L'ensemble du chapitre se déroule en 1983.

Zeus savait.

Il avait su dès qu'Héphaïstos lui avait demandé la permission.

Mais jamais, ô grand jamais, il ne s'était attendu à ce que cela se retourne contre lui.

Après tout, ce n'était guère lui la tête pensante du projet. Ce n'était pas lui qui avait décidé de mettre ce stupide jeu en place. Ce n'était pas lui qui torturait des mortels pour se venger de deux camarades immortels. C'était Héphaïstos.

Alors pourquoi tout l'Olympe semblait vouloir lui casser la figure ?

« Est-ce que tu m'écoutes, au moins ? »

Le ton agacé et las d'Héra sortit Zeus de ses pensées. Le dieu observa son épouse un instant avant de lâcher un grognement. Et de se lever du canapé pour rejoindre le balcon.

Bien sûr que non, il ne l'écoutait pas. Il avait cessé de le faire à la seconde où elle avait commencé à lui crier dessus.

Lui crier dessus. Cette formulation le fit grimacer et grincer des dents : il détestait quand Héra se permettait de le faire. Il n'était guère un gamin qu'on avait besoin de remettre à sa place. Et puis, au fond, pour qui se prenait-elle ? Avait-elle oublié à qui elle s'adressait ? Avait-elle oublié qu'elle lui devait l'existence qu'elle menait aujourd'hui ?

Le dieu de la foudre se passa une main sur le visage : parfois, il regrettait énormément d'avoir sauvé ses frères et sœurs. S'il avait su, il aurait envoyé leur père au Tartare sans même prendre le temps de lui faire régurgiter tous les mioches qu'il avait englouti au cours des siècles. Zeus aurait alors eu tout le loisir de régner seul. Et non pas aux côtés de divinités qui ne l'écoutaient jamais. Ou qui passaient leur temps à se plaindre.

« Ne crois pas que tu vas t'en sortir aussi facilement. Ce n'est pas parce que nous sommes désormais susceptibles d'être écoutés et vus par le voisinage que ma colère n'en sera pas moins forte. »

Mains sur les hanches, Héra avait rejoint Zeus sur le balcon, s'appuyant contre l'un des piliers. Son regard noir aurait pu faire fuir n'importe qui. C'était peut-être pour cela que Zeus s'entêta à regarder droit devant lui.

« Ta colère., s'exclama-t-il, dans un éclat de rire sans joie. Il me semble ne t'avoir jamais vu exprimer autre chose. Tu pourrais faire concurrence à notre fi… »

« N'essaie pas de détourner la conversation. »

Le ton d'Héra s'était fait aussi tranchant qu'une lame. Et aussi autoritaire que celui qu'elle employait auprès de ses proches lorsqu'elle voulait les remettre dans le droit chemin, sans qu'ils n'aient le courage de protester.

« Appelle Héphaïstos. Maintenant. »

« Il ne répondra pas. »

« Alors va le voir. »

« Je ne sais pas où il se trouve. »

« Lance des recherches. »

« Héra… »

« Non, Zeus. Non. Je ne me laisserais pas convaincre par un « je m'en occupe dès que possible, chérie » ou que sais-je encore. Pas cette fois. La situation est trop grave, trop… »

« En quoi la situation est grave ? Par les Parques, ce ne sont que des demi-dieux ! »

Tout en prononçant ces mots, Zeus s'était vivement tourné vers Héra, l'expression mêlant ahurissement et agacement.

« Des demi-dieux., insista-t-il, ne laissant pas le temps à Héra de s'exprimer, elle qui venait d'ouvrir la bouche, l'air mortifié. Des mortels qui, d'une façon ou d'une autre, auraient connu une fin funeste. Ils sont nés pour cela. Alors pourquoi tout ce remue-ménage ? »

« Non mais tu t'entends ? Zeus, par tous les diables ! As-tu au moins la moindre idée des conséquences que ce jeu pourrait avoir sur le long terme ? »

« Eclaire donc ma lanterne, ô grande Héra, toi qui sembles donc tout savoir ! »

La réplique sarcastique de Zeus agaça Héra au plus haut point : la déesse se pinça les lèvres, le regard mauvais. Si elle n'avait pas déjà cassé tous les vases de leur appartement, son époux s'en serait sans doute pris quelques-uns en plein visage.

« Je ne prétends pas tout savoir, contrairement à d'autres, qui apprécient de le rappeler chaque jour., s'exclama-t-elle froidement, poings serrés, presque certaine que Zeus ne ferait guère le lien entre ces autres et lui-même. Mais je sais qu'Héphaïstos n'avait et n'a guère le droit de mener ce jeu jusqu'à son terme. Cela va à l'encontre même de ce à quoi nous croyons : la toute puissance des Parques lorsqu'il s'agit du destin de chacun. »

« En es-tu réellement sûre ?, railla Zeus. Peut-être que ce sont elles qui ont poussé ton fils à imaginer ce divertissement. »

Héra ne put s'empêcher de tressaillir légèrement à la manière dont Zeus insista sur le « ton » : ce goujat essayait de se dédouaner en tentant de la faire culpabiliser. C'était elle, et elle seule qui avait donné la vie à Héphaïstos. A ce dieu qui s'en prenait aujourd'hui à des innocents.

« Es-tu en train de… »

Mais Héra n'eut l'occasion de finir sa phrase : deux silhouettes venaient de traverser l'appartement et se tenaient désormais sur le seuil de la porte vitrée, dévisageant Zeus d'un air réprobateur. De celui qu'on adressait à un petit frère beaucoup trop insupportable.

« Qu'est-ce que vous faites ici ? »

Zeus avait eu envie de dire « de quel droit vous mettez les pieds chez moi ? », mais il était trop irrité pour que ses pensées et ses paroles se synchronisent ; Héra qui lui cassait les pieds, ça allait encore. Mais ses deux « grands frères » … Et puis, depuis combien de temps ces deux-là savaient se voir en peinture, d'ailleurs ?

« La même chose que notre sœur, je présume. Nous souhaitons te remettre les pendules à l'heure. »

Le ton de Poséidon était aussi calme que l'expression qu'il arborait. Appuyé nonchalamment contre le mur, il ne semblait présenter aucune menace. Mais Zeus savait qu'il ne fallait pas se fier à cette apparence : sous la surface lisse de l'océan, une tornade menaçait.

« Je ne suis pas responsable de ce jeu., maugréa le dieu de la foudre. C'est Héphaïstos, le réalisateur. Ce n'est guère moi qui ai… »

« Toutes les émissions d'Héphaïstos TV doivent être approuvées par sa Majesté lui-même, non ? »

Zeus ne prit la peine de relever la pique de son frère. Il se contenta d'hausser les épaules.

« Crois-tu que j'ai le temps de lire l'intégralité des documents que Héphaïstos m'envoient ? Je me contente de signer. »

« Et tu appelles ça diriger. »

Cette fois-ci, la pique – beaucoup plus acerbe -, ne vint pas de Poséidon. Posté dans l'ombre d'un pilier depuis son arrivée, Hadès croisa les bras et dévisagea son frère, la tête légèrement penchée sur le côté.

« Je ne regardais même pas ce programme et il ne m'aurait guère intéressé si je n'avais eu un coup de téléphone des Trois Sœurs., reprit-il, avec davantage de lassitude que de véhémence. Elles sont dans tous leurs états. Je me dois donc d'intervenir. Même si j'aurais préféré continuer à t'ignorer. »

« Ah ! »

L'exclamation d'Héra surprit les trois hommes, qui sursautèrent à l'unisson. Doigt pointé vers son mari, la déesse semblait exulter, un grand sourire aux lèvres.

« J'en étais sûre ! Les Parques elles-mêmes sont contrariées ! »

Pour toute réponse, Zeus se passa une main sur le visage.

« Il est tard, déclara-t-il, plus par envie d'échapper à une remontrance qu'autre chose. Pourquoi ne nous donnons-nous pas rendez-vous demain pour… oh, c'est pas vrai. »

Avec un soupir, Zeus sortit son téléphone portable de sa poche de pantalon. Il étouffa un juron avant de décrocher. Bien entendu, il fallait également que l'un des plus humains des olympiens se manifeste. Cette soirée ne se terminerait donc jamais ?

« Hermès, je t'écoute. Qu'as-tu à me reprocher, que mes frères et Héra n'ont pas déjà mentionné ? »

« Ce n'est pas tant après toi que j'en ai, Père, mais après Héphaïstos. Connais-tu le contenu de sa nouvelle émission ? »

Même s'il avait été un instant déstabilisé par la façon dont Zeus avait accueilli son appel, Hermès avait vite repris ses esprits et n'avait guère tardé à mettre les pieds dans le plat, en oubliant toute forme de politesse.

Près de lui, Artémis, Apollon et Hélia écoutaient attentivement, le messager ayant mis le haut-parleur.

« Bien sûr, que je le connais., maugréa Zeus dans le combiné. Tout le monde me saute à la gorge depuis plus d'une demi-heure à cause de cela. »

« Et ? »

Hermès avait relancé son père après un court instant de silence, assez étonné que Zeus n'en dise guère plus. Apollon et Artémis échangèrent des moues blasées, tandis qu'Hélia se rapprochait un peu plus d'Hermès, comme pour mieux entendre la suite.

« Et quoi ? »

La réponse provoqua un bref rire jaune chez Apollon. Le messager lui lança un regard pour l'inciter au silence, mais le musicien eut un sourire amer.

Je te l'avais dit, Hermy. Il n'en a rien à faire.

Mais Hermès n'était pas prêt à accepter cette idée. Pas aussi facilement. Pas aussi rapidement.

« Qu'est-ce que tu comptes faire ? Quelles mesures vas-tu prendre ? Est-ce qu'un conseil exceptionnel… »

« Hermès. Comme je l'ai dit à tes oncles et à Héra, cette affaire ne concerne qu'Héphaïstos et les divinités dont les enfants se trouvent actuellement dans ce labyrinthe. Alors, non, je ne convoquerai personne. J'essaierai de joindre Héphaïstos mais… »

« Essaierai ? »

Hermès crut avaler sa salive de travers : avait-il bien entendu ? Zeus allait essayer ?

« Qu'est-ce que tu veux que je fasse de plus ?, marmonna Zeus, piqué au vif par le ton ahuri que venait d'employer son fils. D'après ses ouvriers… »

« Ce que je veux que tu fasses de plus ? Dis-moi que tu plaisantes, Père. Ces jeux doivent se terminer dès ce soir. Et Héphaïstos doit répondre de ses actes. »

Rares étaient les fois où Hermès se permettait d'être aussi direct avec son père. Rares étaient les fois où il ne prenait pas de gants. Mais ce soir, ce soir, la situation était trop… le messager manquait de mots pour la décrire. Et les vagues successives d'émotions qui le submergeaient ne l'aidaient guère à garder son calme.

Comme si elle avait senti sa détresse et sa colère – et nul doute qu'elle en ressentait également –, Hélia posa une main sur son bras et la tête sur son épaule, dans une vaine tentative de l'apaiser. Ou de s'apaiser elle-même.

Ou peut-être les deux.

« Hermès… Hermès, pourquoi tu accordes autant d'importance à ce jeu ? Les demi-dieux sont faits pour… »

« Quand les Parques le décident. Et selon leurs conditions. Pas celles d'un dieu aveuglé par la vengeance. Ces demi-dieux sont des gosses, Père. Et étant donné que ce sont des gosses, qu'il y a une jeune fille concernée, je revendique le droit de les protéger. Et de m'opposer à ce qu'Héphaïstos parvienne à ses fins. »

Le dos droit, la tête haute et les mains posées sur les genoux, Artémis s'était exprimée avec ferveur. Une ferveur qu'elle réservait à quelques conseils olympiens, lorsqu'elle souhaitait défendre bec et ongles son point de vue.

Apollon hocha la tête, comme pour approuver les paroles de sa sœur, tandis qu'Hermès jetait un regard de remerciement à la chasseresse : Artémis avait su s'exprimer de manière beaucoup plus claire qu'il n'aurait pu le faire. Ou tout du moins, il s'agissait là de son impression.

Un silence suivit la déclaration de la déesse, un silence tellement long qu'on aurait pu croire que Zeus avait raccroché, si le bruit de sa respiration saccadée – signe qu'il tentait de ne pas s'énerver -, ne parvenait aux oreilles du petit groupe rassemblé dans le salon.

« Très bien., finit par déclarer Zeus, d'un ton neutre, dénué de toute émotion. Revendique ce droit, Artémis. Je te l'accorde avec plaisir. Amuse-toi bien. »

Et sur ces mots, le roi des dieux mit fin à la communication.

« Il… il n'a pas osé… ? », souffla Hélia, d'une voix blanche, alors que le silence qui s'était installé dans le salon commençait à s'éterniser.

« Je crois bien que si. Et le contraire m'aurait bien étonné. »

Les traits tirés, Apollon soupira et se leva de son siège pour se diriger vers la fenêtre.

« Ce n'est pas comme si j'avais prévenu, murmura-t-il. Des demi-dieux, des mortels… il n'en a que faire. Désolé, Hermès. », ajouta-t-il d'un ton plus doux, en se tournant vers le concerné.

Comme sonné par ce qui venait de se passer, le messager restait immobile et silencieux, le regard posé sur son téléphone portable posé sur la table. Cette vision serra le cœur d'Apollon : la tristesse et le désarroi qui émanaient de son ancien compagnon lui faisait mal. Il détestait le voir ainsi. Et il aurait aimé pouvoir le serrer dans ses bras et l'embrasser, pour lui faire oublier, rien que quelques minutes, la cruauté de leur père.

« Il faut se rendre à son appartement. Faire quelque chose. On ne peut pas rester là comme ça ! »

Alors qu'Artémis rongeait son frein, qu'Hermès se retrouvait paralysé et qu'Apollon s'apprêtait à baisser les bras, une force nouvelle semblait animer Hélia. La jeune divinité s'était levée à son tour et regardait alternativement ses pères et sa tante, comme pour les encourager à sortir de leur tétanie et de leur découragement. Apollon pouvait même apercevoir l'aura divine de sa fille grésiller autour d'elle. Il pria silencieusement que rien ne prenne feu.

« Il doit savoir que certaines divinités n'acceptent pas ce qu'il se passe !, continua Hélia. Tu as entendu les mots qu'il a employé au début, papa ?, lança-t-elle à Hermès. « Qu'est-ce que tu as à me reprocher que mes frères et Héra n'aient déjà mentionné ». Cela signifie que ni Poséidon ni grand-mère et ni Hadès acceptent le jeu. Nous ne sommes pas les seuls à vouloir que cela s'arrête. »

« Je vois où tu veux en venir, Little Sunshine., s'exclama Apollon, d'un ton où se mêlaient douceur et amertume. Mais l'union ne fait guère la force dans certains cas. Surtout pas devant lui. »

« Alors on abandonne ? Aussi vite ? Sans même réellement essayer ? »

Le ton d'Hélia était légèrement irrité, comme l'était celui d'Apollon lorsque les choses n'allaient pas dans le sens du dieu. La tête haute, le regard à la fois triste et déterminé, la divinité observait ses interlocuteurs tel que l'aurait fait son propre père s'il n'était d'ores et déjà en proie à une sorte de découragement trop lourd pour ses épaules.

Ce ton, ce regard, cette attitude, agirent comme un véritable électro-choc sur l'ensemble du groupe : il ne fallut guère plus qu'un coup d'œil en direction d'Hélia pour qu'Artémis, Apollon et Hermès ressentent de nouveau l'envie de se battre. L'envie d'en découdre. L'envie de sauver ces quatre pauvres ados et ce satire pris dans une querelle qui n'était pas la leur.

Depuis quand étaient-ils devenus si faciles à calmer ? Depuis quand cédaient-ils aussi facilement ? Ils étaient monté plusieurs fois au créneau auprès de leur père au cours des siècles. Et cela avait parfois fonctionné. Alors pourquoi ne le faisaient-ils pas maintenant ? Qu'est-ce qui les en empêchait ?

Rien. Absolument rien. Foutrement rien., pensa Apollon.

Et comme si Hermès et Artémis étaient arrivés à la même conclusion en même temps que lui, les deux se levèrent d'un même mouvement, le regard et l'attitude plus décidés que quelques secondes auparavant.

« Que tout le monde prenne son manteau. On va rendre une petite visite à Père. », lança Hermès, subitement déjà dans le couloir.

« Est-ce que je peux venir ? »

Le ton d'Hélia était aussi hésitant que les quelques pas qu'elle effectuait pour rejoindre ses pères. Hermès n'eut guère le besoin de se tourner vers Apollon pour savoir que le musicien approuverait sa décision.

« J'ai dit tout le monde, Hélia., murmura le messager avec un sourire. Mais essaie de te faire petite. Même si je pense qu'il est grand temps que ton grand-père reconnaisse ta valeur. »

Hermès n'avait jamais vu autant de monde devant l'appartement de son père. Nymphes, satires, esprits des rivières et divinités mineures… une quarantaine de personnes s'étaient regroupées près de la porte d'entrée et ne cessaient de lancer des regards en direction de la seule fenêtre illuminée : celle du salon.

« Par les Parques, père doit être en train de s'arracher les cheveux ! C'est la révolution, par ici. »

Apollon avait lancé ces phrases d'un ton à la fois amusé et impressionné, et Hermès ne put s'empêcher d'esquisser un petit sourire : le musicien avait quelque peu raison. Il semblait bel et bien qu'un vent de révolte soufflait désormais sur l'Olympe. Certaines pancartes comme « Arrêtez le massacre ! » ou « Zeus au Tartare ! » en témoignaient. De même que quelques cris et injures lancés à l'encontre du roi des dieux.

« Cela lui fera les pieds, maugréa Artémis. Il a pris le melon depuis bien trop longtemps… Excusez-moi ! Je voudrais passer. Merci… attention… merci… ah, vous avez fait tomber votre pancarte. Aïe ! C'était mon pied. On ne recule pas ainsi sans vérifier les angles morts. »

La chasseresse menait la marche, tentant tant bien que mal de se frayer un chemin parmi la foule, et rabrouant ceux et celles qui se montraient trop grincheux à l'idée de la laisser passer. Beaucoup trop heureux de ne pas avoir à faire ce boulot eux-mêmes, Hermès, Apollon et Hélia s'empressaient de la suivre, se glissant dans le moindre espace que la déesse laissait derrière elle.

« C'est inutile, il ne laisse personne entrer. »

Le petit groupe venait d'arriver devant la porte d'entrée et Artémis avait appuyé sur la sonnette. Et continuait de le faire, provoquant sans aucun doute un boucan d'enfer à l'intérieur de l'appartement.

« Peut-être pas les divinités mineures, répondit-elle à une Eris boudeuse. Mais nous sommes des olympiens. Et nous sommes furax., ajouta-t-elle, alors que son interlocutrice levait les yeux au ciel à la mention « olympiens ». Et quand je suis furax, je trouve toujours un moyen d'entrer. »

Se faisant, elle souleva légèrement son index avant d'actionner de nouveau la sonnette, sans discontinuer.

« Je lui laisse encore une minute, lâcha Hermès, quelque peu amusé par le comportement d'Artémis. Si rien ne se passe d'ici là, je forcerai la serrure. »

« Je peux aussi incendier son rosier qu'il aime tant. Cela fait longtemps que je n'ai pas joué au pyromane. Je parie qu'il accourrait aussitôt pour tenter de le sauver. »

« Et on pourrait alors l'étrangler. Bon plan, frérot. », approuva Artémis avec un hochement de tête.

« Trente secondes. », souffla Hermès.

Le messager fit semblant de ne pas avoir entendu les dernières paroles des jumeaux : son côté optimiste et négociateur pensait encore que les choses pouvaient se dérouler sans violence ni dégâts inutiles.

« C'est qu'il résiste, pesta Artémis. Apollon, frappe à la porte. Avec un peu de chance… »

« Désolé, mais le maître ne laisse plus personne pénétrer dans sa demeure. »

Avant que la chasseresse n'ait eu le temps de terminer sa phrase, la porte s'était ouverte sur un serviteur à l'expression à la fois blasée et renfrognée. Celui-ci s'apprêtait d'ailleurs à leur claquer la dite porte au nez, mais Apollon glissa l'un de ses pieds dans l'entrebâillement.

« On veut entrer. Et on entrera., lâcha-t-il, d'un ton autoritaire et décidé. Alors recule, avant que je ne te transforme en corbeau aveugle à trois pattes. »

« Non. »

Bras croisé, le serviteur avait répondu au musicien d'un ton insolent, le détaillant de la tête aux pieds.

« Pardon ? »

Le ton d'Apollon s'était fait cinglant et son regard noir : de quel droit ce serviteur tenait tête à une divinité olympienne ? N'avait-il jamais rien lu du sort qu'il réservait à ceux et celles qui lui tenaient tête ?

« Mon maître m'a demandé de… »

« Allez, bouge-toi de là, le nain. »

Définitivement agacé, Apollon avait poussé le serviteur sur le côté et avait pénétré dans le hall d'entrée. L'esprit de la nature tenta de le repousser, mais le musicien le saisit par le col.

« Tu nous laisses entrer, on te laisse la vie sauve. C'est aussi simple que cela. »

« Papa… »

Inquiète et légèrement apeurée par la colère de son père, ne souhaitant pas que les choses dégénèrent aussi rapidement, Hélia venait de poser une main sur l'épaule droite d'Apollon, dans une tentative d'apaisement.

Le musicien croisa son regard et, avec un léger soupir, laissa le serviteur filer.

« Excuse-moi, Hélia. Je me suis légèrement emporté. »

« Tu penses ? »

Hermès, le dernier à entrer, venait de fermer la porte et jetait désormais un regard quelque peu réprobateur au musicien. Apollon haussa les épaules et grimaça.

« Les excuses seront pour plus tard, déclara Artémis, ne laissant guère le temps à son frère de dire quoi que ce soit. Je crois que ça barde, là-haut. Et je ne veux rien manquer du spectacle. »

La déesse de la chasse disait vrai : de là où ils se tenaient, des éclats de voix se faisaient entendre du premier étage, signe qu'une ou plusieurs disputes étaient en train d'avoir lieu. Le petit groupe échangea un regard avant de montrer rapidement les quelques marches qui menaient au salon principal. »

Zeus avait le tournis. Ainsi qu'une légère nausée.

Et une envie de disparaître qui ne cessait de se faire de plus en plus urgente.

C'était réellement triste à dire, et il en aurait certainement encore honte durant les siècles à venir, mais il n'en menait guère large : enfoncé dans l'un des canapés du salon, son préféré soit dit en passant, il faisait face à un troupeau de divinités mécontentes. A un troupeau de divinités qui parlaient tous et toutes en même temps, qui s'adressaient à lui comme s'il n'avait été qu'un simple enfant mortel de cinq ans qui méritait une bonne correction.

Il n'y avait qu'Arès qui gardait le silence : le dieu de la guerre était le seul et l'unique à le respecter. A respecter un tant soit peu son autorité.

"Mais vous allez vous taire, oui ?!"

C'était ce qu'il aurait aimé crier. Ce qu'il aurait aimé dire. Hurler, à s'en faire mal à la gorge et aux poumons. Mais il en semblait incapable : à chaque fois qu'il ouvrait la bouche, il lui semblait que tout tournait. Qu'il perdait pied et tombait du Mont Olympe, à l'image d'Héphaïstos.

Héphaïstos. Zeus ne put s'empêcher de grincer des dents alors que le nom de son beau-fils faisait irruption dans ses pensées.

Le dieu ressentait un soudain besoin de l'étrangler.

"Père. Père ! PÈRE !"

Avec un sursaut, ce qui manqua de le faire tomber au sol, Zeus revint à lui et posa son regard sur celle qui s'adressait à lui de manière aussi autoritaire.

Artémis. Bien sûr.

La chasseresse n'avait sans doute guère apprécié la façon dont il l'avait envoyée balader quelques minutes plus tôt. Mais était-ce une raison pour s'adresser à lui de cette façon ? La chasseresse avait grand intérêt à descendre d'un ton.

"Fille. Que puis-je faire pour toi ?"

Les lèvres de Zeus semblèrent lui obéir cette fois-ci et le dieu maugréa ces mots d'un ton plein de sarcasmes, son regard orageux fixé sur Artémis.

"Oh, je sais pas, peut-être arrêter le massacre qu'Héphaïstos est en train de causer ? User de ta bonne grâce pour épargner des gamins innocents ? Faire preuve d'une bonté extraordinaire une fois dans ta longue existence et ainsi arrêter ces maudits jeux de la vengeance ?"

"Il a sûrement peur que cela le rende malade. Ou gentil pour le restant de ses jours. Tu imagines, être gentil et bienveillant pour l'éternité ? Oh, l'horreur. J'en ai moi-même des nausées."

Et voilà qu'Apollon s'en mêlait…

"Père, vas-tu donc les laisser continuer à te parler ainsi ? Ils méritent une bonne remontrance."

"Bonne remontrance toi-même Arès. Occupe-toi de tes affaires et va faire joujou avec tes petits soldats de plomb."

"De quel droit… Attends les prochaines courses de char, le lampadaire. Je te ferai la peau."

"Et pourquoi ne pas me la faire tout de suite, hm ? Tu as peur de rater ton coup ?"

"STOP !"

D'un mouvement qui fit même sursauter Arès tellement il était soudain, Zeus se releva de son siège, le regard orageux et les poings et mâchoires serrés. Son cri se répercuta contre les murs du salon avec une telle force que toutes les divinités présentes se turent et se tournèrent vers lui d'un seul mouvement.

Mais Zeus n'avait d'yeux que pour Arès et Apollon qui, seulement à quelques centimètres l'un de l'autre, se regardaient en chiens de faïence.

"Cela ne vous fatigue donc guère d'agir constamment comme de sales gamins ? Où sont donc vos manières ? Et tout ce que j'ai tenté de vous inculquer ?"

"Tu n'es pas le meilleur pour parler de manières et de bon comportement, père."

La remarque cinglante d'Apollon fit l'effet d'une gifle à Zeus. Autour d'eux, les autres divinités s'étaient mises à murmurer. Et le maître de l'Olympe avait la désagréable impression que ce n'était pas pour le défendre. Bien au contraire.

"Encore une réplique insolente de ta part, Apollon, et je t'assure que tu finiras chez les mortels pour une durée indéterminée."

"Ah oui ? Chez les mortels ? Cela ne peut guère être pire que…"

"On se calme. Apollon, vraiment."

Le ton posé, les traits déformés tout de même par l'inquiétude, Hermès s'était faufilé entre Arès et Apollon et, une main posée à plat contre le torse de ce dernier, le fit reculer de quelques pas.

Un sourire mauvais étira les lèvres d'Arès.

"Oh, c'est donc le pigeon qui porte la culotte."

"Espèce de…"

"Non ! Papa, non !"

Les bras d'Hermès qui le ceinturaient et les cris d'Hélia empêchèrent Apollon de se jeter sur le dieu de la guerre, qui afficha un air encore plus goguenard, si cela était possible. Apollon s'apprêtait à se débattre, l'envie d'envoyer valser Arès le démangeant particulièrement, lorsqu'il sentit une tristesse le submerger.

Une tristesse immense. De celle qui dépassait même les deuils les plus difficiles. Une tristesse, que dis-je, un désarroi qui le cloua sur place et lui prit la gorge, rendant sa respiration difficile. Et ses pensées… ses pensées n'étaient plus les siennes. Ou tout du moins, il l'espérait. Parce qu'il n'en avait guère eu d'aussi noires. Ou tout du moins, pas depuis quelques années.

Apollon, les yeux désormais humides, ne fut pas le seul à ressentir un soudain changement d'atmosphère : Artémis, Hélia, Hermès… même Arès, tous affichèrent subitement un air affligé qui les fit se retourner.

Et une à une, les divinités tournèrent le dos à Zeus pour porter leur attention sur la divinité qui venait d'entrer. Et nombreuses furent celles qui prirent soin de s'écarter sur son passage, comme par peur d'attraper le mal de vivre qui la consumait.

"Iris…"

Le ton d'Apollon, qui n'avait guère dépassé le chuchotement, se fit attristé alors qu'il observait la messagère se frayer difficilement un chemin vers Zeus.

On pouvait aisément deviner que la déesse n'avait guère dormi depuis des semaines. Et encore moins mangé. De larges cernes s'étalaient sous ses yeux bleus, ses cheveux blonds tombaient en désordre sur ses épaules et ses joues étaient creusées. Ses traits tirés.

La déesse n'avait guère besoin d'appeler au secours pour que l'assemblée se rende compte qu'elle se trouvait dans une détresse infinie.

"Iris, laisse-moi t'aider."

Sans qu'il ne s'en rende compte lui-même, Apollon était désormais aux côtés d'Iris et passait un bras autour de sa taille, la laissant s'appuyer contre lui. La faim et l'absence de sommeil avaient déjà fait de sérieux dégâts et la déesse avait bien du mal à tenir debout.

"Un siège, vite."

La phrase d'Apollon avait tonné tel un ordre et, sans qu'il n'ait besoin d'insister davantage, deux divinités - Poséidon et Hadès, comme le musicien s'en rendrait compte bien plus tard -, se levèrent pour laisser leur place. Presque aussitôt, Apollon fit asseoir Iris et s'asseya à son tour à ses côtés.

"Que quelqu'un apporte de l'ambroisie et du nectar.", s'exclama-t-il de sa voix de médecin, sans même s'en apercevoir.

"Je… Je te remercie, Apollon mais… je… je n'ai pas faim. Ni soif. J'aimerais juste…"

Iris s'arrêta quelques instants, à bout de souffle, avant de reprendre :

"Je veux juste m'entretenir avec ton père."

"A quel sujet ?"

Le dieu de la foudre dévisageait Iris avec un mélange de dédain et d'arrogance. Son ton s'était fait surpris, comme s'il ne savait absolument pas ce que souhaitait évoquer Iris. Cette attitude fit réagir beaucoup de divinités, dont Hermès et Hélia, qui ouvrirent la bouche à l'unisson, comme pour s'insurger, mais une voix aux accents tranchants se fit entendre avant même qu'ils en aient l'occasion :

"Ne fais pas l'ignorant, Zeus. Cela ne te va guère. Et au lieu de nous faire perdre du temps à tous, dis-moi où se trouve mon mari."

D'un pas calme, qui contrastait avec la colère sourde qu'on pouvait déceler dans son regard, Aphrodite s'avança vers Zeus, s'arrêtant seulement à quelques centimètres du fauteuil où il était installé. Mains sur les hanches, la déesse de l'amour le surplombait de toute sa hauteur et lui lançait un regard aussi acéré que le meilleur poignard d'Arès.

"Je n'en sais rien, Aphrodite."

"Oh, bon sang…"

Le rire qui s'échappa des lèvres de la déesse fit frémir l'entièreté de l'assemblée : ce n'était guère le petit gloussement de joie dont elle était si fière et qui la caractérisait, non. C'était un rire sans joie, glaçant, qui contenait toute une flopée de menaces en son sein. Par pur réflexe, Hermès attira Hélia à lui tandis qu'Apollon resserrait son étreinte autour des épaules d'Iris.

"Combien il t'a payé, hm ? Qu'est-ce qu'il t'a promis ?", lança finalement Aphrodite, avec calme.

Ce qui ne fit que faire monter davantage la tension chez les personnes présentes dans le salon.

"Je ne sais pas de quoi tu parles."

Le ton de Zeus était également teinté de menaces. Mais des menaces qui paraissaient bien faibles par rapport à celles d'Aphrodite.

"Bien sûr, bien sûr, chantonna la déesse, esquissant un petit hochement de tête. Tu ne sais pas."

D'un geste, elle se saisit de la coupe de nectar que Zeus avait posé sur la table basse. C'était l'une des préférées du dieu. L'une de celles qui contaient l'un de ses exploits. Aphrodite la regarda longuement, tête légèrement penchée.

Avant de raffermir sa prise et de réduire la coupe en minuscules morceaux de verre, qui vinrent s'échouer aux pieds de Zeus.

"Tu ne sais pas., reprit-elle doucement. Ta capacité à oublier les choses qui ne vont guère dans ton sens ou qui t'embarrassent, est assez extraordinaire, je dois dire."

"Ton époux ne m'a ni payé ni promis quoi que ce soit, Aphrodite. Je ne sais pas non plus où il se trouve. Alors…"

"Oh, tu ne sais pas où il se trouve ? Etonnant, pour un dieu qui souhaite toujours surveiller tout le monde. Tu as tellement peur que l'un de nous prenne ta chère petite place de roi que tu nous surveilles sans cesse. Et là, pouf, Héphaïstos a, comme par magie, réussi à échapper à ta vigilance ? Je n'en crois pas un mot. Surtout qu'il est loin d'être le plus futé d'entre nous."

"Il a été assez futé pour s'emparer de l'un de tes fils sous ton nez."

Le ton de Zeus était acide. Le regard d'Aphrodite se fit assassin.

Serrant les mâchoires, la déesse laissa échapper un soupir.

Puis se précipita à la gorge de Zeus, enserrant son cou de ses deux mains.

Autant l'avouer tout de suite, le plan de Benjamin White n'avait pas fonctionné : à peine avait-il eu le temps de prononcer trois mots que l'un des manticores s'était jeté sur lui. Et que l'hydre et son comparse s'étaient lancés à la poursuite de Jake et d'Ambre.

Enfin, surtout de Jake.

Car, au lieu de prendre ses jambes à son cou, comme l'avait fait le satire, Ambre avait cru bon de sauter sur le dos du manticore qui attaquait Benjamin. Et cela n'avait absolument pas plus au monstre.

"Bouge-toi de là, espèce d'idiote ! Tu ne perds rien pour attendre ! Absolument rien ! Arrgh !"

Dérangé par cette présence, dont les deux mains s'aggripaient à son cou, le manticore sautait de part et d'autre du couloir, tentant, en vain, de se débarrasser de la fille d'Iris. Mais Ambre était déterminée à ne pas lâcher : tant qu'elle serait sur son dos, le manticore serait assez distrait pour manquer Benjamin.

Et elle avait raison : les mains d'Ambre lui étant hautement désagréables - qu'est-ce que cette sensation de brûlure, nom du caleçon de Chronos ? -, le manticore était bien trop occupé à chercher à la faire tomber que son attention s'était totalement détournée du fils d'Aphrodite. Il aurait très bien pu tenter de lancer quelques flèches empoisonnées à l'aide de sa queue de scorpion mais… ah, la brûlure était d'un désagréable ! Et puis… qu'était-ce que cette soudaine envie de dormir ?

Cette douce sensation de chaleur qui l'invitait à fermer les yeux, à se laisser bercer et à rejoindre les bras de Morphée… où peut-être était-il juste temps de rejoindre le Tartare ? Oui, il était temps. Tout son être le lui criait : il avait passé assez de temps sur cette terre. Assez de temps à servir les sombres projets des Parques. Il méritait bien un temps de repos. Et puis… était-il réellement obligé de servir ce dieu des forges ? Depuis quand travaillait-il aux côtés de ce genre de divinités ? Depuis quand s'autorisait-il à trahir ainsi toutes ses croyances personnelles en côtoyant et en servant ces idiots d'Olympiens ? D'ailleurs, maintenant qu'il y pensait, cet Héphaïstos ne lui avait absolument rien promis en échange de ses services. Juste « de la chair fraîche ». Et de l'action. Mais il voulait plus que cela. Bien plus…

La gloire. La gloire éternelle. Être connu et reconnu de tous et toutes comme le plus brillant des manticores. Comme le plus sauvage, le plus fort. Et puis cette fatigue…

Non, participer à ces stupides jeux de la vengeance ne lui apporterait rien de bon. Il devait rentrer. Rentrer et se reposer. Se reposer pour être à même d'accomplir l'exploit qui le propulserait au rang de quasi divinité auprès des siens.

Se reposer… dormir… oh, cette envie de dormir. Un repos bien mérité. Pour…

Alors même que ses paupières se fermaient, une douleur aiguë se fit ressentir. Une douleur qui le fit hurler et le réveilla aussi efficacement qu'un seau d'eau glacée lancé en plein visage. Mais malgré cela, il n'eut guère le temps de réagir.

Ambre Jones avait peut-être planté son poignard en dessous de son omoplate gauche, ce fut Benjamin White qui porta le coup de grâce : en plein dans la carotide. À plusieurs reprises.

La vision du manticore devint floue. Ses pattes se dérobèrent sous son poids. Son esprit s'embua de nouveau, alors même qu'il poussait son dernier cri et qu'il se voyait disparaître petit à petit.

Se désintégrer pour rejoindre le cœur du Tartare. Pour prendre du repos.

Enfin du repos.

« Lâche-moi ! Lâche-moi espèce d'enflure ! Ton fils est tout aussi concerné que le mien ! »

Les mains d'Aphrodite avaient à peine eu le temps de s'agripper à la gorge de Zeus que deux mains avait violemment saisi la déesse pour la repousser en arrière. Arès maintenait désormais cette dernière contre l'un des murs du salon, ses doigts de sa main droite appuyant légèrement sur sa gorge. Sa main gauche, quant à elle, empêchait la déesse d'avancer vers le seigneur des cieux.

Un seigneur des cieux qui avait bien du mal à se relever en toute dignité, Aphrodite ayant fait basculer son fauteuil dans sa fureur.

Zeus s'était attendu à ce qu'au moins une des divinités présentes lui vint en aide. Mais Arès mis à part, personne n'avait levé ne serait-ce le petit doigt. Au contraire, Hadès le regardait avec une lueur d'amusement dans le regard et Poséidon… Poséidon s'était levé pour vraisemblablement calmer un Apollon monté au créneau pour aider Aphrodite à se dégager d'Arès.

Après un échange de regard, le dieu de la mer et le musicien semblèrent trouver un accord et Apollon retourna au chevet d'Iris, l'encourageant à avaler au moins quelques carrés d'ambroisie.

« Je vous remercie pour votre considération., grommela Zeus, d'un ton plein de sarcasme alors qu'il remettait le fauteuil en place et époussetait son chiton. Je vais bien. »

« Qu'attendais-tu d'autre de notre part, honnêtement ? »

La première pensée qui traversa l'esprit du roi des dieux fut que cette remarque des plus insolentes, lancée d'une voix faussement amusée, venait d'Apollon. Ou d'Hermès, qui avait pris la fâcheuse tendance de copier le mauvais comportement de son demi-frère depuis leur stupide idylle. Mais à mesure que les murmures de surprise se firent dans la pièce et que la foule se décalait lentement sur le côté, ce fut un autre brun aux cheveux bouclés que Zeus découvrit en face de lui.

Un brun dont la couleur des cheveux tirait sur le noir. Et qui avait abandonné son odieuse apparence de cinquantenaire pour celle qu'il usait d'habitude sur l'Olympe : celle d'un jeune trentenaire au teint hâlé et aux boucles lui tombant sur les épaules. De loin, beaucoup le prenait pour une femme. Mais cela ne gênait guère Dionysos.

En revanche, ce qui le gênait, c'était que l'on s'amuse à troubler sa tranquillité.

« Je suis votre roi., déclara Zeus, et il dut s'empêcher de fusiller Poséidon qui levait les yeux au ciel pour se concentrer sur son fils. Et toi, tu ne devrais pas être là. »

« Ah non ? »

La même insolence, avec un léger sourire amer en supplément. Zeus serra les mâchoires tandis que Dionysos penchait la tête sur le côté et croisait les bras.

« Je pense que j'ai tous les droits d'être là, roi. Cette affaire, que dis-je, ce massacre que Héphaïstos et toi êtes en train de créer, va finir par me retomber dessus. Et il est hors de question que ce soit le cas. »

« Prise de position par pure égoïsme. Pourquoi cela ne m'étonne guère de ta part, l'ivrogne ? »

Le rire jaune d'Arès retentissait dans la pièce tandis que la foule semblait retenir son souffle. Le regard de bon nombre de divinités alternaient entre Zeus, Dionysos et Arès, comme s'ils assistaient à un match de tennis assez intense.

Sourcils froncés par l'inquiétude, et connaissant le tempérament parfois excessif de Dionysos, Poséidon s'était silencieusement posté derrière lui, près à agir si la situation l'exigeait. Hermès, quant à lui, hésitait : il voulait pouvoir aider Poséidon en cas de besoin, mais son instinct paternel ne désirait guère se détacher d'Hélia. Qui observait la scène avec un mélange d'appréhension et d'admiration pour ses oncles et tantes.

« Égoïsme, dis-tu ? En connais-tu seulement la définition ? Ou utilises-tu ce mot par simple habitude de répéter les beaux mots que peuvent sortir celles et ceux qui t'entourent et possèdent une culture plus nourrie que la tienne ? Tu es le premier à agir par égoïsme, Arès. La seule et unique raison pour laquelle tu as empêché Aphrodite d'étrangler notre père est le fait que ne pas le faire aurait pu avoir des conséquences plus que désastreuses sur ton bien-être personnel dans les siècles à venir. Tu souhaites rester dans les petits papiers de Zeus, tout le monde le sait. Tu passes ton temps à vouloir y être. Et pas par amour ou partage de croyances, non. Ce qui anime ton égoïsme, ce n'est pas tant ta fascination pour notre père ou ton besoin constant de confort. Mais la peur. Une peur bleue à l'encontre du seigneur des cieux. Le dieu de la guerre n'en mène guère large quand son papa veille au grain. »

Cette tirade de Dionysos provoqua des murmures supplémentaires au sein de l'assemblée. Du coin de l'œil, le dieu vit Hadès et Apollon afficher des sourires amusés, tandis que Artémis et Poséidon ne se gênaient aucunement pour laisser entendre leur rire. Seuls Hermès et Hélia jetaient des regards à la fois inquiets et quelque peu désapprobateurs en sa direction.

Vas-y doucement, Dio. Je ne voudrais pas…

J'ai les choses en mains, Hermès.

Fais tout de même attention.

Le dieu du vin se retint de soupirer de frustration face à la mise en garde de son frère : Hermès n'avait pas complètement tort. Nombreuses avaient été les fois où Arès n'avait pas su se retenir de lui sauter à la gorge. Mais l'amusement qu'il tirait à l'humilier ainsi était beaucoup trop satisfaisant pour qu'il ne continue guère sur la même voie.

« Tu me traites d'égoïste ? Et de peureux ? Moi ? »

Maintenant sa prise autour de la gorge d'Aphrodite, Arès avait prononcé cette phrase d'un ton beaucoup moins assuré et virulent que prévu, ses deux neurones semblant encore se demander ce que Dionysos avait réellement voulu insinuer.

Et le dieu du vin sut que son frère n'avait absolument pas saisi le message - pourtant si clair -, lorsqu'il s'exclama :

« Je suis le dieu de la guerre. Mon rôle est de provoquer le chaos, d'envoyer des centaines et des centaines d'âmes hanter le royaume des morts. De voir des familles se déchirer jusqu'à s'entretuer. Un dieu sans un estomac bien solide ne saurait accomplir ces missions. »

"Le gars n'a absolument pas compris…"

La remarque amusée d'Artémis ne fut qu'un murmure mais les divinités ont toujours eu l'ouïe fine : aussi, toute l'assemblée l'entendit et quelques sourires apparurent. Arès fronça des sourcils, incertain : est-ce que sa stupide demi-soeur osait se moquer ouvertement de lui ? Et que n'avait-il pas compris ? Il avait compris que l'ivrogne insinuait qu'il n'était qu'une fiche molle. Et il s'était défendu. Qu'est-ce qu'elle voulait de plus ?

"Assez."

Aussi agacé par le manque cruel d'autorité qu'il détenait ce soir sur ses enfants que fatigué d'entendre Arès se vanter à tout bout de champ, et n'ayant pas envie qu'une troisième guerre mondiale n'éclate sous son toit - ses descendants savaient-ils au moins combien de drachmes il avait dû dépenser pour ce simple salon, bien plus petit que les trois autres ? -, Zeus avait levé la main, intimant à son seul fils légitime de se taire.

"A chacun son tour de parole, s'exclama-t-il, d'un ton où se mêlaient irritation et sarcasme. Tu étais venu te plaindre, Dionysos. Je t'écoute. Ne perds pas de temps en humiliant effrontément tes frères et sœurs. Surtout que d'autres responsabilités t'attendent, n'est-ce pas ?"

Le seigneur des cieux avait volontairement insisté sur la dernière phrase, comme si cela suffirait à faire fuir le dieu du vin ou à le remettre sur le droit chemin. Mais il en fallait davantage pour que Dionysos ne rende les armes.

"Mes responsabilités sont au coeur-même de ma plainte, figure-toi., répondit presque aussitôt celui-ci, avec un petit sourire que Zeus n'apprécia guère. En tant que directeur actuel de la colonie des sang-mêlés, il est de mon devoir de veiller au bien-être de celles et ceux qui la fréquentent."

"Et depuis quand te rappelles-tu cette fameuse règle, hm ? Je pensais que tu prenais un certain plaisir à me montrer ton mécontentement en ne fichant absolument rien là-bas."

Zeus savait qu'il marquait un point. Ou, tout du moins, il le pensait : depuis qu'il avait puni son fils pour avoir fait la cour à une nymphe qui l'intéressait, ce dernier avait, pour ainsi dire, "tout laisser tomber". Apparence, responsabilités divines, Dionysos multipliait les oublis et les négligences, dans l'espoir que son père craquerait et lui rendrait plus tôt sa liberté. Et voilà que… Pourquoi faire semblant que le sort de quatre stupides demi-dieux le préoccupait à ce point ? Pourquoi prendre leur défense alors qu'il savait que son père ne le cautionnerait pas ? Pourquoi prendre ce risque ?

"Oh, ne t'en fais pas, je passe la plupart de mes journées à jouer à la belote et à bailler. Mais vois-tu, ce qui me préoccupe, n'est pas tant le sort du stupide Walton mais ce que cela pourrait avoir pour conséquences chez ses camarades demi-dieux."

Ce n'était là qu'un demi-mensonge. Ou une vérité à peine voilée : Hermès pouvait tout à fait percevoir au ton et à l'attitude de son frère que le sort d'Hugo Walters lui importait peu. Mais il ne pouvait pas s'empêcher de relever que Dionysos n'avait pas évoqué les trois autres demi-dieux qui l'accompagnaient.

Fais taire tes pensées, Hermès. Si je dois paraître convaincant devant père, essaie de ne pas me trahir.

Le messager sourit intérieurement. Mais obéit à son frère. Tout en se promettant de lui poser davantage de questions dès que l'occasion se présenterait.

"Ses camarades demi-dieux ? Tu veux dire ceux qui l'accompagnent ? Pourqu…"

"Non, père."

Et Dionysos ne se cacha guère pour lever les yeux au ciel.

"Ceux qui résident actuellement à la colonie. Car vois-tu…"

D'un mouvement de la main, Dionysos fit apparaître une fine brume qui se transforma en écran de télévision. Ou s'était tout comme. Les divinités ne savaient pas s'il s'agissait là d'une image qui provenait tout droit de la mémoire de Dionysos ou si ce dernier leur montrait en direct le camp de Long Island. Quoi qu'il en soit, tout le monde pouvait voir des centaines d'ados en parkas et bottes se presser devant un gigantesque écran de télévision.

"... Héphaïstos s'est également permis de diffuser sa morbide émission jusqu'à la colonie. Chiron et moi avons, bien entendu, tout fait pour tenter d'éteindre - pour ne pas dire détruire -, ce fichu écran, mais rien y fait. Rien ne marche. Et pendant ce temps-là, des gamins en regardent d'autres se faire massacrer par les dieux."

"Et ?"

Zeus avait prononcé ce mot avec aussi bien du dédain dans la voix que dans le regard. Qu'est-ce que cela pouvait bien lui faire ? Il y en aurait peut-être qui seraient traumatisés, et alors ? Il avait… Non, ils avaient tous d'autres chats à fouetter que de prendre soin de la santé mentale de celles et ceux nés pour mourir en leur nom.

"Et ? Père, as-tu seulement un QI supérieur à celui de ton fils légitime ?, grinça Dionysos. Se faire massacrer par des dieux. Des. Dieux. Toi qui as toujours peur de perdre ta place de roi et qui y tiens tant, ne comprends-tu donc pas où cela peut mener ? Il me semblait pourtant que tu avais avalé Métis."

"Une guerre. Ou, tout du moins, une tentative de rébellion."

Athéna semblait s'être réveillée en entendant le nom de sa mère. Avec un soupir de soulagement, Dionysos la désigna du doigt.

"Enfin une personne sensée."

Mais Zeus ne faisait désormais plus attention à lui : alors que quelques secondes auparavant, il était encore affalé dans l'un de ses fauteuils fétiches, le voici qui était à présent sur ses pieds, droit comme un I, un visage attentif tourné vers sa fille.

"Le penses-tu réellement ?, lui lança-t-il, soudain inquiet. Ont-ils seulement une chance ?"

"Nombre de nos ennemis seraient plus que ravis de les aider, admit la déesse de la sagesse avec une légère grimace. Je veux dire, ce n'est pas comme si ton règne faisait l'unanimité."

Cette remarque sembla jeter un réel froid dans la foule : des murmures inquiets se firent entendre, Arès se ragaillardit, et Hermès s'approcha encore un peu plus d'Hélia.

"Tout ce que je veux dire, reprit Athéna, qui semblait avoir perçu la susceptibilité de son père. C'est que Dionysos soulève un point à la fois intéressant et inquiétant : Héphaïstos crée certainement de la colère chez certains d'entre eux, en sacrifiant des innocents pour une vengeance personnelle. Et les demi-dieux, s'ils se regroupent, auraient très certainement les moyens de se rebeller s'ils s'adressent aux bonnes personnes. Tous ceux et celles qui ont quelque ressentiment envers nous ne sont pas coincés au Tartare."

"C'est de la connerie., lâcha Arès d'un ton si agressif que beaucoup sursautèrent. Enfin, l'idée me plaît. Vous me connaissez : je ne refuse jamais un combat. Mais Père, de là à avoir peur pour ta place ? Laisse-moi rire, la coincée. Qu'ils essaient seulement de déclarer une guerre, ils seraient désintégrés en un rien de temps."

"Mais ils pourraient nous mettre de sérieux bâtons dans les roues s'ils laissent les Titans ou d'autres divinités leur retourner le cerveau."

"Une guerre."

Zeus avait prononcé cela d'une voix qu'il aurait souhaité beaucoup moins blanche. Les traits soudain tirés, le dieu en avait presque oublié l'insolence de ses enfants. Une guerre, une rébellion. Des demi-dieux qui s'accoquillent avec des divinités primordiales ou mineures pour…

"Qu'on retrouve Héphaïstos.", finit-il par lâcher, son regard se promenant sur l'ensemble des Olympiens.

"Il n'est nulle part., croassa Aphrodite. J'ai cherché partout."

"Alors c'est que tu n'as pas bien cherché., rétorqua le maître des cieux avec un haussement d'épaules. Hermès, Apollon, affichaient vos sourires les plus charmeurs et allaient vous renseigner auprès des personnes susceptibles de traîner avec votre frère."

"Des… robots ? Tu veux qu'on drague des robots ?"

"Héphaïstos a tout de même quelques connaissances qui ne sont pas des automates, Pollo., murmura Hermès, empêchant Zeus de lâcher un soupir agacé en direction du musicien. Je sais où on peut les trouver.", ajouta-t-il à la fois pour son père et son ancien compagnon.

"Bien. Et laisse ta fille en dehors de cela, veux-tu ? Ne crois pas que je ne l'ai pas vue ou que je suis d'accord avec sa présence. Elle n'a rien à faire parmi nous."

Hermès ouvrit la bouche pour répliquer, profondément vexé, mais un coup de coude de Poséidon et un regard de Dionysos l'en dissuadèrent : si tu insistes, il va finir par croire que tu fais partie de ceux à surveiller, de ceux qui seraient pour la révolte. Toi ou Hélia., lui souffla le dieu du vin.

Dio a raison. Zeus est lancé dans sa paranoïa. Faites profil bas.

Mais il est hors de question que je vous laisse chercher Héphaïstos tous seuls ! Je veux participer, moi aussi !

La demande d'Hélia prit Apollon et Hermès de court. De son côté, Zeus continuait à lancer des ordres à la pelle :

"Arès et Athéna, je veux vous voir en train de plancher sur la liste des potentielles divinités à surveiller le plus tôt possible. Identifiez-les et faites-les suivre. Hadès, assure-toi que rien ne remonte du Tartare sans que tu en sois informé…"

Ok, Little Sunshine. Tu nous accompagnes. Mais profil bas. Donc invisibilité le plus longtemps et le plus souvent possible, d'accord ?

Promis.

Apollon…

Hermès, elle nous aurait suivis, de toute façon.

"Aphrodite, continue à chercher dans les endroits où Héphaïstos a l'habitude de se rendre. Il doit forcément y avoir quelques indices sur le lieu des jeux chez vous ou dans les forges."

Dio, la révolte, tu y crois réellement ?

La curiosité d'Hermès était beaucoup trop grande pour qu'il puisse la retenir plus longtemps. Il avait besoin de savoir.

Pas tellement. De ce que j'ai entendu à la colonie, ça parle plus de refus de quête et de rébellion pacifique. Mais tu connais père. Si on ne lui dit pas que son petit statut de roi est en danger, il ne bougerait jamais le petit doigt pour faire cesser ces maudits jeux le plus rapidement possible.

Alors toi aussi…

Je ne suis pas un monstre, Hermès !, s'indigna le dieu du vin en jetant un regard outré au concerné. Je déteste peut-être la majorité des héros, ce Walton me rappelle peut-être ce maudit Thésée que j'ai toujours envie de transformer en dauphin et d'égorger, il n'empêche que Yellow est une crème. Toujours prêt à rendre service. Et les jumeaux Joneston ? Les pauvres n'ont pas eu le temps de tester le terrain de volley de la colo qu'on les envoie déjà à l'abattoir. Et ils ne sont même pas concernés par le conflit Aphrodite-Héphaïstos."

"Alors, si mon fils n'était pas gentil, tu t'en ficherais également comme tu te fiches de Hugo Walters ?"

Le ton d'Aphrodite s'était fait amer et le regard qu'elle jetait à Dionysos, plus que mauvais. Le dieu du vin tourna la tête dans sa direction et haussa les épaules :

"Tu peux avancer tous les arguments que tu souhaites, Aphrodite. Il n'empêche que si tu avais appris à apprécier un tant soit peu ton mari, nous n'en serions pas là aujourd'hui. Héphaïstos n'est peut-être pas un canon de beauté, mais la beauté d'un être ne se joue pas seulement à son apparence physique. Avec un peu d'attention en retour, ton mari a beaucoup à offrir et à montrer."

"C'était un mariage…"

"Forcé, je sais. Je n'ai jamais dit que Héphaïstos ou qui que ce soit ici s'attende à ce que tu tombes amoureuse de la personne qui t'a exigée. L'attention ne signifie pas des nuits d'amour. Peut-être que si tu lui parlais juste un tout petit plus souvent…"

"Va te faire voir, Dionysos."

"Tout va bien ?"

Essoufflé, Benjamin White (ou Yellow, aux yeux de Dionysos), s'était appuyé contre l'un des murs du labyrinthe, un regard inquiet tourné vers Ambre Jones(ton).

Les mains encore tremblantes, la jeune fille se contenta d'un bref signe de tête, tentant tant bien que mal de lutter contre les vertiges et les nausées qui souhaitaient la submerger.

"Oui… j'ai… j'ai juste eu peur.", murmura-t-elle, peut-être plus pour elle-même que pour son meilleur ami.

Une peur violente. Immense. Qui lui avait saisi les tripes.

Une peur de mourir mais surtout, de voir le manticore déchirer Benjamin en des milliers de petits morceaux de chair fraîche.

Sans cette peur, elle n'aurait jamais eu le cran de sauter sur le monstre. Sans cette peur, elle se serait enfuie comme Jake l'avait fait.

En fin de compte, c'était peut-être une bonne chose, parfois, d'avoir peur. Cela vous permettait de protéger vos meilleurs amis.

"On n'aurait pas dit.", sourit doucement Benjamin.

Le fils d'Aphrodite céda à la tentation de s'asseoir et fut soulagé lorsque Ambre l'imita quelques secondes plus tard : la fille d'Iris tremblait tellement de tous ses membres qu'il craignait qu'elle ne s'évanouisse dans les minutes à venir.

D'un geste, il ouvrit son sac à dos pour en retirer un carré d'ambroisie qu'il lui tendit.

"Tiens. Je crois que tu en as plus que besoin."

"Tu… C'est peut-être pas une bonne idée, Ben. Nous n'avons pas réellement de réserve et…"

"Tu es épuisée, Jones. Mange."

Benjamin White appelait rarement Ambre par son nom de famille. Lorsqu'il le faisait, c'était souvent pour qu'elle cède et arrête de faire sa tête de mule.

"Toi aussi, tu l'es."

Se sentant comme une enfant prise en faute à chaque fois que le fils d'Aphrodite usait de ce ton paternel et un chouïa autoritaire envers elle, Ambre venait de croquer dans le carré d'ambroisie. Tous ses muscles semblaient soudainement se détendre et elle avait pu, pour la première fois depuis l'attaque, prononcer sa phrase sans se sentir épuisée par la suite.

Par les Parques, cela faisait du bien.

"Oui, mais moi, je n'ai pas été jusqu'à la limite de mes dons. Donc j'en ai moins besoin que toi. J'en prendrai certainement dans la soirée. De l'eau ?"

Bras tendu, Benjamin attendit que Ambre se saisisse de la gourde. Mais la blonde secoua la tête, avant de lui jeter un coup d'œil interrogateur.

"Tes dons ? Je n'ai pas utilisé les miens non plus. Je ne sais même pas de quoi ils ont l'air. La seule chose que je sais faire, ce sont des arcs-en…"

"Huh-huh."

Ben interrompit Ambre d'un mouvement de tête.

"Tu ne sais pas faire que des arcs-en-ciel. Tu… Je ne sais pas pourquoi, mais tu sembles aussi avoir la capacité d'affaiblir."

"Affaiblir ?"

"Ambre, tu as pratiquement endormi le manticore. Il se désintégrait tout seul sous notre nez avant même que tu ne lui portes le premier coup."

"Mais affaiblir n'a rien d'un don qui serait lié à Iris."

Ambre regardait son meilleur ami d'un air perdu : elle n'avait pas fait attention à ce qu'il se passait, en réalité. Elle avait juste souhaité que le manticore se calme et ne fasse pas de mal à Ben. Et son souhait s'était réalisé, d'une façon ou d'une autre…

"Non., acquiesça Ben. Ce qui me laisse penser que…"

"Qu'une divinité nous protège ?"

Benjamin White ferma les yeux, tout en se passant lentement une main sur le visage. Il ancra finalement son regard noisette dans celui bleu d'Ambre.

"Non. Ce n'était pas une divinité. C'était toi."

Devant le manque de réponse et le désarroi d'Ambre, Ben continua :

"Depuis le début, depuis que je vous ai rencontrés, Matt et toi, j'ai l'impression que Chiron ne m'a pas tout dit. Que vous ne descendez probablement pas que d'Iris."

"C'est… possible ?"

Ambre ne savait pas si elle devait se sentir soulagée que son arbre généalogique se complexifie encore davantage.

"Oui. C'est rare, extrêmement rare, mais c'est possible. Cela pourrait expliquer le nombre de monstres qui nous suit depuis le départ. Trop important pour des enfants d'une divinité mineure."

"Mais… qui ?"

Oui, qui ? C'était la fameuse question qui ne cessait de tourmenter Benjamin. Le jeune homme était pratiquement sûr qu'il s'agissait d'une divinité en lien avec la médecine. Mais laquelle, exactement ? Asclépios ? Hygie ? Panacée ? Apollon ?

Il y avait une multitude de possibilités…

Et le fils d'Aphrodite n'eut guère le temps de faire part de ses suppositions à Ambre qu'un hurlement se fit entendre, se répercutant sur les murs de pierre du labyrinthe.

"AU SECOURS ! VENEZ M'AIDER !"

"Jake !"

D'un même mouvement, Ambre et Benjamin se relevèrent et, après avoir fourré ambroisie et eau dans le sac à dos, se précipitèrent pour porter assistance à leur ami.

A des kilomètres de là, un dieu ne put s'empêcher de rire : décidément, ces demi-dieux étaient bien trop naïfs.

Pourvu qu'ils ne soient pas si faciles à tuer. Sinon, je ne pense pas que cela aura le même impact. Je veux que l'on se souvienne de moi, pour une fois.