée à son petit mari. Il y a de quoi être agacée, avec tous les efforts qu'elle fournit pour écrire proprement et sans trop de fautes d'orthographe, et avec toutes les formules de politesse adéquates !
Son père lui a gravement expliqué qu'il s'agit simplement de vérifier qu'elle ne laisse pas échapper une information qu'elle pourrait juger innocente, mais qui risquerait de compromettre Dorne. Elle a accepté le raisonnement, Père est le Prince régnant et sait donc de quoi il parle, mais l'irritation persiste.
Elle a commencé à écrire ces lettres juste pour être polie, mais elle s'est rapidement prise au jeu : c'est comme si elle vivait un de ces romans plus ou moins salaces, dans lesquels des femmes envoient des billets doux remplis de promesses brûlantes et de menaces terribles à leurs amants pour que ceux-ci ne les oublient point. D'accord, Tim est vraiment trop jeune pour voir la situation sous cet angle, mais laissez-la rêver !
Mère trouve que c'est une charmante idée. En tout cas, elle ne manque jamais de sourire lorsque Arianne court lui montrer le dernier message apporté par les corbeaux d'Accalmie.
Mère ne sourit pas beaucoup, en ce moment. C'est depuis que Père a déclaré que très bientôt, Quentyn s'en irait à Ferboys comme pupille de lord Ormond, pour compenser la mort de lord Edgard Ferboys des mains d'oncle Oberyn. Oh, ça prendra encore un an ou deux jusqu'au départ, mais mère n'en boude pas moins et garde Quentyn dans ses jupes et quand elle s'adresse à père, c'est sur un ton si coupant que Arianne sent presque ses oreilles saigner.
Elle n'écrit pas ça à Tim. Confesser que le Prince de Dorne n'arrive même à maintenir l'harmonie au sein de sa propre famille, ça insinuerait que son père est faible. Et puis, les choses écrites prennent une qualité affreusement réelle, et elle ne veut pas donner plus de réalité au mariage menacé de destruction de ses parents.
À la place, Arianne remplit des pages et des pages de bavardage à l'encre parfumée au jasmin, décrivant son nouveau destrier offert par lord Uller, déplorant l'impossibilité de faire croire à septa Eppie qu'elle a véritablement égaré sa broderie au lieu de négliger celle-ci, et annonçant la naissance de ses deux cousines Elia et Obella Sand et de son deuxième petit frère Trystane.
C'est assez curieux qu'Elia et Obella aient la même mère, mais la Vipère Rouge semble avoir trouvé une femme capable de l'endurer plus de quelques mois sans se décider à le jeter dehors, par la fenêtre ou la porte. Mais bon, Ellaria Sand est la fille naturelle de lord Uller, et les Uller sont toujours assez particuliers dans la tête.
Lorsque Trystane a vu le jour, elle a naïvement cru que père et mère s'étaient enfin réconciliés. Cette belle illusion a duré moins d'une quinzaine, lorsqu'elle est passée devant le bureau privé du Prince pour se rendre à sa leçon d'équitation et qu'elle a entendu mère accuser père de l'avoir engrossée pour qu'elle oublie le départ imminent de Quentyn et remplace un fils par un autre.
Vu le chagrin que ses frères causent involontairement à sa famille, Arianne préfère de loin la compagnie de ses cousines.
Pour Tim, il semble que ce soit le contraire – mais après tout, il n'a pas de cousins qu'il fréquente régulièrement, à l'exception du dernier bâtard royal et il s'agit encore d'un bébé. C'est désespérément ennuyeux, les bébés, et ce n'est pas leur faute mais il n'en reste pas moins qu'ils ne deviennent fréquentables qu'une fois qu'ils apprennent à parler.
Sur le sujet de l'apprentissage, Arianne a été très surprise quand Tim a répondu personnellement à sa première lettre. À trois ou quatre ans, on est généralement trop jeune pour savoir former ses mots, mais il y a des gens qui ne se conforment pas à la tendance générale.
Si son petit mari est déjà aussi intelligent, peut-être qu'elle lui permettra de gouverner Dorne avec elle ? Bien sûr, il reste aussi malencontreusement Barathéon que lorsqu'elle l'a rencontrée, mais le maître d'armes répète que négliger une arme qui pourrait servir est un crime, et elle est sûre que le même principe s'applique aux gens en général.
De toute façon, si quelqu'un proteste, elle est la future Princesse régnante de Dorne. Elle acceptera les conseils, même un prince ne peut pas tout savoir et a besoin de considérer des opinions différentes de la sienne, mais à la fin ce sera à elle de décider. Si elle veut que son mari fasse partie de ses conseillers, il en sera un et tous ceux qui s'y opposent devront bien se taire.
Ce serait probablement un avantage si Tim héritait de la carrure de son père : de la sorte, il intimidera tout le monde en entrant dans la pièce. Et si son mari est grand, il pourra la soulever dans ses bras et la jeter sur son épaule à la manière d'un brigand.
Arianne pense avoir hérité de la petite taille de sa mère, alors un homme de taille moyenne n'aurait probablement pas de mal à la soulever comme un enfant soulève une poupée, mais l'image d'un colosse bardé de muscles tenant une frêle jouvencelle en son pouvoir constitue une étude en contrastes des plus alléchantes.
C'est un fantasme qu'elle n'avouera jamais à son père ni à son oncle. Elle ignore les détails précis de ce qui est arrivé à tante Elia, mais elle peut deviner.
Mais Arianne n'est pas sa tante. Dans cette union, c'est elle qui dominera malgré sa faiblesse physique – elle aura le pouvoir, et Tim n'aura d'importance que parce que tel est son désir, parce que c'est elle qui peut lui conférer l'influence d'un prince consort ou la reprendre si elle le souhaite.
Elle ne doit pas oublier que c'est elle qui détient le pouvoir. Tel est le conseil que lui a donné la fille du Démon.
Au bout du compte, une fois arrivée à Lancehélion, Talia al Ghul n'est jamais retournée chez son père. Une sombre histoire de mésentente familiale – comme père et mère, sauf que ce sont le père et la sœur de lady Talia qui font trembler les murs de leur forteresse ancestrale à force de querelles. Un si triste point commun, ça vous rapproche.
Quand il a eu vent de la nouvelle amitié nouée par sa nièce, oncle Oberyn a pris Arianne à part et lui a puissamment suggéré de ne jamais contrarier Talia. Il n'a aucun souci à se faire, la jeune fille ne veut pas risquer de voir son idole quitter le Palais Vieux.
Elle pense que si oncle Oberyn est aussi alarmé, c'est à cause d'un je-ne-sais-quoi chez lady Talia qui lui ressemble irrésistiblement. Pas exactement une vipère endormie dans le sable chaud, pas exactement un scorpion dissimulé dans l'ombre des pierres, mais ça y ressemble vraiment beaucoup. Une promesse de venin derrière l'apparence de la somnolence.
Une femme dornienne se doit d'être dangereuse, suivant l'exemple de Nymeria. Lady Talia appartient à la catégorie des dangers subtils et capricieux – impossible de prévoir sur qui elle va s'abattre.
Arianne ne pense pas qu'elle veuille du mal au sire d'Accalmie. À chaque fois que la jeune princesse envoie un billet à son petit mari, lady Talia y ajoute sans faute le sien – dont le destinataire est toujours lord Bruce Barathéon.
Si Arianne peut prétendre être l'amante passionnée dans une romance torride, elle hésite à placer lady Talia dans le même rôle. Surtout car elle ne peut pas imaginer que lady Talia soit du genre à soupirer après un homme.
Plutôt à l'empoisonner ou à le traîner devant l'autel des Sept pour expédier les formalités du mariage.
