Antépénultième chapitre ! Et je réalise que je ne sais pas compter... En théorie, la publication devait s'arrêter fin novembre... bah de toute évidence je sais pas compter jusqu'à 27 chapitres parce que y'en aura un publié en décembre xD

Bonne lecture !

Chapitre 25

Quand John rentra de sa soirée avec ses amis, il était joyeusement alcoolisé, et pas franchement plus avancé. Une fois les confidences faites, il avait été bien plus simple de discuter à cœur ouvert avec Molly et Greg. Ses deux amis avaient reconnu comprendre ses sentiments pour Sherlock. Molly, parce qu'elle les avait partagés durant un temps. Greg, parce qu'il avait avoué avoir déjà connu cette fascination pour un esprit génial et supérieur et la fascination qui pouvait en découler. Il était assez objectif de dire que Sherlock était beau, et absolument certain qu'il était intelligent. Il avait débattu des qualités et des défauts (surtout des défauts, s'il fallait être honnête) de l'homme, et du fait que John ne cherchait pas à le défendre ou se voiler la face. Il avait conscience de qui était Sherlock, et l'acceptait pour ce qu'il était. Il savait qu'il le blesserait sans doute encore des dizaines de fois au cours de leur existence, mais qu'aucune blessure ne lui ferait plus mal que sa fausse mort.

Ils avaient déjà vécu le pire, que pouvait-il leur rester ? Au pire, tout allait de travers, et John soignerait son cœur meurtri. Molly avait prouvé qu'on pouvait s'en remettre et rester ami avec Sherlock. Elle ne vivait pas avec lui, bien sûr, mais ça devait être gérable. Personne ne mourrait d'un cœur brisé.

Au mieux, tout pouvait changer et devenir parfait. Mais cette solution, John préférait ne pas y penser. Il ne voulait pas s'y projeter, y croire.

Sherlock était alangui dans le canapé, en pyjama, quand John rentra.

— John ! s'exclama-t-il d'une voix joyeuse. Tu as passé une bonne soirée ? Tu as vu, je suis encore là !

Il était d'une exceptionnelle bonne humeur, depuis qu'il avait retrouvé son corps. En temps normal, jamais il n'aurait songé à demander à John s'il allait bien, s'il avait passé une bonne soirée. Cela faisait partie des conversations indignes d'intérêt pour lui.

La poitrine de John se serra douloureusement en entendant les derniers mots. Quelle que soit l'heure à laquelle John rentrait, Sherlock l'attendait au salon. Il ne dormait jamais beaucoup, mais il lui arrivait de se retrancher dans sa chambre, parfois. Pas quand John sortait. Il attendait au salon, pour être sûr qu'il soit la première chose que John voie en rentrant. Pour que John ait l'assurance qu'il n'était pas mort.

— Oui, merci. On a un peu trop bu, reconnut-il en avançant maladroitement jusqu'à son fauteuil.

Il n'osait pas approcher du canapé. Pas plus tard que la veille, il y était installé, et Sherlock était arrivé et s'était allongé, prenant toute la place, en conquérant. Il avait posé ses pieds sur les genoux de John, comme il avait pris l'habitude de le faire quand il avait un corps de femme. John avait pu constater qu'il était plus grand, comme homme. Ses chevilles étaient plus larges, aussi, mais ses orteils étaient les mêmes, presque un peu trop longs. Il n'avait pas réagi quand John avait posé ses mains sur les chevilles nues, avait caressé distraitement la peau dans un mouvement machinal. C'était à ce moment précis que John avait réalisé qu'il était foutu, quand il avait songé à ce qui se passerait s'il remontait les doigts, les insinuait sous le pantalon, et remontait, encore et encore. La proposition de Greg était tombée à point nommé.

Et hier, Sherlock était avachi en costume : les mains de John n'auraient pas pu aller bien haut sous le pantalon cintré. Il était présentement en pyjama, tissu nettement plus lâche et flexible. John refusait de laisser libre cours à ses fantasmes, d'autant qu'il était alcoolisé, et moins enclin à contrôler son esprit, de facto.

— Tu vas bien ? demanda Sherlock en s'approchant, se perchant dans son fauteuil face à son ami.

Parfois, John se demandait comment il était possible que ce foutu génie, qui savait tout de lui en moins de quelques minutes, puisse passer à côté des évidents et violents sentiments que John ressentait à son égard. Il en était arrivé à la seule conclusion possible : Sherlock savait, et s'il n'en faisait rien, c'était bien la preuve qu'il n'était pas le moins du monde intéressé, quoi que pouvaient en dire Molly et Greg. Aucune autre explication possible.

Il préférait ne pas penser à ce qu'avait dit Sherlock, un jour, entrant dans la salle de bain quand John y prenait sa douche : « Je réfléchis. À toi ».

— Oui, ça va, répondit-il, laconique.

Il n'avait pas assez confiance en ses capacités pour en dire plus.

— Vous avez bu, constata Sherlock en l'observant.

John laissa échapper un bruit, qui aurait pu être un éclat de rire dans son état normal.

— Bien déduit, génie, considérant que je viens de te le dire !

— Pourquoi les gens font ça ? demanda le détective en inclinant la tête sur le côté.

Assis dans son fauteuil comme il l'était (c'est-à-dire à moitié perché, ses pieds à plat sur l'assise), il avait tout du hibou, surtout quand il bougeait la tête pour observer sous différents angles. C'était une posture que Sherlock n'avait que peu adopté ces derniers temps, gêné par sa poitrine et les autres modifications de son corps, dont son centre de gravité modifié, et c'était bon de le revoir agir comme d'habitude.

— Boire ? demanda le médecin, qui essayait d'évaluer sa capacité à aller jusqu'à la salle de bains pour prendre quelque chose pour lui éviter une migraine carabinée le lendemain.

— Boire plus que nécessaire, précisa le détective.

John haussa les épaules.

— Pourquoi tu as pris de la drogue jusqu'à en devenir camé jusqu'à la moelle, et faire quelques overdoses bien méritées ?

Sherlock accusa le coup.

Touché, répondit-il en français. Bien que ça reste une explication incomplète : je sais pourquoi je le faisais, pour éteindre mon cerveau, mais la plupart des gens n'ont pas mon problème.

John aurait volontiers levé les yeux au ciel devant son arrogance, mais le mouvement était risqué, et il préféra s'abstenir. Il s'en voulait en outre d'avoir lancé cette conversation. Il détestait l'idée d'un Sherlock camé. Il savait parfaitement que son ami avait eu besoin de la drogue pour calmer le formidable cerveau qui était le sien et réfléchissait trop, avant de réaliser qu'au contraire, d'une certaine manière, la drogue exacerbait son génie, pas forcément dans le bon sens. Depuis, il savait contrôler son esprit, et se shootait à l'adrénaline des enquêtes. Il avait remplacé une addiction par une autre. Les enquêtes étaient à peine moins mortelles, vu les dangers qu'ils prenaient parfois.

— Même sans avoir ton génie, les gens peuvent avoir besoin d'un oubli relatif, de quelque chose pour les aider à voir la vie en un peu plus rose. Mais l'addiction à l'alcool est comme l'addiction à la drogue, rappela-t-il de son ton de médecin. L'alcool est une drogue. Moi j'ai juste un peu trop bu ce soir, parce qu'on a oublié de boire un verre d'eau entre chaque verre de bière.

Et ils avaient oublié cette règle essentielle parce que John s'épanchait sur ses sentiments pour le grand escogriffe qui lui faisait face, Molly sur sa malchance en amour, et Greg sur une relation balbutiante et qui le terrifiait, pour laquelle il avait évité de donner trop de détails. L'un dans l'autre, les trois amis avaient eu besoin d'une bonne soirée à enchaîner les pintes.

— Tu as besoin de boire, trancha brutalement Sherlock.

Il se déplia d'un coup, bondissant de son fauteuil. John ne chercha pas à argumenter. Sherlock passa à la cuisine, farfouilla, puis revint vers son ami, une bouteille d'eau à la main. Il la posa de force dans celle de son ami.

— Bois, ordonna-t-il.

Ses doigts s'attardèrent un peu trop longtemps contre ceux de John, doux et caressants, et le médecin eut un frisson qui n'avait absolument rien à voir avec ses cinq pintes de la soirée et un shooter.

Sherlock disparut de nouveau, bondissant jusqu'à la salle de bains, tandis que John engloutissait la moitié de la bouteille d'eau avec avidité. Dans le silence de la nuit, et la faible luminosité de leur appartement, John l'écouta ouvrir les placards pour trouver ce qu'il cherchait. Le médecin oscillait entre la reconnaissance que Sherlock s'occupe de lui, inversion des rôles habituels, et l'agacement que le détective sache parfaitement ouvrir le cadenas numérique qui protégeait les médicaments et surtout les forts opiacés de la maison. Il finit par trancher en faveur de la gratitude quand son ami revint avec un comprimé d'antidouleur puissant. Tant pis si Sherlock avait accès à tous les médocs de la maison, au moins John avait l'assurance qu'il ne les prenait pas sans son consentement, puisqu'il vérifiait les stocks.

— Tiens, indiqua Sherlock.

De nouveau, il effleura la peau de John de ses doigts, un peu trop longtemps pour que cela soit anodin, et John frémit de nouveau.

— Merci, murmura-t-il.

Son colocataire s'apprêtait à se détourner, s'éloigner quand John l'attrapa, le retenant par le poignet. Le médecin n'avait pu retenir son geste, et son pouce frottait le poignet de son ami, doucement, tendrement. Caressant les cicatrices qu'il y portait. John haïssait ces cicatrices, cette preuve de tout le temps passé loin de lui.

— Tu es vivant, murmura-t-il. Tu as été blessé, tu es marqué, mais tu es vivant. Tu es rentré. Tu es vivant, mais tu es rentré et tu es là avec moi. Tu es là. Tu es avec moi.

Ses doigts continuaient de caresser le poignet anciennement blessé, de sentir les légères boursouflures des cicatrices blanchâtres, dans des cercles de plus en plus larges, qui remontaient sur le bras et descendaient sur la main. Sherlock en tremblait doucement, ce dont John ne paraissait pas se rendre compte.

— Oui, répondit le détective. Je suis vivant, et je suis avec toi.

— Merci, lâcha soudain John. Merci d'être rentré.

C'était ce qu'il n'avait jamais dit à Sherlock, depuis tous ces mois qu'il était là. Ce qu'il avait caché sous toute sa colère et la douleur de sa perte. Merci d'avoir exaucé mon dernier miracle. Merci d'être rentré, de ne pas m'avoir abandonné définitivement.

— Pardon, lui répondit Sherlock sur le même ton. Pardon d'être parti.

Le détective s'agenouilla aux pieds du fauteuil, devant pour une fois lever les yeux pour voir son ami. John n'avait pas lâché son poignet et continuait de faire des mouvements de son pouce, alors Sherlock posa sa main sur les genoux de John. Ce n'était pas grand-chose. Il avait posé ses pieds sur ces mêmes genoux des tas de fois.

L'autre main de John lâcha le comprimé qu'il tenait encore, le posa sur la table à côté de lui, avec la bouteille d'eau. Lentement, il la leva et vint la poser contre la joue de Sherlock, lequel réprima le réflexe stupide qu'il avait eu, celui de presser sa joue contre la paume, de s'appuyer contre cette main, de se laisser aller contre.

Lentement, de la pulpe de ses doigts, John retraça les pommettes de son ami. Tranchantes, acérées, tellement dessinées. Quand il avait un corps de femme, elles s'étaient adoucies, s'étaient faites moins prononcées. John réalisa soudain qu'il les préférait comme ça. Qu'il préférait son Sherlock, pleinement lui.

— Je... commença-t-il.

Sherlock, à travers ses longs cils, le regardait intensément.

— Je t'...

Peut-être trop intensément.

John referma la bouche. Garda ses lèvres le plus serrées possible. Il ne pouvait pas. Il ne devait pas se laisser aller à ces mots. Il laissa retomber sa main, brisa leurs échanges de regard.

— Je dois aller me coucher, indiqua-t-il à la place.

Il sentit plus qu'il ne vit Sherlock hocher la tête, puis se redresser. John reprit son comprimé, et le mit sur sa langue, avalant de grosses gorgées d'eau pour le faire passer. Comme bien des médecins, il était un mauvais patient, et en plus, il ne savait pas avaler les gélules. Sherlock faisait ça avec une facilité évidente, à croire qu'il pouvait tout gober sans sourciller.

L'esprit de John bondit vers une pensée fort peu recommandable, et il se mit à rougir, espérant que Sherlock ne le voie pas, et surtout ne suive pas son cheminement.

Le médecin se redressa brusquement, se levant un peu vite pour son oreille interne, et il tituba sous l'effet combiné de sa tension malmenée et de l'alcool ingéré.

— Tu as besoin d'aide pour monter ? demanda Sherlock.

La proposition était inédite. Ce n'était pas dans ses habitudes de prendre soin de John.

— Ça devrait aller, l'assura John.

Le détective haussa les épaules, et retourna à son fauteuil, où il s'assit normalement. La vision était bizarre. D'habitude, le Sherlock en pyjama était celui qui se vautrait dans le canapé ou se perchait dans des positions improbables. C'était le Sherlock tiré à quatre épingles qui s'asseyait comme un lord dans son fauteuil Le Corbusier. Et les deux versions pouvaient indifféremment faire des expériences dans la cuisine. John connaissait par cœur son ami, ses facettes, et il avait du mal avec cette vision, sans pouvoir se l'expliquer. Le pyjama lâche retombait sur son corps anguleux, tandis qu'il croisait les jambes et que John avait du mal à le lâcher du regard.

— Tu as besoin de quelque chose ? tenta le détective quand il vit que John ne bougeait pas, se contentant de le regarder fixement.

Sa question réveilla l'esprit embrumé de John, qui sortit de sa transe.

— Non. Merci. À demain, Sherlock. Passe une bonne nuit. Fais de beaux rêves.

Il se dirigea vers l'escalier avant de définitivement perdre la raison et d'être incapable de partir de cette pièce. Il n'avançait assurément pas aussi vite qu'il l'aurait voulu, mais considérant son équilibre précaire, ça valait sans doute mieux. La seule chose rassurante, c'était qu'il ne risquait pas de vomir. Avec l'âge, il tenait peut-être moins bien l'alcool, mais il n'avait jamais vomi de sa vie après une cuite.

Il était à la moitié de l'escalier, quand le son du violon s'éleva du salon. John dut se faire violence pour ne pas faire demi-tour et courir se jeter dans les bras de son meilleur ami pour le remercier. Sherlock le prendrait beaucoup trop mal, assurément. Il détestait les contacts physiques.

Mais à sa manière, il avait vu que John n'était pas en grande forme, et comme il apaisait ses nuits et ses cauchemars par le violon, il l'accompagnait pour aller se coucher.

Les notes qui dansaient sur les cordes l'accompagnèrent dans toute sa lente préparation avant de dormir, se déshabiller, se rafraîchir, finir de boire la bouteille qu'il avait emporté, la remplir de nouveau au robinet de sa chambre pour la nuit, mettre un T-shirt pour la nuit, se glisser entre ses draps.

En bas, le violon jouait toujours sa douce litanie, ces morceaux que John ne connaissait pas, mais qu'il reconnaissait sans la moindre hésitation. Ils avaient tous une signification particulière, ils lui parlaient. Sherlock lui parlait avec sa musique.

L'air changea soudain, pour quelque chose d'inédit. John en frissonna. C'était peut-être l'alcool ou la soirée, mais il trouvait ça extrêmement émouvant.

Juste avant qu'il ne sombre dans le sommeil, il eut une dernière pensée : si Sherlock détestait les contacts physiques, pourquoi avait-il accepté les mains de John, posées sur lui, tout à l'heure ? Molly et Greg avaient dit que Sherlock était fou de lui...

Il s'endormit avant d'aller au bout de sa pensée.


John se réveilla tard dans la matinée. La nuit avait été mauvaise, plusieurs réveils la gorge asséchée, il avait descendu toute la bouteille d'eau, et beaucoup dormi. Mais au final, son corps avait fini d'ingérer l'alcool, et il allait bien. Il plaignait Greg et Molly, qui avaient dû aller bosser.

Considérant son téléphone sur la table de nuit, il constata qu'il avait des messages :

« Plus jamais on picole autant. J'ai mal au crâne. » avait envoyé Greg.

« La même » avait répondu Molly.

Il sourit : « Pareil ici, sauf que moi j'avais le droit de dormir ! ;p »

Les messages dataient de deux heures plus tôt, quand ses amis avaient dû se lever pour aller bosser. Parfois, le mode de vie avec Sherlock avait du bon. S'il l'avait réveillé à 4h du mat pour une enquête, ça aurait été moins sympa, mais ça faisait partir du jeu, du package-tout-compris.

Il n'y avait pas de bruit dans l'appartement, ce qui ne voulait rien dire quant à la présence ou non de Sherlock. Il pouvait aussi bien être bruyant que silencieux comme un chat. John espérait qu'il était là. Il avait envie de compagnie. Il avait envie de la compagnie de Sherlock.

En soupirant, il repoussa ses couvertures. S'être avoué à lui-même et à ses amis ses encombrants sentiments pour Sherlock était une chose, savoir ce qu'il allait en faire désormais en était une autre. Il avait bien failli l'avouer à Sherlock aussi, hier soir, dans un instant de folie.

Or s'il y avait une chose dont Greg et Molly n'avaient pas réussi à le convaincre, c'était que Sherlock serait favorable à ses avances. Au fil de la conversation, il avait fini par réfléchir aux questions de genre et d'attirance sexuelle et aux étiquettes, et quelque part entre la quatrième bière et le premier shooter, il avait décrété qu'il s'en foutait royalement, en fait.

Même sans alcool, son opinion n'avait pas changé. Il s'en foutait.

Pour autant, ça ne deviendrait jamais réel, parce qu'il ne dirait jamais rien à Sherlock, qu'il garderait tout ça pour lui, se comporterait comme d'habitude et tout irait bien.

Après tout, même s'il ne se l'était pas trop avoué à lui-même, ses sentiments existaient depuis très longtemps, et ça n'avait jamais posé de problème. Il n'y avait pas de raison pour que ça change.

Fort de cette résolution, il s'habilla rapidement, puis descendit d'un pas guilleret au salon. Il allait bien, à peine un mal de crâne résiduel, mais il avait faim.

— Bonjour, John.

Sherlock était là, et son cœur se réchauffa à sa vue. John n'était pas sûr qu'il se lasserait un jour de le voir vivant, dans leur cuisine, avec son corps d'homme et dans un costume sur-mesure cintré. Assis à la table, devant son microscope, il observait une lamelle, l'œil rivé à l'objectif. Il n'avait même pas tourné la tête pour regarder son colocataire entrer, ce qui ne l'empêchait pas d'exactement savoir comment il allait et ce qu'il faisait.

— Tu vas bien, indiqua-t-il, et c'était un commentaire, pas le moins du monde une question.

Sherlock savait parfois mieux que lui-même comment l'autre allait.

— Tes comprimés sur la table de nuit étaient inutiles, alors.

John fronça les sourcils.

— Quels comprimés ?

Sherlock tourna sa molette, toujours observant Dieu savait quoi. Il ne regardait pas John, qui se préparait son petit déjeuner. La bouilloire était encore assez chaude, Sherlock avait fait du thé peu de temps auparavant. Une croyance populaire disait que le détective était incapable de faire infuser correctement du thé, mais c'était relativement faux : la tâche était généralement dévolue à John parce que Sherlock avait la flemme, quand il pouvait l'éviter, et qu'il n'était pas toujours assez attentif pour le faire convenablement. Pour ça comme pour le reste, John en avait pris son parti et le faisait de bonne grâce.

— Ceux que j'ai posé sur ta table de nuit au cas où tu en aies besoin au réveil, répondit le détective d'une voix excédée, désespéré de devoir expliciter les choses si évidentes pour son cerveau.

John n'avait même pas fait attention en se levant.

— Tu es entré dans ma chambre cette nuit pour poser des médicaments sur ma table de nuit ? s'ahurit-il.

Cette fois, Sherlock repoussa définitivement le microscope pour le regarder, franchement las de cette conversation.

— C'est ce que je viens de dire, oui ! Bien que c'était ce matin, pas cette nuit. Tu mettais du temps à te lever.

John en resta ébahi, ne sachant comment réagir. Le remercier ? L'engueuler pour l'absence d'intimité ? S'étonner de n'avoir rien entendu et de la perte de ses réflexes militaires ?

— Tu fais ça tout le temps avec moi, rajouta Sherlock, observant la tête de John.

— Ce n'est pas pareil... protesta faiblement John. Je suis médecin. Et je le fais quand tu es malade.

Le détective haussa les épaules, se détourna de lui.

— Tu étais comme malade.

— Non... Un peu bourré, mais pas malade. Ce n'était pas forcément nécessaire...

John s'en voulait. Il aurait préféré que son meilleur ami ne débarque pas dans sa chambre dans la nuit, alors qu'il venait tout juste de s'avouer ce qu'il ressentait et désirait, car qui sait ce qui aurait pu se produire si John s'était réveillé ? Si son cerveau embrumé par le sommeil n'avait pas pu mettre de filtre et qu'il avait avoué ses sentiments par mégarde, se croyant encore dans un rêve ? Mais ce n'était pas la faute de Sherlock, il ne pouvait pas deviner, et ça partait uniquement d'une bonne intention. Pourquoi étaient-ils parfois si incapables de discuter normalement, de dire merci ? Pourquoi devait-il y avoir dans les silences de cette conversation un immense éléphant dans la pièce ?

— Merci... Merci, Sherlock.

Il avait failli dire « merci quand même » mais s'était retenu au dernier moment. Pour une fois dans sa vie, Sherlock se comportait comme un coloc, un ami attentionné, John ne pouvait pas tout gâcher avec un peu de sarcasme. Et John était reconnaissant, au fond. Le geste n'avait pas eu de conséquences désastreuses, et John n'en avait pas eu besoin, mais c'était l'intention qui comptait.

Sherlock haussa simplement les épaules, puis reprit son expérience. John s'installa à côté de lui pour prendre son petit déjeuner malgré l'heure tardive.


Ce fut un peu plus tard que tout devint complètement bizarre entre eux. John, tout en déjeunant, envoya quelques textos, parcourut les sites d'information, lut des mails personnels, se perdit dans l'activité habituelle qu'il pouvait avoir sur son téléphone. Il n'était pas assez moderne et jeune pour faire défiler un fil infini sur Instagram ou TikTok, mais il possédait un compte Facebook qu'il consultait régulièrement, principalement pour avoir des nouvelles de la famille éloignée et des amis moins proches, vieux copains de fac et d'armée.

Absorbé dans son activité, il ne réalisa pas immédiatement que Sherlock était nettement plus proche de lui que nécessaire. Il semblait pourtant toujours absorbé dans son expérience, et oscillait entre son ordinateur où il griffonnait des notes, son microscope, et une découpe de John-ne-voulait-pas-savoir au bistouri. Le tout en restant parfaitement de son côté de la ligne qui séparait leur table de cuisine. Et manifestement, quelque part au milieu de tout ça, le détective avait fini par rapprocher sa chaise de celle de John, au point que ce dernier devint douloureusement conscient de la chaleur que dégageait le corps de son colocataire.

Ce seul fait aurait pu être anodin.

Si toutefois Sherlock n'avait pas, en se levant pour faire le tour de la table, posé une main sur l'épaule de John. Quelques secondes à peine, un geste machinal, qui figea John dans une incompréhension totale. Sherlock n'avait pas de gestes machinaux qui nécessitaient de toucher une autre personne.

D'accord, le médecin voulait bien reconnaître un point à Greg et Molly : le détective avait un problème avec l'espace vital de John, il était souvent dans ses pattes, encore plus pendant son changement de corps, et posait régulièrement ses chevilles sur les genoux de son coloc. Soit. Ça pouvait très bien ne rien vouloir dire. Des tas de gens étaient très tactiles, sans qu'il n'y ait rien de plus entre eux que des puissants sentiments d'amitié.

Le fait que Sherlock n'était absolument pas tactile, et l'était devenu avec John n'entrait pas en ligne de compte.

Puis, un peu plus tard, John ouvrit le frigo pour y trouver un yaourt pour compléter le simili repas qu'il était en train de faire, songeant qu'il ne chercherait sans doute pas à faire manger Sherlock à midi. Il leur arrivait souvent d'avoir des horaires décalés et absurdes, soit parce qu'ils étaient sur une enquête, soit parce qu'au contraire ils traînaient à la maison et ne se sentaient pas obligés de suivre des horaires.

Mais alors qu'il observait le contenu (assez désespéramment vide) de leur frigo, John sentit Sherlock arriver dans son dos. Il posa une main en bas des reins de John, une pression de rien du tout, juste histoire de dire « ne bouge pas », tandis que Sherlock s'étirait à côté de lui, ouvrant le bac à légumes (qui ne contenait plus de légumes depuis longtemps. C'était une partie du réfrigérateur dévolue à Sherlock depuis toujours) pour récupérer une bouteille d'un liquide manifestement nécessaire à son expérience. La pression sur le bas de son dos disparut presque aussitôt, mais avait duré assez longtemps pour que John se sente trembler. Il n'avait plus faim du tout.

Il referma le frigo d'un coup sec et quitta la cuisine pour aller s'installer dans son fauteuil, l'esprit tourbillonnant.

Sherlock ne lui accorda même pas un regard. Il y avait quelque chose que le médecin ne réconciliait absolument pas : son ami semblait agir comme s'il pratiquait une expérience sur John, puisque c'était la seule explication logique et rationnelle à son comportement absurde à laquelle John pouvait penser. Mais après chaque « test », il ne regardait pas John, ne cherchait pas à l'analyser, à noter ses réactions, à cataloguer ses ressentis. Au contraire, il semblait totalement s'en désintéresser.

Et pourtant, Dieu seul savait ce qu'il aurait pu recenser comme réaction quand John sentait son pouls s'affoler, sa gorge devenir sèche, sa peau frissonner.

Le médecin eut un peu de répit. Sherlock s'attarda en cuisine, et pendant un moment, seuls les bruits reposants des expériences du détective rythmèrent le silence. John trouvait qu'il y avait quelque chose de réconfortant dans le bruit des béchers qui tintaient et les liquides qui clapotaient. Tant que Sherlock ne faisait rien exploser, John aimait l'entendre.

Et puis Sherlock stoppa ses activités, pour une raison qui était généralement aussi inconnue que celle pour laquelle il commençait : c'était comme ça qu'il fonctionnait. Il rangea des choses, en laissa traîner d'autres, referma son ordinateur, puis revint au salon. Et de nouveau, parfaitement volontairement, posa sa main sur l'épaule de John.

— Ton ordi, indiqua le détective en le lui tendant.

John n'avait même pas remarqué que c'était le sien. Il l'attrapa par réflexe, bouche ouverte, bégayant à peine un merci, uniquement conscient de la chaleur des doigts de Sherlock qui s'attardaient contre sa peau.

Sherlock le relâcha et s'éloigna pour s'installer dans son fauteuil dès que John eut refermé les doigts sur son ordinateur, pour le poser à côté de lui.

Ce fut seulement à ce moment-là que John remarqua l'air fermé de Sherlock. Une expression assez difficilement déchiffrable, mais que le médecin interpréta comme de la colère. Sauf que Sherlock n'avait, à son sens, aucune raison d'être en colère.

— À quoi tu joues ? balbutia-t-il, sans pouvoir retenir les mots qui s'échappèrent de lui.

— Je ne joue à rien, grinça Sherlock.

Définitivement en colère alors.

— Sherlock, s'il te plaît. T'es en colère, et je ne sais pas pourquoi.

— Absolument pas.

John leva les yeux au ciel.

— Tu gagnerais l'Oscar de la mauvaise foi quand tu t'y mets. Tu n'es pas dans ton état normal, je le sais. Alors s'il te plaît, dis-moi ce qu'il y a.

Dans l'esprit de John, il y avait encore une minuscule parcelle de foi qui lui disait qu'il y avait une explication rationnelle derrière tout ça.

— Tu te souviens du jour où tu as frappé Coulson ? demanda brusquement Sherlock.

Ça ne datait pas d'assez longtemps pour que John ait oublié, et il hocha la tête, se demandant où la conversation allait les emmener. Sherlock restait assis dans son fauteuil, l'air glacial et furieux.

— Avant que nous ne partions à Scotland Yard, ce jour-là, je t'ai dit que je réfléchissais.

John déglutit difficilement. Il se souvenait très bien de la scène, Sherlock qui débarquait dans la salle de bains alors qu'il prenait sa douche, et qui observait un peu trop intensément son ami. Le médecin avait par la suite préféré ne jamais revenir sur ce à quoi Sherlock pouvait bien « réfléchir ». John avait repensé à cette scène absurde la veille encore.

— J'étais parvenu à une conclusion, poursuivit la voix tranchante du détective.

La respiration de John se fit plus laborieuse, mais il ne prononça pas un mot. Il refusait de se trahir.

— Et hier soir, tu as commencé une phrase, qui aurait pu corroborer mes conclusions, continua Sherlock. Phrase que tu as refusé de poursuivre, avant de t'enfuir.

John sentit une goutte de sueur glacée prendre naissance dans son cou et glisser le long de sa chemise. Donc... Sherlock savait, avait déduit, et il en était furieux.

— Tu n'as pas fini ta phrase, acheva Sherlock, indiquant que c'était cela qui l'avait énervé.

John ne savait pas exactement détecter si son ami était énervé parce qu'il n'avait pas pu valider ses déductions à 100% en l'absence de la phrase de John, ou si c'était parce qu'il ne voulait pas des sentiments encombrants que John avait à son égard. Son comportement bizarre de ce matin pouvait sans doute s'expliquer. Il essayait de faire avouer à John ce qu'il avait gardé pour lui la veille.

— D'accord... Je m'excuse, Sherlock. Je vais déménager, si tu préfères. Ce sera sans doute mieux pour nous deux.

Le médecin se brisa lui-même le cœur en prononçant ces mots, mais il n'arrivait pas à envisager de rester. Il pouvait être l'ami de Sherlock, continuer à agir avec lui comme il l'avait toujours fait, et même rester professionnel en le soignant, mais il ne pouvait pas habiter avec lui si Sherlock connaissait ses sentiments et en était furieux. John avait encore assez d'amour-propre pour ça.

Mais, à sa grande surprise, le visage fermé de fureur de Sherlock perdit soudain toute couleur et il s'y peignit la perplexité.

— Quoi ? Non, pourquoi ?

Les mots avaient jailli tout seul de sa bouche, un cri d'angoisse.

John ferma les yeux, inspirant profondément pour se calmer. Il les rouvrit lentement, les braqua dans les prunelles de son vis-à-vis. Séparés par la distance entre leurs deux fauteuils, il n'était pas capable de lire toutes les nuances des émotions qui jaillissaient dans les yeux clairs, mais il lui devait de lui faire ses aveux les yeux dans les yeux.

— Parce qu'hier, je n'ai pas osé t'avouer que je t'aimais. Parce que je t'aime, Sherlock, et que je comprends que la situation ne soit pas tolérable pour toi. Tu peux valider ta conclusion, ta déduction, félicitations : je suis bel et bien tombé amoureux de toi. Que je parte... ce sera mieux, pas vrai ?

Sherlock ne répondit rien dans un premier temps, et John s'en étonna. Il était d'habitude beaucoup plus prolixe. Ses pupilles étaient dilatées.

— Mieux pour qui ? murmura le détective. Pour toi ?

Sa voix tremblait, s'éraillait.

— Oui, lui répondit doucement John. Pour moi aussi. Je ne veux pas t'embarrasser.

— M'embarrasser ?

— De mes sentiments stupides d'humain normal qui a juste été fasciné par ton génie. Je sais que tu n'aimes pas ça.

Une étincelle de compréhension sembla s'allumer dans l'esprit de Sherlock. John en fut satisfait. Sherlock était tellement peu à l'aise et habitué aux conversations portant sur les sentiments qu'il agissait n'importe comment. Il fallait qu'il retrouve sa rationalité, et tout irait bien. Le fait que la poitrine de John le brûlait de douleur était un moindre mal. Un dommage collatéral. Il ne pleurerait pas. Il l'avait su depuis le début, que tout serait voué à l'échec. C'était sans doute la raison pour laquelle il ne l'avait jamais admis, l'avait plus ou moins accepté durant la période où Sherlock était mort, avant de l'enfouir profondément en lui.

— Mais si je ne veux pas que tu partes ? hésita Sherlock.

— Ce sera mieux pour nous, l'assura John. Tu n'auras pas à souffrir de ma présence, mais ça ne veut pas dire que nous cesserons d'être amis, si tu le veux. Je pourrais toujours t'accompagner enquêter.

— Mais tu ne veux plus vivre ici, trancha la détective, et sa voix était de nouveau nantie d'un souffle de douleur.

— Bien sûr que si, Sherlock, je le voudrais, évidemment que si ! répondit-il d'une voix désespérée.

Le simple fait d'imaginer une vie loin de Sherlock lui donnait le vertige. Il devrait retrouver un emploi, avoir un salaire, chercher un autre appartement, potentiellement une autre coloc, déménager toutes ses affaires... Il n'avait pas réussi à quitter Baker Street durant toute l'absence de Sherlock, l'idée de le faire aujourd'hui lui broyait le cœur.

— Mais je ne veux pas te l'imposer, ni en souffrir !

— Tu ne me l'imposerais pas, indiqua le détective.

— Oh vraiment ? L'idiot de médecin tombé amoureux du génial détective, ça ne finirait pas par te peser, maintenant que tu le sais et que tu t'en rendras compte à chaque instant ?

Sherlock fronça les sourcils.

— Attends... depuis quand tu as ces... sentiments à mon égard ?

La manière dont il avait hésité sur le mot sentiment convainquit John que toute cette conversation était folle, que plus rien n'avait de sens.

— Aucune idée. Depuis toujours, je suppose. Ou très longtemps. J'ai pleuré ta mort, Sherlock, et j'ai souffert comme jamais.

Le détective fit un drôle de bruit en réponse, les yeux écarquillés de surprise. John le regarda, perplexe. Il n'avait pas déduit ça ?

— Il m'est arrivé de dormir dans ton lit, quand tu étais absent. C'est pathétique, pas vrai ? J'avais besoin de te retrouver un peu, alors je dormais dans ton lit. Tu veux vraiment de ça, de moi, pour vivre avec toi, sachant ce que tu sais désormais ? demanda-t-il d'une voix amère, avec un ricanement blessé.

— Ça ne date pas de quelques semaines ? demanda le détective d'une voix blanche, indifférent à son intervention. Ça ne date pas de... mon changement ?


Prochain chapitre le Me 29/11 !

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