L'intégralité du chapitre se déroule en 1986.
« Matthew, vous donnerez ceci à Ambre. Avec mes félicitations. »
Le professeur de mathématiques offrit un sourire radieux au fils d'Iris, qui fit de son mieux pour le lui rendre tout en s'emparant de la copie de sa sœur jumelle. Quelques sièges autour de lui, des élèves s'étaient mis à murmurer et à lui lancer des regards curieux : Monsieur Thompson qui complimentait le travail de ses élèves, cela n'arrivait pas régulièrement. D'autant plus dans le cas d'Ambre Jones, dont tout le monde connaissait le dégoût pour l'algèbre.
Ambre…
En d'autres circonstances, Matthew aurait été plus que ravi de découvrir le « A+ » qui trônait en plein milieu de la copie. Après tout, c'était la première fois qu'Ambre réussissait à décrocher davantage qu'un « C » à une évaluation made in Thompson, et c'était encore plus fantastique parce qu'il s'agissait certainement là de la meilleure note de la classe – le premier de leur promo, Calum, assis devant Matthew, n'avait décroché qu'un « A ». Et puis, cela remontait clairement les chances d'Ambre d'accéder à l'université et au cursus qu'elle souhaitait.
Alors oui, il y avait là des dizaines de raisons de se réjouir. Mais Matthew ne s'en sentait guère la force : depuis la dispute et les mots déplacés d'Hugo en plein milieu de la cantine, depuis qu'Hermès l'avait retrouvée devant la tombe de Ben, Ambre n'avait toujours pas remis les pieds au lycée. Ou où que ce soit d'autre, d'ailleurs : la fille d'Iris restait enfermée dans sa chambre, ne se joignant à Matt, à Apollon et Hermès seulement pour les repas. Et là encore, elle ne mangeait pas des masses. Tout comme elle ne décrochait pas un mot. Et cela allait faire une semaine.
Matthew ne s'était jamais senti si peu utile. Si désarmé face à la souffrance de sa sœur. Même sa présence nocturne à ses côtés n'arrivait pas à l'apaiser : il fallait toujours l'intervention d'Apollon pour que les cauchemars cessent.
Le jeune homme était à la fois plein de tristesse et plein d'amertume. Au fond de lui, il aurait aimé pouvoir être celui capable d'arrêter l'afflux de mauvais souvenirs. Il aurait du l'être. C'était son rôle de jumeau.
Tu lui apportes beaucoup à ta propre manière. Ces derniers temps, je ne modifie plus les cauchemars. Mais je les remplace. Par les plus beaux souvenirs que ta sœur à en réserve. Tu en fais à chaque fois partie.
L'intrusion d'Apollon dans ses pensées prit Matthew de court. Le demi-dieu se sentit aussi honteux que… avait-on le droit d'être heureux de savoir une telle chose ?
« Pardon, murmura-t-il en secouant légèrement la tête. Je ne voudrais pas… je ne voudrais pas que tu penses… »
« Ce sont des pensées légitimes, Matt. »
Apollon lui donna un petit coup d'épaule pour attirer son regard, avant de continuer, faisant bien attention que Monsieur Thompson ne le prenne en flagrant délit de bavardages.
« Toi et moi sommes bien placés pour savoir que les relations entre jumeaux sont spéciales. Lorsqu'Artémis s'est mise à se confier davantage à ses suivantes qu'à moi… je l'ai mal pris. J'ai eu l'impression d'être trahi. Trahi dans mon rôle de frère jumeau. On a sans cesse l'impression que notre jumeau ou jumelle est une extension de soi et on vit plutôt mal l'éloignement. Mais Ambre et toi, c'est pour la vie. Comme Artémis et moi. Malgré les disputes sur qui de nous deux est né en premier, elle vient toujours tempêter un bon coup chez moi lorsqu'elle en ressent le besoin. »
Cette dernière phrase eut pour effet de faire sourire Matthew, ce qui réchauffa le cœur d'Apollon. Et le réconforta un minimum : cela faisait une semaine qu'Hermès et lui tentaient tant bien que mal d'aider les Jones, sans savoir réellement quoi faire. Tous les deux étaient perdus, à la fois dans le flot d'émotions qui s'échappaient des jumeaux que dans leur propre colère et inquiétude. Alors, ils veillaient au grain, tout en ayant la désagréable impression d'être simples spectateurs : assis là, devant l'écran de cinéma, ils regardaient tous les deux les deux héros principaux et s'apitoyaient sur leur sort, les accompagnaient dans leur dérive…
Cela agaçait Apollon, qui en grinçait des dents la nuit. Et cela attristait Hermès, qui n'en dormait quasiment plus. Mais ils avaient beau tourner et retourner le problème dans tous les sens… Il leur manquait quelque chose. Une pièce capitale du puzzle. Ils n'étaient pas connus pour être les psys de leur entourage.
« Les psys de leur entourage… »
« Quoi ? »
Apollon avait prononcé cette dernière phrase sans même s'en rendre compte, davantage pour lui-même que pour Matthew.
« Rien, ce n'était… Surveille Thompson. »
« Pourquoi ? »
« J'ai un texto à envoyer à Hermès. »
Matt ne put s'empêcher de lui décocher un regard interrogateur mais obéit, scrutant avec soin les gestes de son professeur qui écrivait quelque chose au tableau.
Et tandis qu'il le faisait, Apollon sortit son téléphone de sa poche et envoya un message plus qu'énigmatique au messager, tant il avait voulu faire vite. Mais il savait que son ancien compagnon comprendrait. Après tout, il n'avait guère le temps de faire des phrases entières : Thompson pouvait se retourner à tout moment. Et Hermès était maître quand il s'agissait de résoudre des énigmes.
Ambre. Psy de la famille. Essayer.
« Par les Parques, Apollon, tu es un génie. »
D'un geste brusque, Hermès se redressa en position assise, le téléphone entre les mains, l'esprit soudainement plus léger.
Pourquoi n'y avaient-ils pas pensé plus tôt ? Pourquoi avoir mis si longtemps à mettre le doigt sur une solution, que dis-je, un homme qui serait en mesure de les aider ? D'aider Ambre à sortir de son mutisme et de sa chambre ?
De l'aider à redevenir un tant soit peu elle-même ?
Les Parques avaient leur propre planning, Hermès le savait. Mais il trouvait qu'elles avaient été beaucoup trop longues sur ce coup-ci.
« Tu… qu'est-ce que tu fais sur la moquette ? »
La voix quelque peu enrouée d'Ambre fit sursauter Hermès, qui, la main sur le cœur, ferma les yeux et se concentra pour calmer les battements fous de ce dernier.
Les heures passant, et le silence s'éternisant, Hermès avait fini par oublier où il se trouvait. Il s'était même peut-être assoupi entre temps, maintenant qu'il y pensait. Mais la présence d'Ambre n'avait rien d'étrange ou d'alarmant. En fait, l'intrus ici, c'était lui : n'en pouvant plus de passer ses journées assis devant la porte de la chambre de la demi-déesse, s'imaginant les pires scénarios, Hermès avait craqué et avait pénétré dans la pièce, s'introduisant aussi silencieusement qu'un voleur l'aurait fait.
Il avait alors trouvé une Ambre endormie, au visage paisible, et la peur qui lui écrasait l'estomac s'était quelque peu apaisée. Mais pas au point de le laisser faire demi-tour : une part de lui – peut-être la plus paranoïaque -, avait voulu prolonger la surveillance, au cas où un cauchemar apparaissait ou si Ambre ressentait le besoin de parler. Cela faisait une semaine qu'ils communiquaient à travers la porte – Hermès toquant régulièrement et Ambre lui signifiant que tout allait bien en toquant à son tour ou en lui envoyant un texto. Mais ces quelques échanges ne suffisaient pas à rassurer le dieu, qui éprouvait le besoin de la voir en chaire et en os pour être entièrement soulagé. Alors… lorsqu'Ambre n'avait pas répondu à ses trois coups, il avait craqué. Et était resté.
« Désolée, je ne voulais pas te faire peur. »
« Qu… quoi ? », balbutia Hermès, encore dans ses pensées.
Puis, les paroles d'Ambre percutant finalement, il s'empressa de rajouter, alors qu'Ambre s'apprêtait sans doute à répéter, les joues rouges :
« Non, Ambre, ce n'est guère toi qui dois présenter tes excuses… Je me suis infiltré dans ta chambre sans même en demander la permission… c'est moi qui ai eu le comportement le plus bizarre des deux. »
Hermès ne se souvenait pas d'avoir jamais parlé aussi vite. La gêne qu'il ressentait était immense et le dieu messager était persuadé d'être aussi rouge que l'était Ambre. Un rouge écrevisse.
Le silence s'installa pendant quelques instants, simplement rompu par le bourdonnement lointain du trafic. Hermès ne savait où regardait tandis que Ambre faisait passer sa nervosité en tapotant légèrement son crayon sur le bloc-notes qu'elle tenait entre les mains.
Attendez. Un stylo et un bloc-notes ?
« Tu… es réveillée depuis longtemps ? »
Hermès tenta de dissimuler l'inquiétude qu'il ressentait à la simple idée d'avoir échoué à la mission qui l'avait poussé à entrer dans la pièce sans y être invité : et si, malgré ce qu'il s'était promis, Ambre avait été victime d'un cauchemar ? Et qu'il n'avait pas entendu ses cris parce qu'il… parce qu'il dormait ? Le dieu ne savait pas s'il devait rire, pleurer ou se donner une bonne baffe face à cette possibilité.
Tu avais un job, Hermès. Un.
« Non. »
Ambre venait de consulter le réveil et secouait doucement la tête.
« Un peu plus d'une demi-heure, je dirais. »
« Un cauchemar ? »
Ambre dut percevoir le trouble et la peur qui tiraillait Hermès car ses lèvres se fendirent en un sourire doux et compatissant.
« Détends-toi, Hermès, s'il te plaît…, murmura-t-elle. Ce n'est pas sur moi que tu es censé veiller. Je vais… mieux. Et si un cauchemar m'aurait sorti du sommeil, tu l'aurais sans doute remarqué. », grimaça-t-elle.
Il régna quelques secondes de silence supplémentaire, Hermès ne sachant quoi répondre, avant qu'Ambre ne reprenne, d'un ton plus timide que précédemment :
« Tu ne veux pas venir t'asseoir ici ? »
Puis, voyant qu'Hermès lui lançait un regard hésitant, les joues aussi rougies que les siennes :
« Je veux dire… ou sur l'un des fauteuils… C'est juste que… le sol n'est pas… enfin… Oh, par les Parques… »
Nettement gênée, Ambre se cacha le visage dans les mains.
« Excuse-moi, je ne voulais pas insinuer quoi que ce soit… »
Contre son gré, Hermès laissa échapper un rire nerveux, tout en passant une main dans ses boucles brunes. Une part de lui aurait aimé pouvoir serrer Ambre dans ses bras, la protéger du monde extérieur, mais une autre… une autre se montrait hésitante. Et puis, la fille d'Iris semblait totalement gênée par cette perspective alors…
« Tu… Ambre, je peux te poser une question ? »
Souhaitant mettre fin au malaise que tous les deux ressentaient, le messager venait de se poser sur l'un des fauteuils bleus de la chambre. Et de se rappeler ce qu'Apollon lui avait demandé. Peut-être qu'il allait instaurer un tout autre malaise, mais il se devait de demander : cela ne pouvait qu'être bénéfique pour la demi-déesse.
« Hm ? »
« Tu… tu as déjà pensé à voir quelqu'un ? »
« Voir… quelqu'un ? »
« … Pour… pour parler. De ce qu'il se passe dans ton esprit. »
« Un psy ? »
Doucement, Hermès hocha la tête. Ambre se mordit la lèvre inférieure, sa main gauche jouant nerveusement avec le pendentif qu'elle portait autour du cou. C'était la première fois que Hermès le remarquait. Une colombe. Ben. Son cœur se serra douloureusement : il avait de plus en plus l'impression qu'en perdant le fils d'Aphrodite, Ambre avait également perdu une part d'elle-même. Qui ne pourrait jamais être réparée.
« Oui. »
La réponse n'avait été que murmures, si bien qu'Hermès ne faillit ne pas l'entendre. Le regard désormais posé sur son bloc-notes, Ambre avait pali.
« J'y ai pensé de nombreuses fois. Mais je n'ai jamais osé. »
« Pourquoi ? »
Nul jugement dans la question du dieu. Juste de la douceur, de l'encouragement à s'ouvrir un peu plus.
« … j'ai… la peur, certainement. Lorsqu'on a vécu une enfance durant laquelle aucun adulte ne vous croit… j'ai peur que cela se répète. Que… la ou le psy pense que j'invente. Ou… qu'il ou elle juge. Qu'elle me dise… qu'elle… »
La voix d'Ambre se cassa et Hermès aperçut une larme s'écraser sur le papier. En moins de temps qu'il ne le faut pour le dire, le messager était aux côtés de la demi-déesse. L'envie de la serrer contre lui était plus que forte, mais Hermès se retint : il voulait que cela vienne d'Ambre. Qu'elle ne soit pas victime d'un câlin dont elle ne voulait pas.
« Tu n'es en aucun cas responsable de ce qu'il s'est passé, Ambre. L'unique responsable, c'est ton père. »
« Je sais… enfin, j'essaie de me le dire. J'essaie aussi de me dire que… que Ben… »
D'autres larmes dévalaient désormais les joues d'Ambre. La blonde avait fermé les yeux et baissé la tête, comme pour s'empêcher de craquer davantage. Le messager tenta alors, d'une voix douce :
« … Apollon et moi avons… enfin, Apollon a pensé à quelqu'un qui pourrait potentiellement t'aider. Uniquement si tu le souhaites, bien entendu. »
« Qui ? »
Ambre observait Hermès avec les yeux emplis de larmes mais aussi de surprise et… d'espoir ?
« On le surnomme le psy de la famille mais Matt et toi devez le connaître en tant que… »
« Directeur de colo ? »
Le messager acquiesça d'un mouvement de tête et Ambre se passa une main dans les cheveux.
« Je ne l'ai rencontré qu'une seule fois et je crois… je crois que je lui ai hurlé dessus alors… »
Je crois. Ambre ne pouvait guère dire mieux : elle avait rencontré Dionysos le lendemain de la fin des jeux, lorsque Matt et elle avaient été amenés à la colonie, les vêtements encore fumants et le cœur plein de tristesse. Tout ce qui s'était déroulé entre la mort de Benjamin White et le mois suivant cette dernière paraissait totalement flou à Ambre. Elle ne se souvenait que de très peu de choses. Elle se souvenait surtout de la colère et du déni dans lesquels elle était plongée à ce moment-là.
« S'il ne t'a pas transformé en dauphin lorsque tu l'as fait, c'est qu'il ne t'en tient guère rigueur. », souffla Hermès.
Et comment son demi-frère aurait-il pu, d'ailleurs ? Dionysos était parfois perçu comme un dieu presque aussi impitoyable qu'Apollon mais il n'en restait pas moins humain. Et puis, il était celui pour qui les émotions, les cris, les disputes, n'avaient aucun secret. Cela aurait assez vache de sa part de punir Ambre alors qu'elle n'exprimait que l'incompréhension qu'elle ressentait. Hermès se souvenait très bien de son air perdu lorsqu'il l'avait vue entrer dans la salle des trônes. Ambre n'était clairement guère maîtresse d'elle-même et Dionysos avait du le sentir aussi clairement – si ce n'est plus profondément – que lui.
« Mais… il déteste les héros. »
Cette phrase fit sourire Hermès.
« Certains héros, souligna-t-il, légèrement amusé. Surtout Thésée, à vrai dire. Mais tu n'es pas Thésée et tu n'as pas un égo qui t'empêche de passer les portes. Ça devrait le faire. »
Cette dernière remarque arracha un léger sourire à Ambre, ce qui réchauffa le cœur d'Hermès.
Enfin un sourire.
« Mais… tu vas lui en parler avant, n'est-ce pas ? »
« Bien entendu. Il me faut le consentement des deux parties. Même si je suis à peu près certain de sa réponse. »
« Merci, Hermès. »
La sincérité était palpable dans le ton d'Ambre. Autant que le soulagement.
Hermès bénit silencieusement les Parques : peut-être qu'ils arrivaient enfin au bout du tunnel.
« Remercie Apollon., souffla-t-il. Apparemment, le cours de maths lui a donné des idées. »
« Il doit vraiment être intéressant, ce cours de maths. »
Le sourire et l'amusement, même légers, de la fille d'Iris étaient aussi de bon augure que contagieux. Le messager ne put s'empêcher de sourire à son tour.
« Oh que oui. Captivant. »
« Hé, Jones ! Matt, attends ! »
Hugo Walters courait sur les trottoirs fraichement mouillés de Phoenix, la respiration haletante.
« Qu'est-ce que tu veux, Walters ? »
Matthew Jones ne fit absolument aucun effort pour cacher son ennui ou son ressentiment. Ambre et lui avaient beau avoir fait une promesse à Benjamin, il n'empêche que le fils d'Arès avait dépassé les bornes : Matt n'acceptait nullement que quelqu'un blesse sa sœur jumelle. Encore moins quelqu'un qui se prétendait être le petit ami de cette dernière.
« Je voulais… je voulais m'excuser. Pour ce qu'il s'est passé à la cantine, l'autre jour. »
Face à un Matthew aux bras croisés et au regard noir, Hugo affichait sa décontraction habituelle. Si ce n'est qu'une toute petite pointe de regret était palpable dans sa voix. Et encore, il fallait bien la chercher pour la trouver.
« Ce n'est pas à moi que tu dois présenter tes excuses., asséna Matthew d'une voix plus forte que prévu, ce qui lui valut le regard de quelques passants. Et même… »
« Je sais. C'est pour ça que je veux faire la route jusqu'à l'hôtel avec toi. »
« Certainement pas. »
Cette fois, ce n'était guère Matthew qui avait répondu, même si, selon lui, il aurait fourni pratiquement la même réponse : il était hors de question qu'Hugo s'approche d'Ambre. Il lui avait fait assez de mal comme cela.
Et Apollon semblait être entièrement d'accord puisque c'était lui qui venait de prendre la parole. Le dieu se tenait à la droite de Matthew et avait adopté la même posture que son descendant. Sauf que son regard se faisait davantage plus noir et qu'il serrait fortement les mâchoires.
Hugo Walters le dévisagea quelques secondes avant de lâcher un éclat de rire dédaigneux.
« Qui t'a demandé ton avis ? Et qui es-tu pour le donner, sérieux ? Tu connais les Jones depuis quoi… un mois ? »
« Il n'empêche que je me soucie davantage de leur bien-être que tu ne sembles le faire. »
« N'importe quoi. »
« Ah oui ? En es-tu bien sûr ? Parce que je mettrais ma main à couper que tu veux présenter tes excuses à Ambre uniquement pour que ton esprit soit tranquille. »
« Et alors ? Qu'est-ce que ça peut te faire, si c'est le cas ? »
« Vous ne sortez pas ensemble, tous les deux ? »
« Uniquement parce que je n'ai pas encore trouvé mieux. »
« Espèce de… »
Matthew avait l'impression que son père venait de le corriger – ce qui n'était nettement pas agréable. Autrement dit, qu'il venait de se prendre un coup de pied dans l'estomac. Non mais pour qui Hugo se prenait-il ? De quels droits traitait-il sa sœur de la sorte ?
Une vague de colère le submergea et le fils d'Iris se serait certainement retrouvé à étrangler Walters si Apollon ne l'attrapa pas à temps par le bras, le tirant en arrière.
Matthew se retourna vers le dieu, prêt à répliquer et à se défaire de son emprise, mais l'expression qu'arborait désormais Apollon l'en empêcha : les lèvres pincées, le musicien regardait Hugo d'un air qui faisait froid dans le dos, tellement il était dénué d'émotions.
« Répète encore une seule fois ce que tu viens de dire, fils d'Arès, et je te promets que ton père aura l'immense plaisir de recevoir tes restes dans son prochain colis. A condition qu'il y en ait, des restes. »
« Apo… »
« Fils d'Arès ? Mais comment… »
Le hoquet de surprise d'Hugo avait noyé l'intervention de Matthew, qui se mordit immédiatement la lèvre inférieure : il avait failli faire voler en éclats la couverture du dieu. Mais celui-ci n'était-il déjà pas en train de le faire ?
Inquiet, le fils d'Iris regarda le ciel, comme s'il s'attendait à ce que le roi des dieux apparaisse et leur flanque une bonne raclée. Mais rien ne se passa. Si ce n'est qu'Apollon continua ses menaces, devant un Hugo à la fois déconfit et prit de court.
« Oh, je sais beaucoup de choses, Walters. Beaucoup de choses à ton sujet. Et si j'étais toi, je ferais profil bas avant que je ne décide de te transformer en corbeau pour le restant de tes jours. »
« Mais… Mais t'es qui, exactement ? »
« Fred, on ferait mieux de… »
« Quelqu'un qui n'hésitera pas une seule seconde à te réduire en pièces si tu tentes encore une fois de t'en prendre aux jumeaux. »
« Ah oui ? Et bah, allez-y, qu'est-ce que vous attendez ? »
Deux émotions contradictoires animaient Hugo Walters : la peur et l'irritation. La frustration. La frustration de se laisser marcher dessus par un foutu blond aussi gaulé que les pires geeks du lycée. Hugo n'avait jamais apprécié les menaces, tout autant qu'il n'avait jamais aimé se retenir de provoquer celui ou celle qui en proférait à son encontre. Si une personne lui affirmait qu'elle était capable de le réduire en miettes, alors elle n'avait qu'à lui montrer. Après tout, dans la plupart des cas, c'était lui qui remportait la partie.
« Tu ne sais pas à qui tu t'adresses, mortel. Tes paroles pourraient avoir de graves conséquences. »
« Une raison de plus pour filer, Fred. Vraiment. »
Matthew avait reculé de quelques pas et tirait désormais sur le t-shirt d'Apollon. Mais celui-ci ne semblait guère décidé à bouger. Matt se demandait même s'il l'entendait.
« Oui, filez., ricana Hugo. Encore et toujours des paroles en l'air. C'est fou tout ce monde qui me soutient pouvoir me massacrer sans en avoir les cou… AAAH ! »
« APOLLON, NON ! »
« Ambre Jones… oui, je vois très bien de qui tu me parles, Hermès. Elle faisait partie des demi-dieux pris dans les jeux macabres d'Héphaïstos, n'est-ce pas ? »
Posant sa canette de coca light sur la table basse, Dionysos s'assit sur l'un des fauteuils du salon de la grande maison et attrapa un calepin ainsi que son stylo favori. Le dieu arborait son apparence qu'il réservait à l'Olympe : milieu vingtaine, cheveux bouclés longs tombant sur les épaules et teint hâlé. Barbe presque inexistante. Seul son regard violet et le sérieux qu'on pouvait y lire le différenciait des surfeurs de Californie.
« Oui., acquiesça le messager. Elle m'a d'ailleurs dit qu'elle t'avait crié dessus et qu'elle pensait que tu ne l'aiderais pas pour cela. »
« La pauvre était en plein stress post-traumatique. Comment pourrais-je lui en vouloir ? Pendant soixante-douze heures, elle a vécu des choses que la plupart d'entre nous n'auraient su surmonter. »
« Donc… tu acceptes ? »
Le ton d'Hermès s'était fait plein d'espoir : il savait que Dionysos était toujours réticent à aider les demi-dieux. Il savait également que son frère croulait sous les patients et avait mis en place une liste d'attente qui commençait à être aussi longue que la guerre de Troie. Et il savait pertinemment qu'il n'avait normalement pas le droit d'être en contact avec lui…
« Hermès, si le peu que tu m'en as dit est vrai, je ne peux guère faire autrement. J'étais persuadé que Ambre suivait déjà une psychothérapie. Sinon, je serais intervenu bien avant. »
« Elle n'a jamais osé. Parce que… parce qu'il n'y a pas que la mort de Benjamin qui l'a traumatisée. »
Hermès s'était promis d'en dire le moins possible. De laisser Ambre se confier à Dionysos sans intervenir au préalable. C'était son droit, après tout. Mais le messager n'avait pas résisté : la peur qu'Ambre n'aborde jamais le sujet de son père le rongeait et il avait besoin de savoir que son frère prendrait le temps de l'évoquer.
« Qu'est-ce que tu veux dire par là ? »
Dionysos observait Hermès avec surprise et inquiétude, sourcil droit légèrement levé.
« Il… il y a aussi son père. »
Gêné d'en avoir trop dit, le dieu se gratta l'arrière de la nuque tandis que Dionysos notait quelque chose sur son carnet.
« C'est vrai que la mort du père Jones n'a pas été… »
« Ce n'est pas tant sa mort. »
Hermès avait interrompu Dionysos tout en se triturant nerveusement les doigts. Le dieu du vin leva les yeux de ses notes.
« Comment ça ? »
« C'est… c'est plutôt… oh, j'en ai déjà trop dit, Dio. Je… »
« Hermès. Tu n'es pas obligé d'entrer dans les détails mais plus j'en saurais avant mon premier entretien avec Ambre et mieux je pourrais l'aider. Est-ce que… est-ce que, d'une certaine façon, la mort de son père a pu être un soulagement pour Ambre ? »
Dionysos avait posé cette question d'un ton calme et prudent, et bien que la formulation puisse paraître affreuse, Hermès savait ce que le dieu entendait réellement par cela : « est-ce que Jones a fait plus de mal à ses enfants durant son existence que lors de sa mort ? »
Trop chamboulé pour parler, Hermès hocha la tête. Dionysos jura en grec ancien.
« Je vois., souffla-t-il. Très bien. Cela ne va pas être une partie de plaisir pour Ambre – ni pour moi, d'ailleurs, je préfère voir les gens heureux. Mais… je pense qu'on pourrait commencer doucement. Pour ne pas la heurter et la faire fuir. Une fois toutes les trois semaines pour commencer, pour lui laisser le temps de respirer entre deux. Mais il faudra que vous soyez très présents pour elle entre chaque séance, surtout les premiers temps. »
« Absolument. »
Dionysos ne put s'empêcher de sourire face à la détermination d'Hermès. Mais il s'abstint de tout commentaire.
« Première séance samedi, vers onze heures. Tentez de proposer une activité apr… C'était quoi, ça ? »
Hermès aurait bien eu du mal à répondre à Dionysos : lui-même avait vu le soudain flash de lumière, comme si quelqu'un venait de le prendre en photo. Mais il était seul dans la chambre et aucun orage ne se faisait entendre. Il échangea donc un regard d'incompréhension avec Dionysos et les deux s'apprêtaient à passer à autre chose lorsqu'un cri se fit entendre.
Ou plutôt, un hurlement. Mais un hurlement qui n'avait rien d'humain. Un hurlement qui pouvait s'entendre à des kilomètres à la ronde, qui faisait trembler vitres et plafonds, qui faisait peur à tout monstre ou mortel qui l'entendait et qui ressemblait… au cri que poussait une divinité lorsque celle-ci était réellement très en colère.
« Où est Apollon ? », demanda Dionysos, avec inquiétude.
« Il… il est censé être au lycée avec Matt… »
« Une chose ou une personne qui y serait aussi et qui pourrait… »
Hermès ne laissa pas le temps à son frère de finir : il le laissa en plan, tout simplement. La peur lui retournant l'estomac, le messager sauta sur ses jambes et disparut du champ de vision du dieu du vin. Celui-ci entendit la porte claquer et resta, pour quelques secondes, immobile, l'air pensif et inquiet, son cerveau tournant à mille à l'heure.
« Au diable la punition du paternel. J'y vais aussi. »
Ce fut sur ces mots que la connexion du message-iris se coupa.
