Bonsoir !
J'arrive à l'heure, bien qu'il soit 23 heures, pour poster ce chapitre. J'ai réussi par je ne sais quel miracle à le corriger pendant la semaine. J'ai rajouté pas mal de détails par rapport à la première version, ce qui m'a pris pas du temps, mais même si le timing est juste, je ne m'en sors pas si mal. On est déjà au dixième chapitre, ce qui veut dire qu'on approche de la fin. Ça me fait tout drôle de me dire que c'est déjà presque terminé. Enfin, nous n'y sommes pas encore !
Je vous souhaite une bonne lecture !
Elles lui disent que sa puissance effraie. Elles insufflent la peur, la gravent sur ses os. Elles veulent que ses souffles se rétrécissent, qu'ils soient si fins que son corps s'efface dans les nuages. Elles murmurent :
— Voir au-delà de la chair est douloureux. Percer les mystères du corps, les bras et les jambes disloqués ; une poupée ne peut pas respirer.
Elles tournent en rond autour d'elle en plein jour sous un soleil ardent. Elle ne peut plus avancer. Les chants la clouent sur place. Le lit de chêne déploie ses racines, elles enserrent ses poignets ; immobile.
Elles scrutent chaque parcelle de sa peau nue, elles passent des doigts noueux sur ses joues creuses, ses cuisses ont perdu leur allure de petite fille, elles refusent de la laisser partir, inconcevable est l'idée de grandir, quitter l'enfance pour discerner plus loin que l'horizon de la lune, quelle pensée saugrenue !
Elles ne sont pas cruelles, mais leurs gestes déchirent ses muscles. Le sommier est de marbre et il fait tant de bruit, ça vrille l'intérieur, cacophonie d'émotions qui se bousculent, tranchent ses veines comme des coupes brisées. Elles hurlent :
— Les Liseuses brûlent, elles effacent les secrets, les Arcanes ne désirent pas connaître, alors les enfants périront !
Elles crient trop fort, la fille perd pied, des ombres s'engouffrent dans ses poumons, les mères mentent ; il n'y a rien dans les abysses.
— Je crois que les Arcanes veulent me tuer.
Mika lance un regard en biais à Akaashi. Elle a besoin de parler, mais il n'y a pas de bonne manière de déclamer les secrets. Son ami ne tourne pas la tête, il se contente de marcher devant. Il sillonne entre les troncs.
— Pourquoi ?
— Je fais des rêves différents ces derniers temps. Le Fou m'évite. Quelque chose cloche.
— Tu en as donc conclu que les divinités en avaient après toi. Tu ne trouves pas cela un peu présomptueux ? raille son ami.
— Je crois que certains sont effrayés des liseuses, avoue Mika dans un souffle. Mes intuitions sont le reflet de leurs avenirs, après tout. Et le Destin rôde. Pour eux, nous ne pouvons exister en même temps. Je suis une aberration dans leur royaume qu'ils imaginent parfait alors qu'ils meurent d'ennui au sein de leurs tours dorées.
Ils sont proches du territoire du Sorcier. Le paysage a drastiquement changé en l'espace de quelques jours. Les villes fortifiées, les plaines et les collines qui ondulent ont laissé place à une région boisée ; une rivière sinueuse et bruyante ainsi que des villages vides et éparpillés.
Des hameaux rares peuplent leur route, mais les hommes ne leur parlent pas. Ils se tiennent sur le pas de leur porte, les bras croisés. Ils les dévisagent d'un regard méfiant.
Akaashi ralentit son allure. Il s'arrête au bord d'un ruisseau. Mika s'approche, elle s'agenouille et immerge ses doigts dans l'eau glacée. Il attrape sa main et la serre très fort.
— La Grande Prêtresse n'est pas seule, murmure Mika tandis que le garçon plonge ses yeux dans les siens.
— L'Impératrice te protégera.
— Elle me livrera aux autres dès qu'elle en aura l'occasion.
Mika aimerait laisser sa peur dégouliner depuis ses lèvres, avouer qu'elle est tétanisée. Sa posture droite et son regard coupant ne sont que des mensonges, elle ne veut pas mourir, mais l'idée de passer sa vie à fuir ne l'enchante plus.
Elle rêve de franchir à nouveau la frontière, retrouver Yachi à laquelle elle s'interdit de penser ces derniers temps parce que c'est briser le barrage, c'est froisser le serment qu'elle s'est fait : ne pas perdre espoir, mais ne pas attendre, rester digne.
— Je vais devenir une vagabonde.
Akaashi ne dit rien, mais il la force à se redresser. Ils reprennent leur marche côte à côte.
Leur voyage arrive à sa fin. Ils ont passé sept jours à rôder dans une nature sauvage dont les hommes ont déserté les paysages. À la nuit tombée, le bois craque, les chouettes pleurent et le froid de cet hiver éternel vient embrasser leurs os. L'humidité rend leur périple éprouvant. Leurs vêtements sont toujours trempés et ils ne peuvent pas les faire sécher correctement. Même s'ils ont évité le fleuve en crue, les sols sont gorgés d'eau. La boue s'accroche à leurs chaussures, épuisant leurs jambes qui s'enfoncent dans la terre à chaque pas. Le sommeil de Mika est peuplé de cauchemars. Chaque nuit, elle se réveille en hurlant, le souffle court et l'expression hagarde. Akaashi s'efforce de la calmer, il murmure des mots réconfortants, mais ça ne sert pas à grand-chose, c'est à peine si cela apaise son cœur. Elle lui lance un regard reconnaissant, dégage des saletés de ses cheveux avant de se rendormir pour quelques heures.
Sept jours où ils craignent les hommes — encore plus qu'à l'accoutumée. Ils leur parlent le moins possible comme s'ils savaient ce que Mika et Akaashi s'apprêtaient à faire, terrifiés à l'idée qu'ils contrecarrent leur plan. Mika se demande souvent si ce ne sont pas des sbires au service de la Grand-Prêtresse. Elle a peur d'être capturée, de voir à nouveau les sept lunes et ce regard qui la cloue sur place. Mais ils n'en font rien. Les inconnus les dévisagent en silence tandis que tous deux s'engouffrent encore dans un bois touffu. Une fuite discrète. La crainte que l'autre devienne un ennemi.
Akaashi est terrifié à l'idée d'échouer — ça se remarque presque tout de suite. Il a promis à Mika de délivrer ses amis. Il lui confie qu'il se souvient vaguement de leurs visages, enfin celui de Kuroo, car Daishou, il ne l'a jamais vu. Mika lui parle de lui, elle en fait une description précise, presque organique. Akaashi lui demande comment cela est possible alors qu'elle ne l'a aperçu qu'une fois sans son ombre. Elle lui explique que les mots sortent tout seuls. Elle n'a aucune image dans son esprit. Le moment a été trop brutal, trop douloureux pour qu'elle en ait une représentation nette. Le Monde, sans doute. Toutefois, elle lui raconte leur amitié. Elle analyse les personnalités de Daishou et de Kuroo, donne vie à ses souvenirs, quitte à ce que la tristesse lui broie la gorge.
Elle laisse Akaashi découvrir une autre facette d'elle-même : il entre dans une intimité déroutante, il sent tout cet amour qu'elle porte en elle. Elle serait prête à s'ouvrir la poitrine et à s'arracher les yeux pour les sauver. Malgré l'inquiétude, Mika a envie d'y croire. Elle envoie valser l'angoisse quand elle se fait trop forte. Elle enterre la tempête qu'elle laissera éclore plus tard, seulement lorsque Kuroo et Daishou seront à leurs côtés.
Alors qu'elle se perd dans ses pensées, ils débouchent brutalement sur une vallée où s'étendent quelques champs de blé recouverts d'une mince couche de neige. La faible chaleur de la journée fait fondre la glace avant que les nuages gorgés d'eau laissent échapper quelques larmes.
Akaashi sort de la poche de son manteau la carte. Il la déplie sans un bruit.
— À la nuit tombée, on y sera, annonce-t-il.
Il lui tend une petite poignée de fruits secs. Il en mange quelques-uns et après un court instant, il chuchote :
— S'il le faut, nous errerons ensemble.
Elle sait qu'elle devrait protester, mais Mika est égoïste : sa solitude l'effraie plus que le malheur des autres.
Kuroo réalise qu'il aurait peut-être dû réfléchir à un plan plus élaboré. Ou prévoir un plan tout court. Il avait pensé naïvement que franchir le pont-levis suffirait.
À peine a-t-il posé un pied à l'extérieur de l'enceinte du donjon qu'une des trois femmes aux coupes se dessine dans la pénombre. Elle se tient debout, légèrement penchée sur le côté au milieu du pont-levis. Un air ennuyé dans le regard, ses yeux se sont immédiatement éclairés lorsqu'elle a aperçu le garçon.
— Serais-tu somnambule, Tetsurō Kuroo ? l'interroge-t-elle tout bas avec ce sourire doucereux qui ne se défait jamais de ses lèvres.
— Si je mens, que se passe-t-il ?
En un instant, la fille se tient à quelques centimètres de lui. Ses dents brillent sous la lumière de la lune.
— Je n'ai pas encore tout à fait décidé.
— De toute façon, je voulais seulement prendre l'air. Je peine à dormir.
Sa voix est mal assurée. Il lève ses mains, tente un sourire pour dissimuler sa peur. La jeune femme le scrute toujours, il sent son souffle chaud sur son visage. Il recule d'un pas, rêve de se fondre dans la pénombre pour échapper à ce regard perçant et sa lueur qui lui rappelle le soleil à son zénith.
Je ne peux rien contre elle. Elle est trop puissante.
Une aura divine l'enveloppe. Elle a troqué sa toge pour un pantalon ample bleu roi et un haut en lin blanc. Des cordons finement noués ornent sa poitrine. Kuroo aperçoit ses bras nus, sans une égratignure ; une silhouette musclée et souple. Sa présence le cloue sur place. Tout son être irradie de force.
Il réfléchit à toute vitesse, s'efforce de trouver un moyen de se sortir de ce pétrin. Rien ne vient. Elle n'a rien dit depuis un long moment. Elle se tient là, les mains derrière son dos. Elle tape du pied gauche dans un rythme régulier qui déboussole Kuroo : il n'arrive pas à se concentrer.
Tant pis, se dit-il. Je vais passer en force.
Il ravale l'effroi très loin au fond de lui ou plutôt, il se décide à continuer malgré lui. Il fait un pas. Tout à coup, la peau de la jeune fille s'embrase. Des flammes mauves dansent sur tout son corps sans pour autant brûler ses vêtements ou ses cheveux. Il ne sait pas quelle détermination le pousse à avancer un peu plus. La femme lâche un rire bref. Elle plie une de ses jambes devant elle tandis qu'elle laisse l'autre derrière elle. Il y a un instant de flottement étrange où Kuroo est capable de détailler chacun de ses mouvements. Le monde autour de lui se fait plus lent. Il voit les muscles de sa cuisse se tendre alors qu'elle place tout son poids dessus pour prendre de l'élan. Son pied arrière décolle. Le saut est puissant, impossible. Elle vole presque ; elle n'est plus qu'une nuée de braises dans la nuit.
Brutalement, elle atterrit sur Kuroo et le plaque au sol. Sa tête heurte le bois avec une telle force que des larmes dévalent ses joues sans qu'il puisse les retenir. Le temps reprend sa course. Une douleur atroce explose de toute part. Il a la sensation qu'on lui arrache la peau, il n'a plus aucune pensée cohérente, il devient sa souffrance, ça pulse de partout, il doit sans doute pleurer du sang. Il a du mal à se souvenir de ce qu'il fait là. Les flammes de l'Arcane le dévorent. Kuroo ne réalise pas qu'il hurle. Ses cordes vocales se brisent tandis que ses rugissements font s'envoler les oiseaux.
— Tu ne peux pas t'enfuir d'ici, susurre la femme au creux de son oreille.
D'un geste violent, elle attire Kuroo à elle et le force à se relever. Leurs corps se mélangent et leurs souliers frappent sur le bois épais du pont-levis. Ils tournent ainsi quelques instants, même si cela semble durer une éternité pour Kuroo. Elle finit par le plaquer férocement contre les chaînes monstrueuses qui retiennent d'habitude la porte dorénavant affaissée. Elle laisse encore ses flammes couler sur Kuroo. Le métal pénètre sa chair — c'est à peine s'il le remarque.
Éventuellement, elle éteint le feu. Malgré tout, la douleur perdure. Sa peau est calcinée. Des brûlures inquiétantes se forment à une vitesse affolante sur son corps. Alors qu'il reprend difficilement ses esprits, le souffle erratique et le visage baigné de larmes, elle le contraint à se décaler vers le bord du pont. Les talons dans le vide, Kuroo se débat faiblement, dépouillé de toute énergie. Son être tout entier est engourdi.
Sous leurs pieds, un fleuve au courant tranquille se repose. Kuroo n'aura jamais le courage de nager. Ses yeux s'écarquillent. Je vais crever ici, pense-t-il très fort. L'air vient se coincer dans sa trachée. La femme le maintient par le col de sa chemise,. Un sourire carnassier danse sur son visage. Sa force le lamine. Il y a cette vitalité écrasante dans son regard, un souffle glacé qui l'immobilise pour de bon. Les bras de Kuroo retombent mollement contre son corps.
— J'abandonne, chuchote-t-il, la voix brisée.
Brusquement, l'Arcane fait pendre le garçon au-dessus du vide, comme s'il était aussi léger qu'un tissu. Il y a cette seconde si brève où il vole, pas tout à fait dans la chute, mais loin de la terre ferme. Puis le moment se brise. Son cœur vient s'effondrer dans son estomac avant de remonter au bord de ses lèvres. Il croit entendre la femme rire alors qu'elle le laisse tomber. Il ne se souvient pas de sa chute. Toutefois, les hématomes qui ornent sa peau à son réveil se remémorent avec quelle violence il a heurté l'eau, une dizaine de mètres plus bas.
Daishou est un bon menteur et surtout, il est bien plus discret que Kuroo. Il n'a aucune difficulté à se glisser dans la tour défendue, tandis que les escaliers en colimaçon qu'il emprunte sont déserts. Il s'enfonce sous terre, ne croise pas une silhouette. Ses pas sont silencieux. Il arrive devant une lourde porte en bois. Elle n'est pas fermée. Il la pousse en gémissant, le souffle court, oppressé par les souterrains étroits des cachots. Il pénètre dans un long couloir dont il n'aperçoit pas la fin. De l'eau goutte depuis le plafond que sa tête frôle. Sur sa droite et sa gauche se dessinent des cellules aux barreaux rouillés. Elles sont séparées par des murs de pierres épais d'où sort de la mousse. Le sol est trempé. Ses pieds pataugent dans un mélange de sable humide et de terre. Une odeur nauséabonde embaume l'endroit. Elle est si forte qu'il plaque sa main sur sa bouche et son nez.
Le lieu est vide. Il s'est peut-être trompé. Kuroo a été emmené ailleurs. Des hommes sans visage le torturent pour découvrir ses véritables intentions. Daishou aimerait leur dire que ce n'est pas de la faute de Kuroo, le garçon étouffe, c'est pour ça qu'il prend le large, il faut le laisser partir, brûlons le pacte, arrêtons de se leurrer ; le cercle sur sa main s'enflamme. Il ignore la douleur.
Une toux estompe net le flot de pensées. Daishou inspire.
— Putain, siffle-t-il en s'approchant du bruit, ton lit est presque aussi confortable que ceux des dortoirs.
— Ferme-là, rétorque une voix rauque. J'ai passé une sale nuit.
— Elle n'est pas tout à fait finie, observe Daishou. Le jour commence à peine à se lever.
Un mince filet de lumière traverse la cellule au travers d'une fente qui donne sur une des cours intérieures.
Daishou plonge sa main dans la poche de son manteau et en sort un morceau de pain. Il le fait passer au travers des barreaux. Kuroo se jette dessus, le dévore. Ce n'est qu'une fois son repas fini qu'il le remercie.
— Comment as-tu réussi à te faufiler jusqu'ici ? demande-t-il en glissant distraitement sa langue sur sa lèvre supérieure.
— Mes pas m'ont porté.
Kuroo comprend d'emblée qu'il n'en saura pas plus. Il insiste malgré tout :
— C'est le Sorcier qui t'a envoyé ?
— Je suis blessé que tu me prennes pour un de ses complices.
— Je me méfie. J'ai été jeté en prison pour une balade nocturne.
Kuroo retourne s'asseoir sur son lit de fortune : une planche de bois recouverte de paille. Il appuie son dos contre un mur mouillé. Quelques traînées pourpres perlent sur les parois.
— Tu t'entraînes à mentir ? se moque Daishou. Si c'est le cas, tu es un prisonnier de première classe pour les mensonges ratés.
— Avec toi, ça ne marche pas. Je t'ai prévenu : je serai toujours sincère.
Kuroo fronce les sourcils. Il relève la tête vers lui. Daishou devine qu'une idée stupide vient de germer dans son esprit.
— Tu ne m'aurais quand même pas…, commence Kuroo.
Daishou lui retourne son regard sans rien dire.
— Dénoncé ? finit-il après un bref silence.
— J'ignore quelle image tu as de moi, réplique Daishou en faisant claquer sa langue, mais sache que je n'aurais jamais fait ça.
— Ça c'est parce que tu as oublié toutes les crasses que tu m'as faites, persifle-t-il en dissimulant mal le soulagement dans sa voix.
— Le Sorcier et ses trois compagnes se réunissent dans la matinée, lui apprend Daishou en ignorant sa remarque.
— La justice est vachement efficace ici, ironise-t-il.
Son ami évite son regard. La lumière de l'aube perce enfin dans sa cellule.
— Il m'a convoqué, moi aussi. On doit profiter de ce moment pour te faire sortir de là. Je ferai diversion.
Daishou s'approche des barreaux qui le séparent du jeune homme. Il pose ses doigts contre le métal et un cliquetis résonne. La serrure saute toute seule. La porte s'ouvre dans un grincement. Kuroo siffle d'admiration, interloqué.
— Bordel ! Comment as-tu fait ça ?
— Une intuition.
Le Sorcier saura.
Le cercle sur sa main s'est épaissi. Il le dissimule en tirant sur la manche de son haut. Kuroo se lève en titubant. Daishou le rattrape in extremis alors qu'il manque de se fracasser les dents contre les dalles du sol.
— Tu ne vas jamais réussir à te barrer tout seul, souffle-t-il.
— Alors, viens avec moi.
Leurs visages sont proches. Pour la première fois depuis une éternité, Kuroo plante ses yeux dans les siens. Malgré sa faiblesse, une force inexplicable irradie de lui.
— Je dois faire diversion, se justifie Daishou. Il faut les retenir le plus longtemps dans la salle du trône.
— Tu n'y arriveras pas. On ne lutte pas contre les Arcanes. Je parle d'expérience.
Un sourire ridicule étire sa bouche. Sa lèvre supérieure est fendue. Daishou remarque des détails : une barbe indifférente qui se dessine, son nez légèrement tordu, une cicatrice au niveau de son front. Il y a aussi des ecchymoses qui virent au jaune, des coupures profondes, du sang séché sur ses genoux. Sous ses vêtements en lambeaux, il distingue des cloques grossières et pullulantes. Daishou déglutit. D'un geste sec, il se dégage pour le remettre sur ses pieds.
— Il faut qu'on y aille, ordonne Daishou.
Ils refont le chemin en sens inverse. Kuroo ne bronche pas malgré sa cheville qui se tord à chaque pas. Il attrape la main de Daishou comme si de rien n'était. Ce dernier manque une respiration, ou peut-être une douzaine, il se tait, feint l'indolence.
Lorsqu'ils se séparent, il n'y a rien à dire. Ils hochent la tête et la paume chaude laisse un vide contre sa peau. Kuroo ne lui lance aucun regard. Son ami longe les murs sans un bruit.
Daishou fait quelques détours avant d'arriver devant la lourde porte en bois. Il y a une chaleur qu'il refuse de quitter, l'amertume diffuse de l'oubli, il sent le souvenir tout près. Il rôde mais ne s'approche pas.
Il y a des ombres et cette odeur, un corps qu'il connaissait par cœur.
Des railleries. De l'eau humide sur son front. Une voix qui raconte, lit des poèmes sans queue ni tête. On veille sur lui.
Puis il y a un poumon qui se décroche à l'intérieur et des images lui apparaissent. Elles ressemblent à des aquarelles.
Il n'a pas le temps de saisir le heurtoir. Le voilà à l'intérieur de la pièce. Cette fois-ci, il y a en plus du trône vide, trois fauteuils en velours et au bois doré. Les femmes aux coupes y sont installées toutes trois dans une position différente, mais qui semble garder une cohérence générale — comme l'harmonie d'un tableau.
— Il sait ! s'exclame l'une d'elles.
Ce n'est pas la chaleur du soleil qui réveille Akaashi, mais plutôt l'absence d'un corps blotti contre le sien. L'hiver est rude dans cette région et il n'a pas passé une nuit sans sentir Mika enroulée autour de lui, ses jambes et ses bras emmêlés aux siens.
Il s'extirpe de son sac de couchage, le dos raide. Une fois debout, il aperçoit le donjon du Sorcier se dessiner au travers des arbres touffus. Un peu plus bas de là où ils ont établi leur campement la veille se trouve une route boueuse, très empruntée par les voyageurs et les hommes égarés.
— J'ai fait du thé, annonce son amie derrière lui.
Assise sur les vestiges d'une couverture, Mika s'affaire autour d'un feu discret. Les feuilles mortes et humides l'entourent dans ce décor presque hors du temps.
— Il y a trois tasses, ajoute-t-elle avant même que le garçon ait pu ouvrir la bouche.
Akaashi sourit. Il farfouille dans son sac avant de venir prendre place à côté d'elle.
— Merci.
Il n'attrape pas tout de suite la boisson chaude. Un oiseau s'envole d'une branche nue. Il enfonce le bonnet bleu sur la tête de son amie.
— Tu vas attraper froid, la réprimande-t-il.
— Je me sens à l'étroit là-dedans, geint-elle.
— La prochaine fois, je t'offrirai la totale.
— C'est-à-dire ? Tu me fais peur.
Elle avale une gorgée de son thé sans même chercher à le tiédir.
— Écharpe, gants, manteau, grosses chaussettes…, commence-t-il à énumérer.
— Quelle horreur ! Je ne supporterai jamais d'être si engoncée dans mes vêtements ! Je pourrais dire adieu à la fluidité du corps, l'aisance des mouvements…
Akaashi se contente de souffler du nez. Mika lui donne une légère tape sur l'épaule. Elle pose sa tête contre lui. Ils boivent leur thé et le regard du garçon se perd dans les remous de sa boisson.
Ils sont les premiers sur la route. Ils n'ont laissé aucune trace de leur passage. La vie s'éveille à peine tandis qu'ils atteignent la fin de leur voyage.
Quelques heures plus tard, ils sont arrivés. Ils se sont arrêtés un peu avant l'entrée du donjon, au bord du chemin principal. D'ici, ils ne peuvent pas être repérés. Les sapins les dissimulent des douves ou d'un quelconque guet. Le soleil est haut dans le ciel. Il doit être aux alentours de midi. Il y a largement plus de monde que ce matin. Le murmure léger de la foule les entoure. Le bruit se confond avec les bottes de cuir qui frottent la terre, les chevaux qui hennissent et les soupirs épuisés.
— Il va falloir que tu restes ici, déclare tout bas, mais fermement Akaashi.
Elle ne proteste pas.
— Tu te souviens de tout ? demande-t-elle à la place.
Le garçon hoche la tête. Ils l'ont répété tellement de fois qu'il pourrait le faire les yeux fermés.
— Tout ira bien, s'efforce-t-il de la rassurer.
Le regard de Mika est indescriptible. Un océan où se mélangent mille émotions. Elle lui saisit le poignet, l'empoigne avec vigueur. Un peu trop. Il grimace.
— Promets-moi, lâche-t-elle dans un souffle.
Akaashi fronce les sourcils.
— Te promettre quoi ?
— Que tu reviendras sain et sauf ! Quitte à les laisser là-bas.
Il est pris de court. Il la dévisage à la recherche de quelque chose sur ses traits ternis par l'hiver, mais elle n'est que ses mots.
— Si tu n'es pas rentré à la tombée de la nuit, je fous le feu à cet endroit.
Il sait qu'elle ne ment pas.
Akaashi l'embrasse sur le front. Ses bras viennent s'enrouler autour de sa taille. Elle le serre bien fort et la lâcher devient difficile. Il s'écarte tout de même, avec une dernière pression dans la main de son amie. Le voilà en train de voguer sur les lattes épaisses du pont. La silhouette de Mika appuyée contre un muret en pierre s'estompe déjà.
Il n'y a pas d'enfance pour les Arcanes. Aucun besoin de respirer, la mort n'est pas éternelle, pas de cœur, un silence hurle lorsqu'ils se retrouvent seuls. Le bois ne craque pas dans les grandes pièces en marbre.
L'on vit dans les esprits, les voix perpétuent notre existence, murmurent-ils. Le Destin décide si le cercle se brise et souffle le vent qui fera que les ondées nous emporteront.
Les livres marquent des mensonges. Les femmes qui les déclament modèlent le réel de leur simple chant. Elles sont mortes il y a longtemps, mais des poussières demeurent. Les cendres se redressent.
L'époque des contes s'efface. Les Dieux ont peur. Ils n'ont jamais été des écrivains, seulement des héros. Mais que se passe-t-il quand la plume se brise ? Que reste-t-il des mondes imaginaires sans les hommes pour les raconter ?
— Il est impossible de rompre un serment.
Les pieds pendus dans le vide et la tête en bas, Daishou gémit. Le sang afflue au coin de ses tempes. Il a envie de vomir. Le Sorcier tient son doigt levé vers le haut, l'air profondément ennuyé.
— Si tu le fais, le cercle te consumera. Il a déjà commencé à le faire, n'est-ce pas ?
Daishou est incapable de répondre. Il a la sensation que sa pomme d'Adam a roulée jusqu'à son nez. Une douleur irradie au niveau de sa main. Une lueur orange se dessine au-dessus de lui — il y a une odeur de chair brûlée. Son ventre se tord et il sent l'acide lui remonter dans la gorge.
— Il est important que tu comprennes, Daishou. Kuroo est ta responsabilité. S'il s'en va, tu meurs. Si vous êtes séparés, tu meurs. Une fois que vous êtes réunis, il est impossible de briser le lien. C'est un fil qui se tisse et le couper revient à vous arracher le cœur.
D'un geste souple du poignet, le Sorcier fait tournoyer la corde qui scie les chevilles de Daishou.
— Mika est proche. Il ne manque plus qu'elle et tout sera terminé. Je sais que le temps peut être maussade entre ses murs. Mais allons ! On s'habitue à tout, même à l'éternité.
Il dessine un trait invisible du bout des doigts. La corde se coupe. Daishou vient s'écraser au sol dans un bruit sourd. Il tousse longuement, misérable. L'air lui brûle la trachée. Il est incapable de retenir des larmes.
— Une fois que Mika sera là, tout ira bien, susurre l'Arcane à son oreille.
Il se tient accroupi à côté de lui.
— Mais si Kuroo s'enfuit à nouveau, je vous tuerai tous les trois. Les erreurs sont possibles, mais le contingent a des limites, tu ne penses pas ?
Il passe ses doigts dans ses cheveux.
— Cours le rattraper, Daishou.
Son corps est propulsé en dehors de la salle. Ses os éclatent contre les pierres alors que sa main continue de fondre, consumée par un feu qui naît sous sa chair.
Les jambes de Mika trépignent. Akaashi s'est imprégné des corps de la multitude. Elle l'a entrevu se glisser dans les chairs. Il a ce pouvoir, disparaître en un souffle, malléable comme le sable et les dunes, inoubliable, mais si friable à la fois, silhouette que l'on ne peut saisir. Malgré les inconnus, il se fond, devient les autres et le ruisseau qui entoure les douves.
Elle a dissimulé son visage sous une écharpe. Elle hume le tissu qui a l'odeur d'Akaashi. Désormais, elle est seule. Quel terrible sentiment que l'attente ! La foule se gonfle de plus en plus. Elle s'écarte du chemin principal sans trop s'en éloigner. Un muret de pierres encadre la route de chaque côté. Elle grimpe dessus, avant de s'y asseoir en tailleur. De ses mains rougies par le froid, elle sort son jeu de Tarot.
Elle fait tourner le paquet sans sa paume, hésitante. Elle se met finalement à battre distraitement les cartes.
— Il n'y a pas un nombre précis autorisé pour ça ?
La voix de Yachi raisonne. Mika a un sourire triste.
— Sept fois, murmure-t-elle.
Cette époque lui semble si loin. Les couleurs de ces images s'estompent. Elle mélange les cartes trop longtemps. Elle en perd le compte. Aucune ne s'échappe de ses doigts.
Elle se décide finalement à les ranger. De grosses larmes se mettent à dégringoler de ses joues. Elle se souvient des Guérillères. Elle attrape le livre dans son sac et finit par s'égarer dans les pages. Les heures lui glissent dessus.
— Hé, mais je te reconnais !
Mika sursaute. Elle relève la tête, perdue. Elle aperçoit tout de suite le sourire malicieux, les cheveux argentés ainsi qu'un grain de beauté qui orne une peau lisse. Le jeune homme s'approche, descend de sa monture gracieuse. Il fixe son livre et ses lèvres s'étirent un peu plus.
— Qu'en penses-tu ?
— Euh… Je…, balbutie Mika, désarçonnée par la légèreté de l'autre.
— Sugawara ! l'appelle plus loin le garçon qui était avec lui la dernière fois.
— Ça ne te revient pas ? demande-t-il à Mika en ignorant son ami. On s'était croisé au marché de Chariot ! Je t'ai donné ce livre.
Bien sûr que Mika se souvient. Sauf qu'il y a autre chose qui se dessine sous sa chair, une conviction curieuse, comme s'ils n'étaient pas tout à fait des étrangers.
— Je crois avoir visité tes songes, confesse-t-elle sans y faire attention.
Sugawara lui jette un drôle de regard avant d'éclater de rire.
— Cette épopée laisse des traces, tu sais ? Et ça se voit déjà : la couleur qui t'entoure n'est plus tout à fait pareille.
Elle fronce les sourcils.
— Comment t'appelles-tu, liseuse ?
Le cœur de la jeune fille rate un battement.
— Qu'as-tu dit ?
Son sourire demeure.
— Comment t'appelles-tu ?
Il y a un instant de flottement où tous deux se jaugent. Sugawara n'est qu'à un pas d'elle et pourtant, un abysse les sépare.
— Mika.
— Sugawara ! s'impatiente l'autre. Si tu veux qu'on arrive à temps au marché de l'Ermite, il va falloir que tu te dépêches.
Le cheval sur lequel se tient Daichi hennit. Sugawara se penche en avant, et murmure à l'oreille de la jeune fille :
— Ils sont en danger.
— Pardon ?
— Je suis désolé. Tu vas devoir affronter ton Destin.
Elle entend presque la majuscule dans sa réponse. Il agite sa main, avant de rejoindre son compagnon.
— J'espère que nos chemins se croiseront à nouveau ! lui lance-t-il d'un air enjoué. Je suis impatient d'écouter tes histoires !
Daichi hausse les épaules en guise d'excuse. Aussi brusquement qu'ils sont arrivés, ils reprennent leur route, leurs chevaux bondissant par-dessus les troncs renversés.
Elle reste un long moment sans bouger. Des exclamations résonnent par delà les douves. Elle tire une carte de sa poche : la Tour. Elle saute à pieds joints dans la boue, traverse le pont sans se soucier des quelques hommes qui la dévisagent, franchit les portes grandes ouvertes avant de se faufiler dans les corridors vides. Ses pas la portent : elle n'a qu'à suivre les cris.
Il a su que quelque chose clochait à l'instant où il a pénétré dans le donjon. Les autres autour de lui ne semblent avoir rien remarqué. Trois femmes aux sourires mesquins les orientent vers une pièce immense et parfaitement vide. Il n'arrive pas à différencier les trois filles. Dès qu'il détourne le regard, il est incapable de se souvenir de leurs visages. Ne reste qu'un sentiment d'impuissance face à un pouvoir brut et sans limites.
Akaashi avait prévu de se dissimuler dans la foule, avant d'en sortir discrètement pour partir à la recherche de Kuroo et Daishou. Mais il n'en avait pas eu le temps. On les avait emmenés ici si vite que le garçon, afin de rester caché, avait dû suivre le mouvement.
Il n'y a qu'une sortie : la porte dorénavant close par laquelle ils sont entrés. Ils sont plus d'une centaine à être agglutinés là. Alors que l'incompréhension se mue en brouhaha, une des femmes grimpe au mur pour aller s'asseoir sur un rebord en pierre. Akaashi ne l'avait pas remarqué au début, mais il y a un étage au-dessus d'eux. Elle prend la parole d'une voix forte, ses jambes se balançant dans le vide :
— Désirez-vous l'asile ?
Le silence se fait. Tous acquiescent sans parler. La femme perchée au-dessus d'eux hoche vigoureusement la tête, satisfaite. Elle tape dans ses mains et ses deux comparses la rejoignent dans un saut qu'aucun homme ne pourrait effectuer. La dernière à se placer tout là haut déclare alors :
— Le Sorcier nous a dit de faire comme bon nous semblait. Nous serons maîtres dorénavant. Le Jugement s'occupe du garçon.
Akaashi fronce les sourcils. Le garçon ? Un mauvais pressentiment s'immisce en lui. Il est convaincu que cela a un rapport avec Daishou. Mais il n'a pas le loisir d'y réfléchir plus. La première fille à avoir parlé s'écrie alors :
— Donnez-nous vos cœurs !
Des regards confus. Des rires qui ricochent sur les murs immaculés. Tout à coup, les femmes fondent sur la foule. Un homme, puis deux, puis trois et bientôt trente s'effondrent au sol. Des hurlements effroyables emplissent la pièce, déchirent les poumons d'Akaashi. Son pouls se met à battre à toute allure, si fort qu'il va crever sa peau. Il y a une incompréhension totale qui le rend incapable d'esquisser le moindre geste. Des trous béants à la place des poitrines, des cadavres qui gisent au sol. Des flaques de sang qui ne cessent de grandir, qui finissent par se mélanger. Les trois filles plongent leurs doigts dans les peaux jeunes et vigoureuses, leurs mains farfouillent entre les côtes à la recherche d'un mets parfait. Elles passent leur langue sur leurs lèvres, le regard desaxé et excité : l'appétit les rend folles. Leurs victimes hurlent à la mort. Elles se débattent, mais les trois divinités sont bien plus fortes. Il suffit qu'elles s'assoient sur eux pour que leurs mouvements deviennent inutiles. Les hommes rugissent. La souffrance est insupportable. Il y a le bruit des organes qu'elles triturent, comme une éponge mouillée que l'on tord très fort, les membres brisés lorsqu'elles s'écrasent sur les corps, les coupures qu'elles dessinent sur les figures sans raison, pour embellir les dépouilles. Une fois qu'elles trouvent ce qu'elles désirent, elles laissent les morts ainsi, indifférentes.
La panique est telle qu'elle en devient indescriptible. Ce que reflète le visage des vivants est au-delà de la terreur. Les traits déformés, ils n'ont plus rien d'humain. Akaashi a l'impression que ce ne sont que des masques de cire qui sont en train de fondre, révélant la nature macabre du monde. Dans toute cette confusion, les gens s'agitent dans tous les sens, s'efforcent de fuir dans ce lieu minuscule. Les corps se pressent les uns contre les autres, si bien qu'Akaashi se retrouve écrasé contre un mur, les pierres se gravent contre son visage, on le pousse tellement fort qu'il étouffe. Ceux qui sont encore vivants frappent de toutes leurs forces contre la porte. Ils s'acharnent, mais les trois filles continuent de se jeter sur eux sans pitié.
Elles vont tuer tout le monde, réalise-t-il, terrorisé.
Comme des rapaces, elles plongent sur leurs proies avant de s'envoler. Leurs visages purs sont maculés de sang. Les dents noires et les ongles rouges, elles rient à gorge déployée. L'une d'elles mord goulument dans un cœur tandis que de sa main droite, elle en tient un autre qui bat encore.
Finalement, il n'y a plus rien qui l'accable contre le mur. Ils ne sont plus qu'une vingtaine agglomérés désespérément contre la porte qui refuse de céder. L'odeur métallique du sang donne la nausée à Akaashi. Il s'effondre au sol, vomit toutes ses tripes. Son ventre se retourne, mais il est déjà vide.
Je dois sortir d'ici. Je ne peux pas disparaître avant d'avoir sauvé Daishou et Kuroo.
Son regard scrute toute la pièce dans l'espoir de trouver un moyen de s'enfuir de cet enfer. Mais il ne se heurte qu'à des morts, des yeux révulsés, des morceaux de chair éparpillés un peu partout dans les recoins, des côtes qui débordent, et des globes oculaires qui roulent au sol.
Soudain, dans un dernier élan de vie, alors que les cris lui fissurent le crâne, une idée lui vient. Il lance un coup d'œil au-dessus de lui, mais les trois femmes sont trop occupées. Elles dégustent leurs cœurs avec avidité.
Elles ne seront jamais rassasiées.
Il profite du fait qu'elles soient affairées ailleurs pour s'allonger complètement contre le sol. Il inspire profondément et fait ce qu'il a à faire pour survivre. Il se roule dans le sang, imbibe ses cheveux de la crasse qui jonche par terre, déchire ses vêtements. Il va même jusqu'à s'égratigner la peau avec ses ongles et un couteau qu'il trouve accroché au pantalon d'un homme sans vie. Tous ces gestes lui prennent moins d'une minute : pourtant, il a l'impression que cela dure une éternité. Une fois qu'il estime que c'en est assez, il ralentit son souffle, le fait le plus discret possible, se dissimule du mieux qu'il peut sous des bras et des jambes inertes. Le visage écrasé contre le sol, il ne bouge plus. Petit à petit, les cris s'estompent. Ne reste plus que le bruit de dents qui mastiquent, puis les gorge déglutissent et enfin, des soupirs d'aise. Les trois femmes n'échangent pas un mot. Akaashi vide son esprit, se met dans la peau d'un mort. Il croit l'être pendant un instant. Il entend un pied nu se poser par terre, tout prêt de lui. Son cœur bat encore. Le dernier de cet endroit. Il y a le son d'un tissu qui se froisse en marchant. La porte grince avec fracas. Elle ne se referme pas.
Il attend un certain temps avant de se relever. Il guette le moindre bruit, mais son sang pulse trop fort à ses oreilles pour qu'il distingue quoi que ce soit. Il esquisse un geste lorsque l'odeur de la mort devient insoutenable. Il s'appuie sur ses bras, tremblant, vomit encore. Il n'y a qu'un liquide transparent qui s'écoule de ses lèvres. Il essuie sa bouche du revers de sa manche avant de réaliser qu'elle est tachée de sang. Il retient un hurlement, écœuré.
Il refuse d'accepter ce qui se dresse autour de lui. Il remplace le pourpre par la couleur de la mer. Les corps sont des copeaux de bois échoués sur le sable. Il se met debout, titube franchement, s'appuie contre un mur. Il laisse la trace de sa paume sur les pierres.
Lorsqu'il sort de la pièce, le calme qu'il a observé à son arrivée s'est volatilisé. Des dizaines de cadavres peuplent le corridor. C'est exactement le même spectacle que celui qu'il vient de quitter. Une chaleur terrible s'abat sur lui. Il tousse avec violence. Des cendres flottent dans l'air. Il comprend que le donjon brûle.
Elles ne se contenteront pas de cent cœurs. Si personne ne les arrête, elles dévoreront ceux de tous les hommes. Akaashi espère de toutes ses forces que ceux de Kuroo et Daishou battent encore.
Akaashi reconnaît Daishou immédiatement. Ses discussions avec Mika se sont révélées précieuses. Des cheveux verdâtres, une bouche tordue, tirée d'un côté, toujours prête à se moquer. Des yeux plissés, lui donnant un air perfide qui allait parfaitement avec son caractère selon son amie. Toutefois, il est dans un piteux état. Il manque quelque chose dans son regard. C'est un peu comme si ses cernes naissaient de ses pupilles et nourrissaient un vide qui dépassait l'entendement.
II l'aperçoit s'échapper d'une salle, le front ensanglanté et les bras couverts de blessures. Akaashi ne réfléchit pas plus : il s'élance vers lui à toute vitesse. Comme il est plus rapide, il attrape son poignet, ne le lâche pas. Daishou tente de se dégager, en vain. La détermination d'Akaashi est trop forte. Le garçon lui lance un regard étrange comme s'il avait compris qui il était.
— Je suis venu te chercher. Je suis un ami de Mika, explique tout bas Akaashi.
— Je sais.
Ils se dévisagent.
— On ne peut pas rester là, avise Daishou. Le Sorcier en a après moi. Et ses suivantes sont devenues folles.
— J'avais cru saisir, ironise Akaashi.
Daishou s'apprête à parler, mais un rire glaçant résonne non loin d'eux. Akaashi se fige tandis que Daishou tourne la tête de tous les côtés pour trouver une échappatoire. La voix se fait plus forte dans le couloir.
— Elle approche, chuchote Daishou, tous les sens en alerte.
— On doit se cacher quelque part.
— Je ne peux pas sortir d'ici.
— Pas sans Kuroo, tu veux dire ?
Daishou ne lui répond pas, mais Akaashi n'a pas besoin des mots pour comprendre.
Ils se sont réfugiés sous une table du réfectoire, mais il est déjà trop tard. Même si les chaises épaisses en chêne les dissimulent quelque peu, ils sont vite repérables dans cette décoration sans fioriture. Le strict nécessaire rend les corps visibles. Akaashi a de plus en plus de mal à respirer. Il transpire. Il réalise que l'air est gris, presque tangible.
Des pas lents claquent contre les dalles. Une femme fait glisser son ongle contre l'immense cheminée de la pièce. Elle fredonne une comptine qui rappelle d'étranges souvenirs à Akaashi.
La Grande Prêtresse lui caresse les cheveux. Son regard est triste. Il secoue la tête ; ces images ne lui appartiennent pas.
— Il faut qu'on sorte d'ici, chuchote Akaashi, le souffle court.
— Si elle nous voit, on est mort.
Daishou tremble.
— Où est Kuroo ?
La mélodie se fait plus forte alors que les pas s'éloignent. Le son vient de partout et nulle part à la fois.
— Je… Je ne sais pas, bredouille Daishou. Il devait s'enfuir, puis le Sorcier a-
Il secoue la tête pour reprendre une contenance.
— J'étais parti à sa recherche, finit-il par dire.
Un sourire épuisé étire les lèvres d'Akaashi. Son esprit réfléchi à toute allure. Il n'a aucune idée de si l'Arcane les a vus tous les deux. Intuitivement, il lui semble que non. Il a été le dernier à s'engouffrer dans la pièce, pile à l'instant où elle débouchait au bout du couloir. C'est parce qu'elle l'a aperçue qu'elle est entrée ici. Elle m'a suivi, moi. Elle se doute que j'ai survécu au premier supplice. Il se tourne vers Daishou.
— Je vais faire diversion, l'avertit Akaashi. Pendant ce temps, tu vas retrouver Kuroo.
La peur lui noue le ventre. Il aurait aimé que Daishou refuse sa proposition. À la place, il se rapproche un peu plus du bout de la longue table, prêt à s'élancer.
Akaashi déglutit difficilement. Ses membres sont si tendus qu'il ne sait plus esquisser le moindre geste. Il cligne des paupières et voilà qu'il est debout, ses jambes déliées, le cœur battant à la chamade.
La femme s'approche si vite qu'il n'a pas le temps de la voir bouger. Son souffle chaud embrasse son visage. Ses joues et ses mains sont peinturlurées de sang frais qu'elle vient étaler sur la peau d'Akaashi. Il ferme les yeux et saisit trop tard que c'était une erreur. Ses doigts gelés s'enroulent autour de son cou. Il pousse un gémissement de stupeur.
Au même moment, Daishou bondit. La porte qui claque suffit à Akaashi. Sa vision se brouille.
— Tu es devenu courageux, Akaashi, lance-t-elle.
Les pupilles de son assaillante se teintent de mille et une couleurs. Sa poigne se resserre. Il essaie de saisir un peu d'air, en vain. Elle enfonce son index et son majeur dans sa bouche ouverte en laissant échapper un rire glaçant.
— Tu aurais dû rester peureux et mourir dans ce Jardin. Cela t'aurait évité une fin aussi pitoyable.
Son pouls se fracasse contre ses tempes. Elle soulève Akaashi. Ses pieds s'agitent au-dessus du sol. Il essaie désespérément d'arracher les doigts autour de son cou, mais il n'a plus de force.
La femme le lève de plus en plus haut. Elle le serre avec une telle obstination qu'il est persuadé que sa tête va se décrocher — peut-être que ses yeux sont en train de sortir de ses orbites.
Il rêverait que tout s'arrête. Il n'est plus qu'une douleur tonitruante, les membres tendus par la terreur.
Il ne veut pas mourir.
Dans un geste désespéré, il enfourne une de ses mains dans sa poche. Miracle, pense-t-il. Un hurlement résonne soudainement au loin. La divinité tourne la tête. Akaashi attrape cette chance. Il n'avait pas besoin de plus.
Il plante la lame du couteau dans la peau pâle de la femme. C'est l'arme qu'il a récupérée sur le cadavre de cet inconnu, un peu plus tôt. Sous le choc, elle relâche sa prise. Akaashi se fracasse violemment au sol. L'air qui revient à nouveau en lui est un soulagement. Il crache ses poumons, recroquevillé par terre, le manche de l'objet serré dans sa paume.
— Comment est-ce possible ? s'étonne la divinité. Un homme ne peut pas nous tuer. Encore moins avec un outil de la sorte.
Lorsqu'il relève la tête, un sang bleu, aussi profond que la nuit, s'écoule de la gorge de la femme. Elle fait pression d'une main, mais dans sa chute Akaashi a remué le couteau, si bien que la plaie est béante.
Elle semble alors comprendre quelque chose. Ses pupilles devenues dorées se posent sur lui.
— Oh, je vois, murmure-t-elle. C'est donc ça.
Elle lui sourit. Elle n'a pas l'air pas terrifiée à l'idée de mourir. Comme si cela n'avait aucune importance.
— Bravo, Akaashi, le félicite-t-elle sans agiter les lèvres. Tu es le premier mortel qui réussit à tuer un Arcane.
Ses yeux se révulsent d'un coup et elle s'effondre sur les dalles. Très vite, son sang s'étale autour d'elle. Des convulsions secouent son corps. Lorsque les tremblements cessent, la comptine résonne à nouveau.
Akaashi prend ses jambes à son cou sans se retourner. Le ciel s'est assombri. Une horloge sonne.
— Tu n'es vraiment qu'un sale con. Qu'est-ce que tu as encore fait, bordel ?
Daishou l'insulte depuis maintenant une bonne dizaine de minutes, ce qui l'empêche d'intervenir. Son ami semble appuyer sur son ventre, mais il a du mal à saisir ce qui lui prend. Il ne sent rien, pas même ses jambes. Sa tête est si lourde, si cotonneuse… Il pourrait presque…
— J'ai envie de dormir, marmonne-t-il.
Kuroo se laisse aller en arrière. Un ciel voilé danse au-dessus de lui. L'air est frais et des pas précipités résonnent. Il croit entendre un feu crépiter. L'herbe est humide contre ses joues.
— Ce n'est pas le moment ! s'emporte Daishou.
Son ami appuie un peu plus fort. Enfin, Kuroo en a l'impression. Le chaos serait-il parti ? Il a les idées floues, il sait qu'il oublie quelque chose d'important, mais la paume chaude de Daishou est réconfortante, ça le rassure, le présent suffit peut-être…
— Kuroo ! Kuroo ! Merde !
Il tourne la tête et il remarque des taches pourpres. Elles sont jolies sur la pelouse verte, cela lui rappelle un tableau, une myriade de couleurs que sa sœur avait débusqué à un vendeur étrange, elle lui racontait qu'il était plus grand que les tours qui encadraient leur immeuble.
— Il venait des étoiles, lui avait-elle confié.
Kuroo ferme les yeux. Il rêve de toucher le ciel.
La porte claque si fort que les meubles de la pièce tremblent. Dans un dernier effort, Mika tourne la clé dans la serrure, à bout de souffle. Elle se laisse glisser au sol, ses joues striées de larmes.
Elle se demande comment Sugawara a su ce qui se passait. Elle ignore pourquoi elle l'a écouté — encore cet instinct étrange qui s'insinue en elle et lui murmure d'agir sans qu'elle comprenne pourquoi. Elle s'était précipitée dans le donjon, brisant la promesse qu'elle avait faite à Akaashi. Une fois à l'intérieur, c'est la désolation la plus totale qui s'était dressée devant elle. Le lieu était immense, bien plus qu'il ne le laissait paraître depuis l'extérieur. Elle avait arpenté de nombreux couloirs, se dirigeant au son des cris qui lui parvenaient. À chaque nouveau virage, elle priait pour ne pas tomber sur les cadavres de ses amis. Elle les avait appelés, mais aucun n'avait répondu. La panique ricochait en elle, ses yeux passaient à toute allure sur les moindres recoins, elle entrait dans des pièces vides, gorgées de corps mutilés. L'horreur des images lui faisait se gratter le visage, si fort qu'elle se déchirait les paupières. Elle n'avait pas arrêté lorsqu'elle avait vu le sang, son sang, sous ses ongles.
Elle avait continué de chercher, de plus en plus désespérée. Puis, le décor avait changé du tout au tout. Elle avait pénétré dans une partie tout en bois du donjon. Les murs et les plafonds étaient tapissés de parquet. Aucun homme ici. Une drôle d'atmosphère emplissait ce lieu. Un silence pesant, signe d'une quiétude feinte. Elle avait gravi un escalier avant d'arriver à un étage tout aussi désert que le reste. C'est alors qu'elle avait senti une présence menaçante dans son dos. Mika ne s'était pas retournée : une voix féminine avait retenti tandis qu'elle prenait ses jambes à son cou :
— Tu es enfin venue, Mika.
Sa poursuivante s'était élancée pour la rattraper. Ses pas résonnèrent avec force dans le corridor. Mika courrait à une vitesse folle parce qu'elle savait que sa vie en dépendait. S'arrêter ou trébucher, c'était la mort assurée. Elle parvint à la semer en se dissimulant derrière un lourd rideau de velours dans un couloir rempli de meubles en noyer. Une fois qu'elle fut certaine que la femme était partie à sa recherche ailleurs, Mika s'était engouffrée dans la première pièce qu'elle avait trouvée.
Dehors, tout est étrangement calme. Si l'on omet l'horreur du donjon, les corps à demi dévorés et les cœurs des enfants avalés par les Trois Coupes. Le temps manque. Elle se relève et aperçoit depuis la fenêtre des gens fuir. Certains n'ont déjà plus l'air humains. Leur peau est grise et décharnée, elle colle sur leurs carcasses. Des cadavres qui cherchent une vitalité dans le paysage. Elle entrevoit les os autour de leurs yeux rentrés dans leurs orbites. Ça exacerbe les contours, aucune rondeur, le trépas danse sur leurs figures mornes et désespérées. Ils ont la maigreur de la mort. Il n'y a plus aucune vie en eux. Des simulacres, voilà ce qu'ils sont.
Mika a envie de leur hurler qu'ils ne peuvent pas partir, elle aperçoit les cercles sur leur peau, mais ils ne savent pas, ils sont déjà si loin…
L'un d'eux se jette à l'eau et une dizaine d'autres s'élancent à sa suite. Alors que le premier ressort, triomphant, le poing levé vers le ciel, un corbeau fond sur lui. Les hurlements parviennent jusqu'à Mika. L'oiseau dévore les yeux de l'homme.
Elle est incapable de détourner le regard. Les cris la clouent sur place, l'autre se débat, mais il tombe à terre. Son corps finit par rouler dans la boue avant d'aller s'écraser dans l'eau trouble.
C'est un massacre. Des centaines de corbeaux se jettent sur ces hommes morts depuis longtemps. Les oiseaux arrachent leur chair trompeuse, l'enfer se dessine et les nuages forment le signe de l'infini.
— Tu peux encore en aider quelques-uns.
Mika sursaute à peine. Elle n'a pas besoin de se retourner. Les cadavres remontent à la surface maintenant. Des larmes perlent au coin de ses yeux.
— J'aurais aimé sauver tout le monde.
— Allons… Arrête de vouloir être une héroïne. Tu n'es pas faite pour ça.
Elle fait volte-face et fusille le Fou du regard. Il la contemple avec son éternelle malice.
— Tu m'as abandonnée, lui reproche-t-elle.
— Tu sais bien que je ne reste jamais.
Un morceau de tissu vert est cousu sur la poche de sa veste. Son visage est sale et des feuilles sont coincées dans ses cheveux.
Mika fait claquer sa langue. Elle s'assoit sur un lit à baldaquin, soudainement épuisée. C'est l'adrénaline qui redescend. Son corps manque d'être avalé par le matelas mou. La panique s'atténue, mais ne s'en va pas pour autant.
— Tu es dans la chambre du roi, fait-il remarquer.
— Il n'y a pas de roi ici. Il n'y a que des fantômes.
Une tapisserie ancienne et morne orne les murs. Le Fou attrape du bout des doigts une lettre inachevée sur un petit bureau en bois, magnifiquement sculpté.
— Pourquoi ne pas rester ? l'interroge l'Arcane. Il vous accorderait l'asile.
— Tu sais bien pourquoi.
— Pas vraiment.
La même silhouette se dessine sous leurs paupières.
— Il est là, hein ? dit-elle tout bas.
— Je crois que tu confonds tout. Il arrive que le malheur s'éparpille.
Elle déteste qu'il ne soit jamais clair. Qu'il enrobe chacune de ses phrases d'une aura divine, qu'il détourne les mots pour qu'ils perdent de leur sens. Mais elle demande, malgré tout :
— Qu'est-ce que ça signifie ?
— Takeshi n'est pas ici.
— Mais alors…
Mika s'est trompée. Ce n'est pas à cause du Sorcier que Takeshi est devenu un spectre. Ses pensées s'emmêlent : à l'angoisse se mélangent la confusion et l'inquiétude. Elle aimerait seulement que son frère soit là, qu'il prenne soin d'elle comme avant. Rien qu'entendre sa voix cassée, cela suffirait.
— Ce n'est pas le moment de penser à ça, Mika, l'appelle le Fou pour la sortir de sa rêverie. Il y a des choses plus urgentes. Je ne sais pas ce que tes amis ont fait, mais ils ont libéré les spectres.
C'est à ce moment-là qu'elle remarque enfin les flammes immenses qui dévorent le pont-levis. Elle lâche un cri de stupeur, recule de quelques pas, manque de trébucher sur le Fou qui l'esquive en allant se coller au plafond.
— Tu vois ? lui fait-elle pour dissimuler sa peur. Raison de plus pour se barrer d'ici.
Il sourit. Il est étrange ce calme chez lui, inhabituel.
— La porte ne va pas tarder à s'ouvrir. Elle t'a retrouvée.
Il marque une pause. Mika tend l'oreille, mais elle n'entend aucun bruit dans le couloir.
— Fais attention aux spectres. Ne les regarde pas dans les yeux. Sous aucun prétexte. Il y a des secrets que les vivants ne doivent pas connaître. La Mort te tuera si tu contemples l'abysse.
— Je suis née dans l'abysse.
Une coupe qui roule au sol vient heurter la porte. Le Fou s'approche d'elle. Il inspire un grand coup. Au début, elle ne comprend pas ce qui se passe. Puis un souffle chaud s'enroule autour de ses chevilles, enserre ses poignets avant de lui compresser très fort la poitrine. Elle n'a pas le temps de crier : l'air la dévore. La chambre s'efface et elle tombe dans le vide.
— Hinata !
Un garçon endormi se tourne dans son hamac. Il fait un doux rêve où le soleil perce au travers de sa fenêtre.
— Hinata !
La silhouette d'un oiseau se dessine sur le dos de sa main et le bruit d'un train, les pas pressés des passants contre le macadam de la gare et…
— Hinata, réveille-toi !
On secoue violemment son lit de fortune. Il tombe au sol brutalement. Il n'arrive pas à retenir un cri.
— Bordel Kageyama ! grommelle-t-il.
— Il y a le feu !
Hinata entrouvre ses paupières, ébloui par la lumière blanche du ciel. Kageyama pointe du doigt le territoire du Sorcier qui s'étend au loin.
— Oh merde…
Hinata se redresse avant de s'avancer au bord du précipice où ils ont établi leur campement. La forêt de sapins se déploie sous leurs pieds et au-delà de l'horizon. Le lieu qu'ils ont choisi est un endroit stratégique : une vue plongeante sur le domaine du Sorcier, rendant le donjon et son entrée parfaitement visibles. Les flammes rougeoyantes sont immenses. Elles dévorent à une vitesse affolante la demeure de l'Arcane. Pourtant, elles ne viennent pas effleurer les arbres qui bordent les douves.
— On dirait qu'il prend de la hauteur, mais qu'il ne s'étale pas, observe Kageyama.
— Comme s'il ne voulait pas nuire au reste…, murmure Hinata.
Ils échangent un regard.
— Tu penses que ce sont eux ? demande Kageyama, sceptique.
— J'en suis convaincu. La dernière fois qu'ils ont été aperçus, c'était sur ce chemin de voyage. Et n'oublie pas : les rumeurs sont porteuses de vérité.
Hinata s'éloigne du bord de la falaise et commence à ranger ses maigres affaires. Kageyama reste immobile, hésitant.
— Tu es sûr que c'est le bon choix ? lui demande-t-il alors.
Le bras d'Hinata se suspend dans son geste. Des cernes violacés sont venus durcir ses traits.
— C'est le seul moyen de retrouver Kiyoko, répond abruptement Hinata. La Grande Prêtresse nous l'a promis.
Kageyama soupire, mais n'ajoute rien. Il part préparer son cheval, impassible. Hinata aperçoit le rictus au coin de ses lèvres. Il n'a pas envie d'en parler. Pas aujourd'hui. Ni demain.
Rester en mouvement pour ne pas penser.
Mika lui tombe dessus alors que le plafond s'effondre. Akaashi pense un instant s'être pris une pierre sur la tête. Ils roulent au sol, leurs corps enchevêtrés, confondus dans la poussière et les cendres. La chaleur est encore pire que tout à l'heure. Ils sont proches du feu. Akaashi s'était engouffré ici pour se protéger des flammes qui avaient fini par dévorer les couloirs qui lui auraient permis d'explorer les profondeurs du donjon.
— Attention ! crie son amie.
Mika pousse Akaashi loin d'elle alors que la voûte vient s'écraser entre eux, coupant la pièce en deux. Il se cogne violemment contre un mur. Au même moment, des débris s'effondrent devant lui. Un amoncellement insurmontable de pierres le sépare de Mika. Hébété, il fixe le ciel sans comprendre que ce qui fut un dortoir venait de disparaître, avalé par un éboulement.
— Mika !
— Ça va s'écrouler, on doit partir de là ! s'écrie-t-elle d'une voix aiguë où perce la panique.
— Fais le tour, il y a une cour de l'autre côté ! lui conseille-t-il. Je te rejoins !
Il l'entend tousser tandis que la poussière lui remonte dans la trachée. Il ne prend pas le temps de savoir si elle va bien. La peur le pousse à se précipiter, il ne pense qu'à fuir et à retrouver son amie au plus vite. Il escalade un autre amas de pierres qui bouche une sortie. Une pluie drue trempe ses cheveux. Ses pieds glissent sur les décombres. La pièce s'effrite, mais la chaleur ne diminue pas. Il parvient à s'échapper de ce chaos in extremis, alors que le reste du dortoir s'affaisse sur lui-même. La terre l'avale et il n'y a plus qu'un trou béant peuplé de lambeaux.
Il accourt dans la cour, à bout de souffle. On dirait que la pièce n'appartient pas à ce monde. Intacte, le désordre ne l'a pas touchée. Des capucines fleurissent sur les parterres. Des colonnes de pierres blanches se tiennent droites, presque fières. Une brise légère s'enroule autour d'eux. Pendant un bref instant, le trouble lui semble lointain.
Il n'a pas le temps d'apercevoir Mika qu'elle se jette dans ses bras. Elle passe ses mains sur son visage, palpe ses cheveux, son torse.
— Tu– tu vas bien ?
Il hoche la tête.
— Toi ?
— On a vu mieux.
Elle le scrute un moment, ses yeux s'agitant dans tous les sens. Sa figure est sale, parsemée de traînées grisâtres. Elle a des égratignures sur les mains et sur les joues. Sa veste est déchirée au niveau de son épaule droite. Alors qu'Akaashi s'apprête à lui demander comment elle est arrivée ici, elle le prend de court :
— Les spectres se sont échappés.
— Quoi ?
— Je– je ne sais pas ce qui s'est passé exactement, balbutie-t-elle. J'ai vu des personnes s'enfuir. Certains ne ressemblaient plus à des humains. Ils sont tous morts en essayant de franchir les douves. Ils ne pouvaient pas sortir d'ici. Ce qui veut dire qu'ils n'étaient déjà plus tout à fait vivants.
— La métamorphose se fait même si le pacte n'est pas accompli ?
— Oui. Tu scelles ton âme en acceptant le marché. Je l'ai compris en les voyant traverser.
– Mais alors…
Des larmes perlent au coin de ses yeux.
— Ça ira, tente de la rassurer Akaashi. On va trouver une solution.
Des craquements se font entendre. Des fissures apparaissent sur les murs. Puis un crie. Le sang d'Akaashi se glace. La chaleur les frappe à nouveau de plein fouet. Mika s'élance sans attendre. Elle reconnaîtrait cette voix entre mille, Akaashi le sait.
— Daishou ! hurle la jeune femme.
Il y a des stèles blanches. Bien alignées, elles s'étalent si loin qu'elles n'ont pas de fin. La symétrie décalque le décor, tord le paysage. Kuroo est seul. Il sillonne parmi les pierres. Ses pieds s'accrochent aux mauvaises herbes tandis que ses chevilles s'enroulent autour des ronces.
L'horizon est plat, l'air humide. Le souffle erratique, il perd la notion du temps. Il ne remarque pas les traînées de sang qu'il laisse derrière lui. Des flaques poisseuses qui tachent les tombeaux.
Kuroo ignore où il se trouve. Dans la poche de sa veste, une boîte d'allumettes vide. Il ne s'est pas assuré qu'elle était bien là. Il n'en a pas besoin. Il sait. Des images brumeuses s'agitent sous ses paupières. Il pense à Daisou qu'il abandonne dans le donjon — un sentiment qui le rend tout drôle accompagne ce mirage. Sa mémoire s'engouffre dans une bibliothèque immense, il sent l'excitation germer dans son cœur, comme lorsque l'on découvre la solution à une énigme ardue. Des milliers de livres, des étagères en bois précieux, un tapis de velours vert, ou rouge, il ne se souvient plus tout à fait. La boîte d'allumettes pèse soudainement lourd dans son manteau, il faut absolument qu'il-
Pourquoi pensait-il à tout ça ? Cela n'avait pas d'importance ici.
— Tu ne devrais pas être là, déclare une voix venant des profondeurs.
Kuroo sursaute. Devant lui se tient un corps décharné ; un squelette dont il ne reste de la peau que sur les mains. Il hurle avant de tomber à terre, tétanisé. La torpeur qui entourait son esprit se volatilise et la réalité le frappe de plein fouet. La plaie béante de son ventre s'agrandit un peu plus. Il revoit des flammes et sa peau qui se déchire sans prévenir. Une chose invisible s'enfonce dans son estomac, coupe et broie tout ce qui s'y trouve. Un filet de sang coule de sa bouche qui se tord de douleur.
Des orbites noires se posent sur lui. La Mort soupire. Elle se décide à descendre de sa monture.
— Ce n'est pas encore ton heure, Kuroo. Te serais-tu égaré ?
— Qui êtes-vous ? balbutie-t-il avec difficulté.
— Tu sais qui je suis.
Sa mâchoire craque dans une mélodie macabre tandis qu'elle tend ses longs doigts osseux vers lui. Ses poils se hérissent et pourtant, il ne peut détourner le regard. De la chair pourrie pend sur ses hanches et son cheval le dévisage d'un air mauvais. Ses pattes sont si fines qu'il se demande comment elles peuvent supporter son poids ; majestueux, mais dérangeant, une fumée jaunâtre s'évapore depuis ses naseaux.
— Tu oublieras.
Il est incapable de reculer. Lorsqu'il sent sa main sur son visage, il n'y a aucune douleur.
Elle a semé Akaashi sans s'en rendre compte. Elle est devenue souffle, tournée vers les sons, des battements de cœur trop familiers, elle se précipite, des tuiles tombent comme des gouttes de pluie, mais elle coule, transperce l'air, parce qu'elle l'entend et qu'il appelle, elle accourt, ne fait plus qu'un avec lui.
Elle s'engouffre dans une salle immense, dévorée par la pénombre. L'incendie s'est volatilisé. Un halo de lumière éclaire deux corps qui se mélangent. Elle n'a pas besoin de voir pour les reconnaître, elle pourrait se crever les yeux qu'elle saurait — elle n'avait jamais eu à discerner, seulement sentir.
Mika se précipite vers ses deux amis sans prêter attention à ce qui l'entoure. Une colonne brisée est renversée au sol. Le tapis exhale une fumée aux drôles de nuances. Une ombre se tient debout. Elle patiente sur un trône à trois pieds. Mika n'entend pas la porte qui se referme sur eux.
— Daishou !
Ses sanglots sont incontrôlables. Le garçon la regarde et il a tant changé depuis la dernière fois. Elle ignore combien de temps est passé, mais les saisons sont longues sans un fragment de son cœur. Elle l'enlace sans savoir s'il se souvient, mais cela n'a plus d'importance. Il n'y a que lui et son odeur, ses poumons qui respirent et ses lèvres fines. Il se laisse faire, pris de court sans doute.
— Mika, l'appelle Daishou.
Il la repousse, le regard dur.
— Je suis désolé.
Elle penche la tête sur le côté. Daishou s'écarte. Kuroo gît, une plaie béante au creux du ventre. La poitrine à l'air libre, des fils mauves remontent jusqu'à son cou. La mort n'est jamais belle. Mika n'avait pas oublié le corps tuméfié de Bokuto. Mais cette fois-ci, elle l'observe sans comprendre. Le silence est trop lourd, trop grand. Elle aimerait avoir la force de se jeter sur Kuroo, de le secouer, mais la peur la retient. L'odeur est infecte, elle le sent maintenant. Elle vomit. Daishou passe une main qui se veut réconfortante dans son dos.
— Que s'est-il passé ? articule-t-elle avec peine.
— Il est mort, tu le vois bien ! s'exclame une voix moqueuse derrière eux.
Daishou et Mika font volte-face. Une silhouette s'extirpe de la pénombre.
— Un garçon brillant, votre ami. Il a mis le feu à la bibliothèque, pièce centrale du donjon pour faire en sorte que l'incendie se propage. Il y a discerné une faiblesse et il a détruit un savoir ancestral. C'est pour cela qu'il a été puni.
L'Arcane rit. Deux femmes se dissimulent derrière sa grandeur. Les coupes perchées sur le haut de leurs crânes sont tachées de sang. À leur vue, Daishou pâlit.
Il n'a pas seulement essayé de s'enfuir, comprend Mika. Il a tenté de libérer tout le monde.
Elle ne sait pas si Kuroo était au courant de l'existence des spectres. En tout cas, son acte a permis à toutes ces âmes maudites de s'évader. Même si leur seule véritable fuite était la mort. Cela valait mieux qu'une existence à errer, dépossédé de son propre corps.
— Sauvez-le, ordonne Daishou.
Son visage ne laisse rien transparaître, mais chacun de ses mots est habité par une fureur que Mika ne lui a jamais vue.
— Nous avons beau être des divinités, nous ne pouvons ramener les morts, s'attriste faussement le Sorcier. Ce serait profaner la terre, lui voler ses biens.
— C'est pour cela que vous transformez les vivants en spectre ? intervient Mika d'un ton glacial.
L'affliction se mue brutalement en colère. Une rage qu'elle accumule depuis sa naissance, qu'elle a reniée, enfouie trop loin pour qu'elle n'éclate pas. Ses yeux se posent à nouveau sur le cadavre de Kuroo. Ses ongles s'enfoncent dans la peau de son bras. Elle se coupe profondément sans même le remarquer. Elle ne ressent rien d'autre qu'une amertume violente, meurtrière.
Un rictus mauvais agite le visage du Sorcier.
— On ne peut vraiment rien cacher aux liseuses…
— Vous pillez les offrandes du Monde, vous détruisez les vies données avant qu'elles n'aient été consommées, continue-t-elle. Vous n'êtes qu'un Arcane déchu.
Les mots ont une force insoupçonnable. N'oublie jamais cela, Mika. Ils te sauveront.
Le Sorcier recule, balayé par un souffle puissant. Une énergie nouvelle fourmille dans le corps de Mika. Le cœur en miette, il s'éparpille partout à l'intérieur. Elle a toute cette fureur en elle, une rancœur plus lourde que la fin du monde.
Surpris, l'homme se redresse légèrement, avant d'épousseter sa grande robe de velours bleu. Il la fixe longtemps, intrigué.
— Heureusement, je vais avoir toute l'éternité pour t'observer.
D'un geste souple du poignet, il fait apparaître un parchemin.
— Le pacte est accompli, déclare solennellement le Sorcier. Il est l'heure de répondre de vos actes.
— Kuroo est mort ! proteste Daishou. Comment pourrait-il être achevé ?
— Ta naïveté me toucherait presque, rit l'Arcane. Il n'y a pas besoin d'être vivant pour que la promesse se réalise. Il n'y avait qu'une seule condition : que vos corps soient réunis. Kuroo et Mika ont traversé la frontière en vie. Je me suis assuré qu'ils la franchissent. C'était ce que signifiait « sains et saufs ». Enfin, pour Kuroo du moins. Je n'ai rien eu à faire pour ton amie.
Il lance un regard indescriptible à Mika. Sa colère déborde pour de bon et personne ne semble le remarquer. C'est comme si le souvenir de Takeshi venait attiser son feu et que les rires des Arcanes gangrenaient tout son être.
Tout à coup, la lumière sous laquelle se trouvent Mika et Daishou se teinte de bleu. Il y a alors des craquements abominables. Les poignets du garçon se tordent, son cou s'approche de la fêlure. Daishou est propulsé dans les airs, son corps désarticulé tanguant comme un pendule.
C'est à cet instant précis que tout s'emballe. Les sentiments de Mika éclatent et le courant l'emporte. Elle ne peut plus supporter la vue de ses deux amis meurtris. L'odeur de la mort lui vrille violemment la tête. Des milliers de mains se posent sur elle. Certaines enlacent son cou. Elle suffoque. D'autres lui crèvent le ventre, sa chair se déchire. La douleur irradie de toute part. Après ça, le reste est flou.
Elle se souvient se jeter sur l'Arcane. Elle hurle des mots qu'elle invente au fur et à mesure de ses cris, des images de l'enfance. Elle s'élance vers la pénombre sans réfléchir avec pour seule arme des lettres renversées.
Sans qu'elle comprenne, cela fonctionne. Le Sorcier, surpris, tombe à terre. Elle continue de clamer les phrases qui lui apparaissent, des milliers de femmes lui offrent leur souffle tandis que la divinité se recroqueville sur elle-même, misérable. Une puissance incontrôlable s'échappe de ses lèvres. La pièce tremble, les murs se fissurent. La peau du dieu s'assèche, vient agripper ses os. Mika aperçoit sous la chair un sang d'un bleu profond, auquel se mélangent des fils argentés. Ils s'agitent dans l'air comme s'ils cherchaient à se réfugier dans le corps du Sorcier. Le tissu de son âme s'effrite. Il est dévoré par les abysses. Ses yeux sont injectés de sang, cloués vers l'intérieur de son crâne. Le teint de sa figure perd de son éclat bleuté. Mika est à califourchon sur lui. Elle lève son poing, mais l'arrête à quelques centimètres de son visage. Malgré l'horreur que son corps subit, il ne semble pas souffrir.
Mika est surprise par ce visage bancal, ce regard maladroit et ses rides. Où était passée la grandeur du Sorcier ? Le savoir qui s'écoulait de ses paupières, les connaissances du contingent, déjà au-delà de l'avenir. L'Arcane avait vieilli : l'esprit se meurt.
Pour la première fois, elle ne voit pas un dieu, mais un homme.
— Vous avez simplement oublié, murmure-t-elle.
Les deux femmes tentent de s'approcher. Le Sorcier les en empêche d'un geste de la main d'une extrême faiblesse.
— Je n'ai jamais été enfant. Nous naissons dieux.
— C'est stupide.
L'Arcane sourit. Il ne lutte pas.
— Promettez-moi de ne pas tuer Daishou et Kuroo.
— Ce n'est pas moi qui décide, mais le cercle.
Elle tourne la tête vers Daishou. Son ami est toujours suspendu dans les airs. De la poussière vient se déposer sur ses cils, sa bouche déformée par la douleur.
Mika fait ce qu'elle a à faire.
Ce n'est pas une comptine — elle n'est pas comme sa mère. C'est une épopée. Un poème qu'elle prend à contresens, dont elle sature les vers, envoie des alexandrins dans les airs, son empire est dans les virgules et les exclamations. Scander ! Mika s'élève, prise dans le sublime, il n'y a plus que l'impuissance face au pouvoir des lettres.
Un vent déferle. Il est si fort que la porte se brise. Une route nouvelle, sa voix crée des vagues sur les lacs, les sapins grandissent, une fuite en avant qui offre des milliers de naissances à la mer.
— Même les immortels devraient craindre la mort ! s'époumone-t-elle.
À son réveil, le Donjon aura été avalé par la terre.
Akaashi a dit qu'ils trouveraient une solution, donc tout ira bien. Enfin, on verra ça la semaine prochaine :)
Et comme toujours : hésitez pas à me dire ce que vous en avez pensé ! Vos avis, c'est ce qui me permet de ne pas vriller face à Antidote qui plante h24.
À dimanche prochain !
