== Chapitre 13 – Le Regretté ==

Il ne possédait aucun habit noir. Pas un seul.

Merlin avait beau scruter encore et encore le contenu de l'armoire, rien n'y faisait. Le vêtement le plus sombre qui s'y trouvait était une vieille chemise vaguement grise tellement rongée par les mites qu'il n'oserait même pas porter pour aller à la pêche, alors pour les funérailles de son époux...

Lentement, ses yeux dérivèrent vers l'autre pan de l'armoire, celui qu'il n'avait pas le courage de toucher. Celui qui renfermait les vêtements d'Elias. Il avait déjà réussi à se faire violence pour pénétrer dans leur chambre pour la première fois depuis sa fuite en forêt, une semaine auparavant ; il ne savait pas s'il supporterait ce coup supplémentaire à son âme meurtrie.

Après une inspiration tremblante, le druide ouvrit le second battant de l'armoire.

De ce côté-ci, il y en avait, du noir. Assez pour habiller un petit bataillon. Merlin laissa ses doigts courir sur les cols des chemises et les manches des manteaux, absent, jusqu'à rencontrer un tissu plus grossier que les autres. Intrigué, il retira le vêtement de la penderie et le reconnut aussitôt.

A l'exception des coudes usés et de quelques fils arrachés, la chemise noire achetée par le druide quinze ans plus tôt dans un village paumé – après une partie de chasse à l'hydre qui avait bien failli très mal se terminer – se portait plutôt bien. Un petit exploit, lorsqu'on savait tout ce qu'elle avait pu traverser. Merlin se souvenait de la première fois qu'il avait passé le vêtement à un Elias blessé. La façon dont les manches trop longues lui recouvraient les mains, lui donnant l'air d'un gamin ayant piqué la tenue de son père. Le col trop lâche ouvert sur son torse. Son sourire biscornu, mais sincère malgré la fièvre...

Merlin ravala un sanglot. S'il commençait à pleurer, il ne s'arrêterait jamais.

Si la chemise avait été trop grande pour Elias, elle était pile à la bonne taille pour son veuf. Tout ce que ce dernier avait à faire, désormais, c'était ignorer l'odeur familière imprégnée dans le tissu et affronter la journée.

Mehgan arriva pour l'aider à se préparer, comme elle l'avait promis. Elle brossa ses cheveux emmêlés par son séjour en forêt en de longs gestes efficaces, ôtant brindilles et petites feuilles mortes quand elle les trouvait, puis elle les lui attacha en une solide queue de cheval. Elle rajusta le col de la chemise et en noua les lacets, avant de retirer délicatement les quelques cheveux blancs que sa session de brossage avait semés sur le tissu noir. Elle lui rendit ses bottes, confisquées dès son arrivée pour être nettoyées de toute la boue récoltée dans les sous-bois, et il les enfila en la remerciant doucement. Docilement. Comme il était censé faire.

Quelqu'un frappa en bas, à la porte du laboratoire, et Mehgan s'échappa un instant pour aller y répondre. Merlin se retrouva seul devant le miroir accroché au mur, assis sur le bord du lit, à ressentir chacune de ses neuf cent trois années d'existence comme s'il s'agissait d'autant de poids accrochés à ses épaules. Il se sentait hors du temps, figé en un seul et même endroit alors que la journée avançait sans lui, à une allure indécente. Il ne voulait pas la suivre.

Il ne voulait pas y aller.

Mehgan le fit sursauter en lui touchant l'épaule. Il ne l'avait pas entendue revenir.

« La carriole est là, » dit-il elle simplement.

Merlin se vit descendre l'escalier en colimaçon, puis les marches extérieures, avant de monter dans une diligence couverte tirée par deux chevaux blancs. Gareth et Iagu étaient déjà assis à l'intérieur ; ils accueillirent les deux nouveaux-venus avec un hochement de tête bien trop grave pour leurs jeunes visages.

La carriole démarra. Les bruits extérieurs étaient diffus, déformés, mais Merlin pouvait néanmoins deviner le raclement des roues sur les pavés et la conversation des deux cochers à l'avant.

« J'arrive toujours pas à croire qu'il se soit laissé buter comme un bleu, remarqua le premier.

- Bah ouais, faut croire qu'il était pas si balèze que ça, » renchérit le second.

Furibond, Iagu ouvrit la portière pour passer la tête dehors.

« Monsieur Elias a été tué en tentant de sauver le fils du roi, grogna-t-il à l'attention des deux mufles. Alors un peu de respect, bordel !

- Ah, euh... désolé, seigneur Iagu... »

Le jeune chevalier se rassit après avoir claqué la porte de la carriole en mouvement, marmonnant dans sa barbe un « Non mais c'est vrai quoi, merde à la fin... » qui lui valut l'approbation de Gareth. Merlin, pour sa part, continua à fixer résolument le sol du véhicule tout en serrant la main de Mehgan dans la sienne. Sans faire de commentaire.

Le fiacre les déposa sur le côté du sentier, à quelques minutes de marche du site choisi pour la cérémonie. Merlin reconnut sans peine les abords du Lac Sacré. Il aurait du s'en douter ; tous les rites importants s'y déroulaient. Les baptêmes. Les mariages.

Et les funérailles.

Guidé par la main de Mehgan au creux de son coude, Merlin laissa machinalement son regard s'attarder sur les berges. Aurait-il pu deviner en y épousant Elias, à peine deux mois plus tôt, qu'il reviendrait en ces lieux pour un motif aussi odieux ? Certainement pas.

La neige avait tout recouvert mais le druide endeuillé se souvenait de tout, comme si la fête avait eu lieu la veille. Les chênes sous lesquels il avait entraîné Elias dans une danse, puis une autre, et ainsi de suite jusqu'à ce que l'enchanteur le supplie d'arrêter. Le carré dégagé où s'étaient alignées les tables chargées de victuailles, hébergeant des convives rieurs aux joues rosies par le vin. La pente douce où il s'était tenu sous une arche fleurie, les mains de sa moitié serrées dans les siennes, à lier leurs destins devant des dizaines de témoins…

Cette même pente qui accueillait désormais une structure en bois, des torches, et un demi-cercle de ces mêmes témoins qui, cette fois-ci, n'avaient pas du tout envie de rire.

Merlin se figea à la vue du bûcher et de tout ce monde qu'il ne s'était pas préparé à voir. Un poids froid se coula le long de son estomac. Saisi d'égarement, il tenta de se détourner, de faire marche arrière, mais la poigne que Mehgan maintenait sur son bras l'en empêcha.

« Je peux pas, gémit-il en guise d'explication, ses yeux suppliant la jeune femme de le lâcher, de le laisser retrouver sa forêt où il pouvait tout oublier. Je peux pas… laissez-moi…

Si, vous pouvez, lui intima-t-elle d'une voix douce mais ferme. Vous êtes fort, et vous en avez besoin pour avancer. »

Mehgan le guida à l'avant, au rang habituellement réservé à la famille. Elle resta debout près de lui, même s'il était techniquement la seule famille d'Elias. Tous ses liens de sang étaient morts depuis bien longtemps. C'était peut-être pour ça, du reste, que l'enchanteur adoptait sans – trop – rechigner les orphelins et les égarés, fussent-ils chiens, chats ou jeunes apprenties.

Un prêtre chrétien à la voix monocorde, probablement convié par Arthur, entama un discours en latin. Dans un geste solennel, tout le monde baissa la tête.

Tout, tout était si stupide.

Elias n'avait jamais eu le moindre intérêt pour le soi-disant Dieu Unique. Il n'avait jamais foutu les pieds dans la moindre chapelle. Merlin ne connaissait pas la moitié des gens présents, mais il était prêt à parier que tout ce petit monde venu dire « un dernier adieu » au défunt enchanteur ne le connaissait absolument pas, voire ne s'était pas fait prier des semaines auparavant pour chuchoter dans son dos les pires immondices.

Mehgan lui serra la main. Merlin soupira, forçant toute sa colère à s'évacuer dans la brève expiration. Il recommença, une fois, puis une autre, jusqu'à ce qu'il se sente capable de rester là, sans rien dire, au milieu d'un océan d'hypocrites.

Le prêtre en avait terminé avec l'allocution en latin. Il passa en langue bretonne pour une eulogie insipide que quelqu'un avait du lui fournir – encore Arthur, probablement – et dont Merlin perçut quelques bribes à contrecœur, accompagné par les commentaires critiques de Mehgan.

Un mage brillant. Un enchanteur de renom. Un travailleur acharné. Allié fidèle de Kaamelott pendant des années. Associé un temps à Lancelot – vraiment, c'était obligé ? – mais choix de la rédemption et atout décisif dans la reconquête du royaume aux côtés du roi Arthur. Un nouvel élan trouvé en prenant des apprenties sous son aile et en devenant un maître attentionné. Laisse derrière lui un confrère inconsolable – un « confrère » ? Non mais ça lui aurait arraché la bouche de dire au moins « compagnon » à cette espèce de… respirez, tonton Merlin, respirez – et beaucoup d'amis très chers. Sa perte laissera un vide impossible à combler.

Quelqu'un approcha une torche du bûcher fantoche. Le bois devait être très sec car il s'enflamma quasi instantanément, feu de joie inutile dans la clairière glacée qui projetait ses reflets sur les visages mornes alentours.

Personne ne prononça de discours. Personne ne proposa à Merlin de dire quelques mots. C'était tant mieux. Il n'avait rien préparé.

Et il n'aurait pas eu le courage, de toute manière.


La veillée mortuaire fut tenue dans le laboratoire, même si l'espace ne s'y prêtait absolument pas. Pour ça non plus, Merlin n'avait pas été consulté. Mais quelqu'un avait évoqué l'aspect thématique de la chose, alors le druide ne s'y était pas opposé.

Tout le monde était donc là. Une trentaine de personnes empilées entre les établis et les étagères. Chevaliers et leurs proches. Tenues sombres et mouchoirs blancs. Chopes de cidre acide et petits pains des cuisines. Au milieu des grimoires d'Elias et des boîtes à tisanes de Merlin. Le crépitement constant des flammes dans l'âtre en guise de toile de fond.

Les veilleurs circulaient avec précaution, échangeaient quelques mots à voix basse, mais finissaient toujours inévitablement par s'approcher de l'endroit où Merlin se tenait, adossé au mur. Vide. Absent. Se demandant quand ce pantomime d'hommage absurde allait prendre fin.

Il serra des mains. Accepta une embrassade, puis deux, puis une multitude de contacts. Trop de contacts. Tout le monde semblait vouloir le toucher. Tout le monde semblait vouloir s'assurer qu'il était encore bien là, physiquement, alors que son âme avait déjà quitté ce plan de l'existence.

Gwenaël se présenta parmi les premiers. Le jeune druide nageait dans des robes grises – un contraste saisissant avec ses dégradés habituels de carmin – trop grandes pour lui, manifestement empruntées à son maître, Kenann. Il avait l'air plutôt comique, avec sa démarche hagarde et ses épaules flottantes. Il serra la main de Merlin entre les siennes, entamant ce qui devait être une énième salve de condoléances d'une voix étranglée, avant de se raviser et de jeter ses bras autour de son aîné. Ses habits sentaient encore la fumée âcre du bûcher funéraire.

« On va pas les laisser s'en tirer comme ça, monsieur Merlin, promit Gwenaël contre le torse du tout nouveau veuf. Ce qu'ils ont fait… ça peut pas rester impuni. »

Le vieux druide tapota machinalement le dos du jeune homme et le laissa s'éloigner vers Mehgan. Il n'avait même pas le courage de lui dire la vérité : qu'il y avait très peu de chance que la mort d'Elias occupe les esprits à partir du lendemain.

Kenann prit la place laissée vacante par son apprenti. Grand et grave, engoncé dans un manteau à sa taille mais plus noir que la nuit. Il posa simplement la main sur l'épaule de Merlin et l'y laissa un long moment, sans parler. Un des seuls qui comprenaient que les mots étaient superflus.

Léodagan et Séli. Etonnamment. La dame de Carmélide avait une main glissée au coude de son époux et tenait son châle de l'autre. Pâle, les traits tirés sous son impeccable coiffure. Elle arborait l'air le plus vulnérable que Merlin lui avait jamais connu, mais il n'arrivait pas à éprouver une seule once de compassion.

« Je suis… navrée, pour ce qui s'est passé, souffla-t-elle d'un ton affreusement sincère.

- Merci, » parvint à répondre Merlin à mi-voix, bienséant malgré l'amertume qui lui brûlait la gorge.

Séli se fendit d'un petit reniflement sec. Aux yeux de tous, cela aurait pu passer pour du dédain. Mais de là où il se tenait, le druide voyait bien à quel point ses yeux étaient rouges et son mouchoir humide.

« C'était un crétin, le Kelliwic'h, déclara-t-elle assez fermement pour interdire à sa voix de trembloter. Un gros crétin loyal. Le genre qui manquera à tout le monde. »

Séli refusa d'attendre une réponse ; elle tourna les talons et s'éloigna dans la foule, ses escarpins claquant sur les dalles du sol jusqu'à la porte du laboratoire, qu'elle emprunta pour sortir et laissa claquer derrière son passage.

Léodagan secoua la tête et croisa le regard de Merlin. Le vieil ours avait presque l'air peiné.

« Croyez-le si vous le voulez, mais elle est pas mal bouleversée par sa mort. C'était pas un enfant de chœur, on s'est pas quittés en très bon termes, m'enfin bon… il méritait pas ça. J'suis désolé. »

D'autres gens. D'autres mots. D'autres tentatives d'empathie.

Je suis désolé. Je suis navrée. Je suis désolée. C'est affreux. Vous n'êtes pas seul. Je suis navré. Je suis désolé.

Les réponses qui s'imposaient, instinctivement, sans que Merlin ne se rende même compte que ses lèvres bougeaient.

Merci. Merci. Merci. C'est gentil. Merci. Merci.

Le regard inquiet de Mehgan tout du long.

Les gens commencèrent à se retirer par paquets de deux ou trois. Les poignées de mains et les mots de réconfort s'espacèrent. Le volume sonore s'allégea en même temps que le nombre de personnes dans la pièce. L'air devint plus respirable, moins étouffant. Merlin murmura à Mehgan qu'il montait deux minutes pour souffler un peu puis il s'esquiva vers la chambre à l'étage, refermant doucement la porte derrière lui pour s'y adosser.

Il se sentait poisseux et inconfortable d'avoir été touché de partout, et par tant de personnes. Dans la bassine d'eau qu'il gardait sur la commode, il se lava les mains à l'aide d'un morceau de savon. Le préféré d'Elias, celui qui sentait le romarin et qui ne collait pas aux doigts. Le rasoir d'Elias attendait, ouvert, posé sur un petit plateau en métal à côté de la bassine. Le peigne d'Elias-

Merlin posa les mains à plat sur la commode et étouffa un geignement. En relevant la tête, il tomba nez à nez avec son reflet dans le miroir suspendu au mur.

Il était pâle. Il était vieux. Il était usé jusqu'à la moelle.

Le druide ignorait combien de temps il passa ainsi reclus dans ce qui avait un jour été un havre de joie, à attendre que l'étau autour de son cœur consente à se relâcher, mais lorsqu'il redescendit au laboratoire, presque tout le monde était parti. Il ne trouva que Mehgan, Gareth et Iagu, assis autour d'un établi. Devant eux, quatre tonnelets et une demi-douzaine de chopes se partageaient l'espace.

A son approche, Mehgan leva la tête de sa propre boisson.

« Tonton Merlin ! Tout va bien ? Vous êtes resté là-haut vachement longtemps…

- J'avais juste besoin d'un moment, assura-t-il, ce qui n'était pas un mensonge. Tout le monde est reparti ?

- Oui. Kenann et Gwenaël avaient une carriole à prendre pour retourner en Calédonie, et tous les autres étaient fatigués. C'était une longue journée. Et nous, ben, personne n'a pensé à emporter l'alcool, alors… » Mehgan attrapa une chope et la remplit au tonnelet le plus proche, avant de la tendre à son oncle. « A Tonton Elias. »

Merlin acquiesça et leva le godet offert. « A Elias. »

L'hydromel était fort et râpeux. Beaucoup moins doux qu'il ne devrait l'être. Une cuvée ratée, sans doute, mais qui servirait parfaitement les desseins de Merlin.

« J'ai manqué combien de tournées ? demanda le druide en s'asseyant à côté de Mehgan.

- Juste une, on vient de s'asseoir.

- Parfait. »

Il ne quitterait pas cette pièce avant d'être complètement saoul. Peu importait la quantité d'alcool nécessaire pour contaminer son sang démonique, il la doublerait, la triplerait, quitte à mandater un des jeunes pour aller chercher ce qu'il fallait aux cuisines. Peu importait l'image qu'il donnait aux petits.

Plus rien n'avait d'importance.


« Oh ! Oh je sais ! s'exclama une Mehgan bien avinée. J'en ai une ! Cette fois où il a pris un gros grimoire sur la tête et qu'il a parlé en vieux gallois pendant une heure !

- Mais non !?

En vieux gallois ? Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? »

Les lèvres sur le rebord de sa dixième – onzième ? quatorzième ? – chope, Merlin s'autorisa un demi-sourire. Il se souvenait bien de cette mésaventure. Il se souvenait surtout avoir parcouru tout le château à la recherche de Perceval. Si le chevalier s'était révélé un bien piètre traducteur, la frustration de ne pas être compris avait au moins eu l'avantage de faire revenir Elias au breton moderne. Pour une raison inexpliquée.

« Tant qu'on est dans la catégorie des blessures atypiques… une fois il s'est fait mordre par un poney, fit le druide.

- Bah, ça peut arriver à tout le monde ça, remarqua Iagu entre deux hoquets.

- Ah oui pardon. Il s'est fait mordre les fesses par un poney. » Les rires teintés d'ivresse tirèrent à Merlin une ombre de sourire amusé. « Il s'est penché pour ramasser une bestiole, le poney est arrivé par derrière, je sais pas comment il s'est débrouillé… bref, il s'est fait niaquer le derche. Pas pu s'asseoir de deux jours.

- Pourquoi j'apprends ça que maintenant, moi ? interrogea Mehgan.

- Je lui avais promis d'en parler à personne, mais bon… c'est pas comme s'il pouvait m'engueuler, maintenant. »

Quelques hochements de tête mutiques accompagnèrent cet état de fait. L'ambiance s'appesantit comme par enchantement, alourdie par cette poignée de mots anodins. C'était pourtant vrai. Elias n'engueulerait plus jamais personne.

Merlin se resservit une autre coupe.

« De toute façon, est-ce qu'il y a un type de blessure qu'il n'a jamais reçu, en vrai ? reprit Gareth. Rien qu'au tournoi de magie en début d'année, il a été brûlé, coupé, écrasé, cogné…

- Poignardé cet été à la rivière, renchérit Iagu.

- Piqué par des frelons l'an dernier, à cause de moi d'ailleurs, ajouta Mehgan.

- Déchiqueté par une hydre venimeuse, » souffla Merlin. Devant les yeux écarquillés de son auditoire, il esquissa un geste vague de la main. « Trop long à raconter. Ah, et je l'ai frappé aussi, plusieurs fois, et avec différents objets. C'était il y a longtemps, à l'époque on pouvait pas se piffer alors on passait notre temps à se balancer tout le contenu du labo à la gueule. Les corbeaux, les bols, les bottes de blettes… je sais pas si j'lui ai pas collé directement une mandale dans le pif, une fois où il m'avait vraiment mis de travers. »

Oh oui, Merlin se souvenait bien de cette occurrence en particulier. C'était peu de temps après l'installation d'Elias à Kaamelott. Une des fameuses incursions saxonnes pour lesquelles l'enchanteur avait été recruté s'était profilée sur les côtes calédoniennes. Un petit contingent de soldat, rien de bien inquiétant ou d'inédit. Arthur avait simplement demandé à Elias une fournée de potions de toute-puissance, histoire de s'assurer l'avantage, mais ne l'avait pas convié à se joindre à la campagne.

« Vous êtes encore en train de prendre vos marques, avait argumenté le souverain. Ça fait quoi, une semaine que vous êtes là ? Une semaine et demie ? Je m'en voudrais de vous coller une bataille si tôt, non, il vaut mieux que vous restiez ici. En plus cette fois on est quatre fois plus nombreux qu'eux, je vais pas vous faire traverser le pays alors que ça sert à rien. Vous comprenez ? »

Elias avait compris, mais de travers. Comble du mauvais goût, en plus de le laisser à la niche, Arthur avait demandé à Merlin de participer à la campagne. Pour s'occuper des éventuels blessés. Il n'en avait pas fallu plus pour ébrécher l'égo démesuré du sorcier. Sitôt Arthur parti, il s'était mis à faire les cents pas dans le laboratoire, furieux et vexé. A vociférer qu'il ne voyait pas bien pourquoi on l'avait fait venir à Kaamelott si c'était pour le laisser sur le carreau. Même si Merlin ne portait pas trop l'enchanteur épineux dans son cœur à l'époque – et qu'il était même plutôt fier d'avoir été choisi là où son confrère soi-disant plus balèze était prié de rester à la maison – il avait tenté de le raisonner. De lui dire qu'Arthur n'avait pas cherché à le léser et qu'il en verrait beaucoup, des batailles, et plus vite qu'il ne le pensait. Que ce n'était que partie remise.

Mais cela n'avait pas suffi. Elias avait été bien trop furibond pour pouvoir espérer tenir une discussion objective. Au lieu d'un raisonnement logique, il n'avait cherché qu'un exutoire à toute sa colère. Quelqu'un avec qui se disputer, voire se battre. Quelqu'un à démonter sauvagement jusqu'à la dernière fibre de son amour-propre.

Il ne s'était trouvé à ce moment-là qu'une personne de disponible pour remplir ce rôle.

« Si moi je ne sers à rien dans cette campagne, vous m'expliquez à quoi vous allez bien pouvoir servir, vous ? avait-il craché à son collaborateur. Vous arrivez même pas à faire bouillir de l'eau correctement sans que ça vous pète à la gueule mais on va vous confier la vie de vraies personnes ? Pour les soigner en pratiquant la magie ? Ah ! C'est à pisser de rire ! M'est avis que vous créez plus de problèmes que vous n'en réglez, mon petit vieux ! Si on fait le compte à la fin de la journée, j'parie ce que vous voulez qu'il y aura eu moins de morts sous les épées des Saxons qu'à cause de vos- »

Le coup était parti tout seul.

Merlin plia et déplia ses doigts contre la surface de l'établi. Il se souvenait de la sensation de la mâchoire d'Elias contre ses jointures. Osseuse, dure, et obstinée. A l'image du bonhomme.

Sa coupe était déjà vide. Il ne se souvenait même pas l'avoir bue, et s'en octroya une nouvelle sous le regard désapprobateur de Mehgan. Le liquide disparut aussi sec. Quoi, déjà ? Merlin se versa une nouvelle coupe. A peine l'eut-il vidée que quelqu'un la lui confisqua, ainsi que le dernier tonnelet. Il protesta mollement ; il n'avait pas fini, loin de là. Mais ses mouvements étaient trop lents, sa voix trop faible, et avant d'avoir pu former une phrase à peu près décente, le mauvais hydromel se retrouva bien en dehors de sa portée. Mehgan lui glissa quelques mots mais les écouter était au-delà de ses forces, alors Merlin croisa les bras sur l'établi pour y enfouir son visage et fermer un instant les yeux.

Combien de temps s'écoula ainsi, le druide l'ignorait et s'en moquait un peu. Au-dessus de sa tête, les trois jeunes continuaient à discuter à voix basse. Des tons graves se mêlaient à des chuchotements ; ici, une question aux accents brisés, là, une réponse vibrante de sincérité. Le rythme de la conversation évoquait à Merlin une danse particulièrement bien orchestrée, ou encore ces parades équestres organisées parfois à l'occasion du Solstice d'Eté. Tout en opposition, et tout en harmonie. Aller, retour. Pied, contrepied.

Corbeau, pinson.

« Allez, tonton Merlin. Il faut aller se coucher. »

Deux jeux de bras, l'attrapant pour le hisser sur pieds. Ses jambes chancelantes grimpant les marches une à une, un œil maintenu fermé pour empêcher les environs de tanguer trop violemment. Le grincement caractéristique de la porte de la chambre. De leur chambre.

Non, non, pas le lit, pas les draps qui sentent encore comme lui, non, je veux aller en forêt, laissez-moi retourner en forêt…

Gareth grommela quelque chose à sa gauche, et obtint une réponse sifflante de Iagu à sa droite. Ils l'allongèrent tout habillé sur le lit, d'abord sur le dos, avant de le tourner sur le flanc.

« Toujours sur le côté, sinon s'il vomit, il risque de s'étouffer. Passez-moi les oreillers. »

Merlin se retrouva bientôt avec un coussin dans le dos et un autre entre les bras, contre son torse.

« Voilà. Je vais chercher de l'eau. Un seau, aussi, tant qu'à faire. »

Un seau. Il n'était tout de même pas ivre à ce point... si ?

« Tonton Merlin, vous avez de l'eau sur la table de chevet, si vous avez soif. Pour cette nuit on dort dans la chambre en face avec Gareth, si vous avez besoin de quoi que ce soit, vous appelez. D'accord ? »

Et soudain – enfin ? – Merlin se retrouva seul.

Il se dit que le matelas était affreusement inconfortable.

Il se dit qu'il avait beaucoup trop forcé sur l'hydromel, finalement.

Il se dit qu'Elias allait se foutre en rogne en le trouvant dans cet état, quand il monterait se coucher.

Non.

Elias était mort.

Il ne monterait pas se coucher.

Ni ce soir, ni plus aucun soir.

Bien sûr, il avait fallu que l'oreiller placé dans ses bras par les gamins soit celui de l'enchanteur. Contre son meilleur jugement, Merlin y pressa son visage, accueillant à pleines narines les effluves de vieux parchemin et de romarin.

Il tenta de ne pas penser, de ne pas pleurer, de ne pas faire le moindre bruit.

Il échoua aux trois.


Iagu souhaita une bonne nuit à Gareth et Mehgan avant de passer la porte du laboratoire. Le froid et la solitude de cette nuit de janvier l'assaillirent aussitôt et l'obligèrent à remonter haut le col de son manteau. Le contraste avec la chaleur et la compagnie de la soirée était cruellement saisissant, permettant à la tristesse de reprendre du terrain.

Le jeune chevalier ne pouvait même pas compter sur la boisson pour lui réchauffer les entrailles ni lui alléger l'esprit. Il avait beaucoup moins bu que Merlin, Gareth ou même Mehgan, et pour cause : la première classe de cadets du matin était pour lui, et il savait d'expérience que gueule de bois et entraînement ne faisaient pas bon ménage. Il avait tenté l'aventure une seule fois, on ne l'y reprendrait plus.

Iagu demeura un moment seul sur le seuil, sans vraiment se décider à prendre le chemin de ses quartiers, mais ses jambes commencèrent à s'engourdir et ses doigts devinrent raides à force de tenir les pans de son manteau. Il descendit l'escalier devant le laboratoire lentement, les bras drapés autour de son abdomen pour faire barrage au froid, un pas après l'autre pour ne pas se viander dans les marches glissantes. Ses pieds lui firent traverser la cour sans qu'il s'en rende compte, plongé dans ses pensées comme il l'était, mais il leur faisait confiance pour le mener à bon port.

Le jeune homme venait tout juste de dépasser la grande porte de Kaamelott quand les premiers grêlons verglacés se mirent à rebondir sur les pavés.

« Merde, » jura-t-il à mi-voix en pressant le pas.

Ce qui débuta comme une fine poudre devint bien vite une averse de glace, comme si quelqu'un avait confondu la banquise orcanienne avec un morceau de fromage et était en train de la râper avec acharnement au-dessus de la forteresse. Iagu se fendit d'une ultime accélération pour se jeter sous l'abri le plus proche : les écuries.

A l'instar des chevaux hébergés par la structure, il s'ébroua et se frotta les cheveux pour les débarrasser de leur surplus d'eau. Puis il se laissa tomber sur un ballot de foin et s'apprêta à patienter jusqu'à la fin de la chute de grêle, le menton posé sur son poing fermé, regardant d'un air absent les billes blanches à peine moins grosses que des prunes frapper le sol et s'y accumuler petit à petit.

Il était bien ici, finalement. Il faisait moins froid que dehors, et il n'avait pas l'énergie de bouger. Personne ne lui demandait de faire ceci ou cela, aux écuries. Il n'y avait pas de patrouille à mener, d'affreuse découverte à faire, ni de veuf abattu à traîner à son lit…

« Iagu ? »

Le chevalier sursauta et tourna la tête vers la droite, en direction de la voix.

« Gwenaël ? Qu'est-ce que vous faites ici ? s'étonna-t-il, avant de froncer les sourcils. C'est la place du cheval du seigneur Léodagan. »

L'apprenti druide tourna brièvement les yeux vers le cheval qu'il était en train de brosser avant de reporter son attention sur Iagu, inquiet.

« Est-ce que tout va bien ? Vous avez débarqué à toute allure comme un furieux…

- Ah, ouais, non mais c'est rien, j'ai juste été surpris par la grêle. » Iagu offrit à son vis-à-vis un demi-sourire fatigué et se frotta la nuque, gêné. « Mais sérieusement, qu'est-ce que vous faites là ? Vous aviez pas une carriole à prendre ?

- On était partis pour, oui, mais Maître Kenann a finalement décidé de rester quelques jours pour soutenir monsieur Merlin. Comme le roi Arthur nous a gentiment proposé de loger au château, je suis venu installer nos chevaux.

- Ah… pardon, hein, mais comme j'ai dit, celle-ci c'est la stalle du seigneur Léodagan. Je sais pas où il a pu aller en plein milieu de la nuit mais s'il revient et qu'elle est occupée, je vais me prendre une sacrée chasse. Ça vous dérange si on… ?

- Oh. Non, pas du tout. »

Ensemble, ils manœuvrèrent la jument grise dans la stalle du fond où le cheval de Iagu était en train de somnoler. L'espace était assez large pour accueillir les deux montures, au moins pour la nuit. Au matin, ils pourraient réfléchir à un emplacement plus pérenne, mais dans l'immédiat la solution était satisfaisante.

« Voilà ma belle, commenta le jeune chevalier en flattant la croupe de l'animal. Prête pour la nuit. Quant à nous, il ne nous reste qu'à attendre la fin de ce déluge assassin. D'ailleurs, vous vous les pelez pas juste avec vos robes, là, sans manteau ? Si vous voulez, je vous sors une couverture, ça sentira un peu le poney mais ce sera mieux que rien. Vous pouvez me croire, j'ai l'habitude.

- Le poney… ceci explique cela. » Gwenaël laissa échapper un rire discret, manifestement au beau milieu d'une plaisanterie que lui seul comprenait, avant de secouer la tête. « Non, merci, ça ira. L'hiver calédonien, c'est autre chose que la petite neige d'ici, ne vous en faites pas pour moi. Vous par contre, vous devriez en prendre une. Vous êtes pâle comme un cul, on dirait que vous allez tourner de l'œil. »

Iagu cligna des yeux une paire de fois avant de laisser échapper un aboiement de rire.

« Non mais je rêve ! Moi j'essaie juste d'être sympa, je vous fais une place à côté de mon cheval, et tout... sans rire, vous êtes toujours aussi malpoli ?

- Je suis toujours aussi malpoli quand un ami traverse une période difficile. »

Un ami.

Iagu était assez conscient des problèmes de confiance en soi qu'il se trimballait depuis sa tendre enfance. Comment faire autrement, lorsqu'on était le plus jeune d'une fratrie de cinq garçons et constamment rabroué dès qu'il levait le petit doigt ? Par nécessité, il avait toujours été un mouton, un suiveur. D'abord avec ses grands frères et ensuite avec Gareth et Petrok. Le gars discret qui n'osait jamais montrer de personnalité, de peur de déplaire.

Même en sachant ça, Iagu lutta pour ne pas balayer la remarque sur-le-champ. Ce n'était pas n'importe qui, c'était Gwenaël, bon sang ! Comme si ce n'était pas suffisant qu'il soit déjà un magicien accompli là où Iagu n'était qu'un chevalier débutant – quand bien même ils avaient le même âge, à une vache près – il était aussi gentil, charmant, digne de confiance, et drôle... si proche, et tellement hors de portée...

Le roi Arthur pouvait confier à Iagu toutes les responsabilités du monde, il en faudrait beaucoup plus pour lui faire voir au-delà de son blocage mental. Cette petit voix narquoise qui lui soufflait à l'oreille : « Tu n'es pas assez bien pour donner envie aux gens de rester. »

Il soupira. N'importe quel autre jour, il aurait trouvé quelque chose à dire pour tourner la remarque de Gwenaël en dérision, mais son esprit était embrumé par les évènements de la journée. En plus de ça, il commençait à avoir vraiment froid.

« Vous savez quoi, c'est vrai qu'on se les gèle, dit-il en s'emparant d'une couverture grise pendue à un crochet. Je suis trop claqué pour prétendre le contraire.

- Ah, c'est donc ça le secret pour vous faire plier ? commenta Gwenaël, sourire aux lèvres. Il faudra que je m'en rappelle.

- Tant que vous dites rien à Mehgan et Mehben, ça me va. »

Emmitouflé dans sa couverture couverte de poils et de crins – mais qui ne sentait que très faiblement le cheval, pour une raison obscure – Iagu reprit place sur son ballot de foin pour observer les grêlons qui ne cessaient de s'abattre sur Kaamelott. A sa grande surprise, Gwenaël vint s'asseoir à côté de lui ; ses robes grises trop grandes lui donnaient l'allure d'un tas de cendre, posé à même la paille. Iagu trouvait la couleur bien trop triste pour le caractère rayonnant du jeune druide. Le rouge lui correspondait beaucoup mieux.

Gwenaël plongea la main dans une poche et en sortit une flasque plate.

« Liqueur de poire ? proposa-t-il. C'est moi qui la fais. Normalement je ne bois jamais le soir, mais là j'ai l'impression qu'on en a besoin. »

Iagu hocha la tête, approbateur. Tant pis pour les cadets. Il ne pouvait tout simplement pas refuser une telle offre.

« Merci, murmura-t-il. Pour ça, et aussi d'être resté. Je suis désolé si j'ai été un peu sec tout à l'heure.

- Y a pas de quoi, et c'est pas grave. Personne aujourd'hui n'a été dans son état normal. »

Au moment de passer la flasque, les doigts de Iagu s'intercalèrent momentanément entre ceux de Gwenaël. Il frissonna. Le frôlement était probablement le seul contact physique volontaire qu'il lui avait été donné de sentir ces derniers jours. Après les étreintes forcées, les tapes bourrues sur l'épaule et le soutien de gens trop accablés pour marcher tout seuls, expérimenter un toucher aussi léger, aussi doux, était presque inédit. Iagu aurait souhaité avoir le courage de le répéter.

Au lieu de ça, il pencha la tête en arrière et s'octroya une généreuse rasade de l'alcool maison.

« Oh la vache ! s'exclama-t-il. C'est costaud mais c'est super bon. Et vous dites que c'est vous qui faites ça ? »

Gwenaël haussa une épaule indifférente tout en détournant le regard. Iagu avait déjà remarqué que les compliments mettaient le jeune homme mal à l'aise, et il s'était déjà rendu compte à quel point ses réactions humbles étaient charmantes.

« Ce n'est pas très compliqué, il suffit de suivre la recette, » marmonna le druide novice en se réappropriant son bien.

Iagu leva un sourcil mais ne pressa pas le sujet. Ils burent en silence, accompagnés seulement par le tac, tac, tac constant des grêlons contre les pavés et le hennissement occasionnel d'un des chevaux. Par un procédé tenant vraisemblablement de la sorcellerie pure, Gwenaël parvenait à avoir l'air élégant malgré ses robes trop amples et les crins incrustés dans son écharpe. Même affalé sur un ballot de foin au beau milieu d'une nuit froide et humide, le druide respirait l'assurance, de façon si évidente qu'elle en devenait presque présomptueuse. Il y avait de quoi devenir jaloux.

Gwenaël se mit à triturer une de ses longues mèches brunes avec hésitation – cela devait être un prérequis chez les druides, de ne jamais se couper les cheveux – puis finit par tourner la tête vers celui qui partageait son siège, une question dans les yeux.

« Vous voulez… parler d'aujourd'hui ? proposa-t-il doucement.

- Non, » répondit immédiatement Iagu. Puis, après avoir frotté ses yeux fatigués : « Oui. Bon sang… j'arrive pas à croire qu'il soit plus là. »

Avec horreur, il constata que sa lèvre inférieure avait trembloté sur le dernier mot. Il s'enfonça plus profondément encore dans sa couverture, pressant sa traîtresse de bouche contre le tissu rêche. Epuisement ou pas, il était hors de question de craquer devant Gwenaël. Il attendait toujours d'être seul et en sécurité pour se laisser aller, et se refusait de pleurer devant n'importe qui.

Sauf que Gwenaël n'était pas n'importe qui. Loin de là.

Les pensées contradictoires s'entrechoquaient sans lui apporter la moindre aide. Les émotions réprimées des derniers jours enflaient, poussant contre les murs qu'il avait érigés pour se conserver une façade fiable et solide en cas de crise. Son contrôle glissa. Les mots s'évadèrent d'eux-mêmes.

« Il est parti, Gwen, pour toujours. Quelqu'un l'a buté. Sur le bord d'un sentier, dans un pays qu'il a habité pendant des décennies. Qui a le droit de faire ça, sérieusement ? Ils savaient pas, ces connards, qu'il y a des gens qui tenaient à lui ? Tous les trucs qu'il avait encore à faire… il venait tout juste de se marier, il allait emmener Mehben et Mehgan à leur toute première réunion de la Guilde des Enchanteurs… Monsieur Elias… c'était un homme compliqué, mais au fond c'était quelqu'un de bien, et maintenant il est mort. »

Et ce fut suffisant pour briser ses dernières barricades. Quand les premières larmes coulèrent, Iagu enfouit son visage dans les replis de sa couverture. Cela avait l'avantage de le couper du monde extérieur et d'atténuer les sons de ses pleurs, comme lorsqu'il avait dix ans, que sa mère venait tout juste de mourir et qu'il ne voulait pas que ses frères le traitent de mauviette.

Oh non, ne pense pas à ça, pas maintenant, ne pense pas à tous les gens que tu es incapable de garder auprès de toi. Ni à Merlin qui se retrouve tout seul, exactement comme toi, ni à Mehgan et Mehben qui pleurent dès qu'il ne les voit pas…

Iagu n'aurait pas su dire combien de temps il passa comme ça, à étouffer ses reniflements. Il entendit Gwenaël se lever et fouiller dans une besace ; le jeune druide revint s'asseoir, plus proche cette fois-ci, sa cuisse pratiquement collée contre celle de Iagu. Il posa une main sur l'épaule du chevalier, légère et compatissante, et lui tendit un mouchoir.

Oh non mais c'est pas possible, c'est pas vrai… je pleure devant Gwenaël, et j'arrive même pas à m'arrêter… il va penser que je suis pitoyable, si c'était pas déjà le cas…

« Je suis désolé, coassa-t-il. Je suis désolé, je sais pas ce qui me prend… je devrais pas…

- Quoi ? Iagu, non ! protesta Gwenaël, ses propres yeux embués. Vous n'avez pas à vous excuser, pas pour une réaction aussi normale que celle-ci. »

La main toujours posée sur l'épaule de Iagu se mit à y tracer des cercles réconfortants. Il soupira, un son humide et étranglé, avant d'accepter le mouchoir et d'essuyer son visage. Lorsqu'il releva la tête, Gwenaël n'était qu'une image incertaine, une motte de gris, déformée par les larmes.

« Pourquoi vous êtes là, Gwen ? » demanda-t-il avant d'avoir pu y réfléchir. Fort heureusement, la question était sortie sans accusation, juste un peu de curiosité. Iagu cligna des yeux pour retrouver une vision nette. Ses émotions à vif menaçaient cependant toujours de le submerger, ce qui pouvait expliquer pourquoi ses mots suivants sonnèrent puérils même à ses propres oreilles. « Vous vous êtes tapé toute la route depuis la Calédonie, et vous êtes tellement gentil avec moi… »

Gwenaël tenta un sourire espiègle mais le cœur n'y était pas.

« Alors d'abord je suis malpoli, et maintenant je suis gentil ? Va falloir songer à se décider. » Son pouce sur l'épaule de Iagu s'immobilisa, au grand regret de ce dernier, mais il ne le retira pas. Il se contenta de regarder le point de contact, pensif. « Maître Kenann est un ami de longue date de monsieur Merlin, et j'ai eu l'occasion d'apprendre un peu à connaître monsieur Elias. Ça me paraissait normal de venir. A vrai dire, quand j'ai appris que… enfin, quand j'ai su pour monsieur Elias, j'étais déjà en route pour Kaamelott. Pour une autre raison.

- Une autre raison ? Laquelle ?

- Ce serait inapproprié d'en parler maintenant. »

Le jeune druide se fit soudainement nerveux, le regard fuyant. Iagu leva un sourcil interrogateur.

« Gwenaël ? »

L'interpellé consentit à tourner de nouveau les yeux vers Iagu, les lèvres pincées alors qu'il l'examinait avec intensité. Le chevalier avait l'impression de se retrouver dans l'arène d'un tournoi de magie, au moment où l'attitude détendue de Gwenaël s'effaçait pour laisser place aux dents acérées du duelliste. Il était en train d'être examiné, évalué, ce qui lui donnait l'impression d'être minuscule.

« Vous savez ce que Merlin et Elias étaient l'un pour l'autre, pas vrai ? » souffla finalement Gwenaël.

Iagu marqua une pause puis acquiesça. Tout le monde savait à quel point les deux hommes avaient été proches, même si les détails sur leur vie avant Lancelot demeuraient vagues. De rivaux intraitables, ils étaient devenus collaborateurs forcés, et ce n'était qu'à la suite d'une dangereuse mission qu'ils s'étaient rapprochés. Monsieur Elias avait mentionné une fois qu'il avait presque fallu qu'il cane pour convaincre le corniaud de druide de faire bouger les choses, mais il l'avait dit avec un sourire en coin et un haussement d'épaule, masquant la vérité derrière un voile d'ironie, comme toujours. Mehben et Mehgan n'en savaient pas plus ; elles se contentaient de dire : « Oh, Tonton Merlin et Tonton Elias se connaissent depuis toujours ! »

Aujourd'hui, à la cérémonie funéraire, monsieur Merlin n'avait pas montré plus de vitalité qu'un mort-vivant. Diminué, gris, et à peine présent. Iagu frissonna quand le souvenir lui souleva les entrailles.

« Maître Kenann m'a un peu parlé de leur histoire, poursuivit Gwenaël en tourmentant de nouveau une de ses longues mèches de cheveux de sa main libre. Ils n'ont pas… Iagu, ils ont mis tellement de temps à admettre ce qu'ils ressentaient l'un pour l'autre. Des années ! Ils ont perdu plus de dix ans quand Lancelot est monté sur le trône, et maintenant le drame les frappe alors qu'ils ont eu si peu de temps à vivre ensemble. » La main sur l'épaule de Iagu se resserra. « Je refuse que ça m'arrive. Je refuse que ça nous arrive.

- Que… quoi ? Nous ? »

Gwenaël posa son autre main à plat sur la joue encore un peu humide de Iagu.

« Oui. Nous. Le moment est probablement très mal choisi pour le dire, mais il vaut mieux une mauvaise occasion que pas d'occasion du tout : je tiens à vous, Iagu. Beaucoup. »

Oh.

Iagu n'y pensait même plus. En dépit de quelques danses et une bouteille partagée le soir du mariage de Merlin et Elias, il s'était persuadé tout seul – comme bien souvent dans sa vie – que son attraction pour le jeune druide n'était absolument pas réciproque. Ecrasé par les évènements de la journée et déjà bien assez content d'être considéré comme un ami, il n'avait même pas pris la peine d'examiner la possibilité d'être plus que ça.

Mais l'idée alluma une flamme d'espoir dans son torse, comme l'étincelle faisait flamber un tas de bois sec qui n'attendait que ça. Iagu se pencha vers Gwenaël. A l'arrière de sa tête, une petite voix rationnelle lui hurlait qu'il s'agissait d'une très mauvaise idée, qu'il n'en valait pas la peine ; la main chaude contre sa joue et les yeux couleur noisette plongés dans les siens lui assuraient que si, tout ceci en valait largement la peine.

Un courant d'air s'insinua sous sa couverture, la fraîcheur lui accordant un peu de clarté d'esprit. Il aurait pu tout stopper, à ce moment-là. A la place, Iagu attrapa les pans des robes grises informes dans lesquelles Gwenaël n'avait absolument pas le droit d'avoir l'air si charmant et l'attira à lui, réduisant à néant la distance qui séparait leurs lèvres. Le druide émit un bruit de surprise et lutta pour conserver son équilibre, en vain. Ils basculèrent en arrière sur le ballot de paille.

Plus tard, Iagu ne se souviendrait pas de tous les détails avec certitude, mais il n'était pas près d'oublier le sentiment de sécurité qui le saisit quand les bras de Gwenaël trouvèrent leur chemin autour de lui. Le poids réconfortant de son corps entièrement supporté par celui du chevalier. Les mots sincères murmurés dans le noir alors que le déluge s'abattait au-dehors.

Une page d'histoire s'était refermée pour Merlin ce jour-là Iagu avait beau s'en sentir coupable, il était heureux qu'une nouvelle s'ouvre pour lui.