VII Le stoïcisme

23 janvier 1999 (Rafael)

Ma vie d'aspirant reprend le lundi comme si rien n'avait eu lieu. J'écris des rapports que Tonks-Lupin corrige. Je la suis dans des compléments d'enquêtes et des missions protocolaires. Je patrouille avec des policiers ou, parfois, avec des aspirants plus avancés, voire de jeunes Aurors.

J'assiste à la rétractation de la plainte de Jovela Sylfor pour le vol de la tiare que son ancien petit ami lui a rendu. Sylfor nous précise qu'elle la présentera à la foire de Bâle après quelques changements. Tonks-Lupin l'écoute, enregistre le retrait, mais ne fait pas de commentaire. Pendant un déjeuner qu'on partage avec sa "copine Dawn", elle espère que la joaillière "ne s'est pas remise avec ce salaud" - ce qui me donne quand même une certaine perspective sur son opinion.

À aucun moment, elle ne parle de Bill ou de Fonsfata ni ne fait de remarques sur la manière dont je tiens ma baguette. Moi, je ne pense qu'à ça. Je fais pourtant mon stoïque quand Tonks-Lupin m'annonce enfin, le jeudi matin, que Bill a amené les baguettes à Fonsfata et que ce dernier demande vingt-quatre heures pour analyser et réfléchir à ses analyses.

"Ne te sens pas exclu. Rien ne sera fait sans ton consentement éclairé", elle prétend.

"Jolie formulation", je lâche, et sans doute rien que le choix de mes mots en dit trop long sur mes sentiments, je m'engueule.

"C'est une formulation à laquelle tiennent les ethnomages", elle commente avec plus de calme que je ne le mérite. "Obtenir l'accord pour utiliser les savoirs, les objets magiques ou les plantes d'autres traditions magiques ne suffit pas. Il faut que cet accord soit éclairé, que celui qui consent ait eu accès à toutes les informations et les explications qui lui permettent de prendre cette décision en connaissance de cause."

Je me souviens que son fils Cyrus fait des études d'Ethnomagie et je me demande avec un léger vertige si cette famille tient ce genre de discussion au petit-déjeuner. Mais après tout, ma grand-mère pouvait disserter sur les éléments de potions à n'importe quelle heure.

"Mon... Remus a une amie ethnomage au Brésil. La marraine de Cyrus", elle complète avec ce demi-sourire qui dit que je suis assez transparent. "Et... la mère de Cyrus l'était aussi", elle rajoute après un silence, comme à contrecœur.

Je me souviens qu'à la soirée, Cyrus a parlé de sa mère biologique pour dire qu'elle était morte depuis ses neuf ans et que sa mère adoptive comptait au moins autant. Tout ça m'intrigue. Mais ne me regarde pas.

"Je n'ai pas l'impression que mon choix pourra être éclairé", je soupire après m'être forcé à en revenir au vrai sujet de notre conversation.

"Pourquoi ?'

"Le plus simple serait de tout brûler et de faire un emprunt pour acheter une nouvelle baguette..."

"C'est une option", elle sourit avec une indulgence qui me prend aux tripes. "Moi, j'attendrais de savoir ce que dit et propose Fonsfata avant de faire un feu de joie. Ollivander a insisté sur le fait que cette baguette te convenait parfaitement. Ollivander n'est ni un expert de pacotille ni un mauvais commerçant. S'il avait eu mieux à t'offrir, il te l'aurait dit."

"Bien, cheffe", je fais mine de lâcher.

"Et je ne prendrais pas cette décision à ta place", elle rétorque. Et je réalise qu'effectivement, j'attends confusément que d'autres prennent cette décision-là. "Il n'y a aucune urgence."

"À part si tu te fais blesser parce que je suis incapable de te protéger, cheffe", je lâche.

"D'abord, je sais ce que tu sais faire, Rafael. J'en tiens compte", elle me répond. "Ensuite, tu es moins précis ou puissant que d'autres de nos collègues, mais tu l'es bien davantage que le commun des sorciers. À moins de tomber sur de vrais combattants, ce qui peut arriver, tu as une bonne marge. Tu n'aurais pas eu le test ou le rang d'aspirant sinon, Rafael. J'imagine que mettre trois années là où d'autres en mettent deux peut créer des blessures et des doutes, mais la plupart des sorciers, même si on leur donnait dix ans pour le faire, n'y arriveraient pas."

Personne ne l'a jamais dit comme ça, je réalise. Mes formateurs ont applaudi mes progrès, mais toujours souligné mes limitations. Et mes camarades ont entretenu cette impression que j'étais le mouton noir incapable. Mais il y a un troupeau de moutons blancs qui ne disposent pas des mêmes capacités et comptent même sur des gens comme moi pour les défendre.

"Je ne vis pas très bien... de me sentir inférieur", je décide de lui livrer.

"Même maintenant que tu sais que c'est aussi pour des raisons techniques ?", elle s'étonne. Je hausse les épaules. "Tu n'arrives pas à imaginer que ça change ?"

"Peut-être", j'admets. "Et... " Je regrette déjà les mots qui se bousculent dans ma bouche, loin du stoïcisme dont j'aime me croire capable. "Je ne cesse de me demander si... si ma grand-mère aurait survécu avec une autre baguette..."

"Oh", elle mesure. Ses yeux sont sérieux et attentifs comme lorsqu'elle questionne un témoin. "Elle n'est pas décédée de maladie ou de son grand âge." Comme souvent, ce n'est pas une question.

"Des fanatiques... de factions qui ne supportent pas que des traditions magiques différentes aient jamais existé sur la péninsule... sont venus dans mon village et... ils ont tué presque tout le monde... dont ma grand-mère..."

Tonks-Lupin prend le temps de digérer ma révélation - que je regrette déjà ; elle va me parler de l'inutilité de la vengeance, je parie ; de la nécessaire impartialité de l'Auror - avant de me répondre.

"Je comprends mieux que tu sois impatient de te sentir plus puissant... et que tu aies envie de toutes les brûler... Merci de ta confiance, Rafael, je ne la trahirai pas", elle promet.

Je suis au-delà des mots et elle le voit bien.

"On finit ce rapport et on se casse d'ici ?"

"Pour aller où ?", je balbutie.

"À Poudlard. Des lianes exotiques toxiques se sont échappées d'une serre et elles semblent avoir trouvé un moyen de résister à l'hiver. Des fruits sont en train de mûrir et des graines adaptées maintenant au climat, c'est une invasion assurée. Ils sont très haut sur les arbres et l'équipe a du mal à en venir à bout. J'ai dit que j'allais aider, mais j'y vois un bon moyen de travailler ton tir de précision."

"J'imagine que je n'ai pas le choix", je fais mine de me plaindre.

Quand la nuit s'installe sur cette région de l'Écosse, on pense avoir nettoyé les zones infestées repérées par le personnel de l'école, mais ça n'a pas été sans mal. Essentiellement parce que ces lianes quand coupées en deux sont capables de sauter d'arbre en arbre pour s'échapper. On a beaucoup marché et couru. Beaucoup dû se coordonner pour nos tirs, aussi. J'avoue que l'exercice était bienvenu à plein de niveaux. Quand on a eu fini, les jumeaux étaient couchés, mais Tonks-Lupin a insisté pour que je dîne avec elle et son mari, et je n'ai pas su dire non. Peut-être que je n'en avais pas envie. Admettons.

Traverser cette école-château pour regagner leur appartement, faite de tours et d'escaliers fantasques, me fait envier mes condisciples qui ont grandi ici. Mais découvrir cet appartement niché dans l'aile des professeurs avec une bibliothèque immense, une cheminée qui crépite, des canapés en cuir, des coussins colorés et des jouets abandonnés dans les coins me laisse nostalgique de la maison de ma grand-mère comme je n'aurais jamais pensé l'être.

L'elfe Linky nous sert un repas et Lupin, qui a déjà dîné, se sert un verre de cherry pour s'asseoir à notre table. Pendant notre repas, il me pose des questions de connaisseur sur la faune magique de la Sierra Nevada et nous écoute lui raconter l'accord à l'amiable trouvé entre Sylfor et son ex-amant pour taire le vol. C'est un homme qui écoute bien.

Je n'ai pas rencontré beaucoup de loups-garous dans ma vie, mais tous m'ont paru en moins bonne forme physique que lui. Lupin paraît légèrement plus âgé qu'il ne l'est, mais il n'a pas cet air souffreteux et impatient que j'ai déjà constaté. Sans doute bénéficie-t-il de bons soins. Reste qu'il me paraît un homme réservé, observant plus qu'il ne parle.

J'ai essayé de me dire qu'il avait eu une femme brésilienne et ethnomage avant d'épouser ma mentore, qui avait été son élève, et j'avoue que ça m'a dépassé. Moi qui n'ose pas parler à une fille, j'aimerais bien qu'il me dise comment on peut séduire des ethnomages et des Aurors... Sans doute transmet-il ce savoir-faire à ses fils. Je ne sais rien de la vie amoureuse du fameux Harry Potter-Lupin, mais j'ai bien vu avec quel type de filles sort son fils Cyrus !

En conséquence, je rentre très tard ce soir-là à l'appartement. Albus Ogden est en train de se coucher quand je pousse la porte.

"On se demandait où tu étais passé, Sopo ! Vous avez eu une urgence ?", il questionne avec curiosité.

Je suis tenté d'inventer, mais je suis trop fatigué. Et puis, qui sait, la vérité l'impressionnera.

"On est allé s'entraîner à Poudlard et... j'ai dîné là-bas", j'avoue donc.

"À Poudlard ?" J'opine en accrochant mon manteau à la patère. Visiblement, ça l'impressionne, je décide. "Tu as dîné avec Lupin ?" J'opine de nouveau. Je vois de la surprise et de l'envie dans les yeux d'Albus. "Remarque, je serais sans doute trop intimidé... J'aurais peur de dire une connerie... Il nous a fait des cours en septième année pour préparer l'entrée à l'Académie... que je n'oublierai jamais."

"Il m'a posé des questions sur les créatures de la Sierra Nevada", je souris. "Je n'ai pas eu l'impression de passer un test. Mais, qui sait ?"

"Et votre entraînement ?", il questionne encore, après un moment de silence qui a peut-être été une hésitation à poursuivre.

"Tirs de précision et coordination tout en nettoyant un morceau du parc de plantes invasives exotiques", je raconte en délaçant mes chaussures boueuses. "Elle dit que je m'améliore", je rajoute parce que c'est la vérité.

"Si elle le dit", ponctue Ogden, un peu incertain de la posture à tenir, je dirais. Il aimerait sans doute en savoir plus, mais n'ose pas demander.

"Bonne nuit, Albus", je coupe court pour aller prendre une douche avant de m'endormir tellement plus rapidement que d'habitude que je ne me souviens de rien.

Je sursaute juste quand le lendemain matin Aonghus Giles frappe à ma porte avec insistance. "Sopo !" Je me traîne jusqu'à la porte et mon colocataire et condisciple a l'air très excité. "Il y a quelqu'un pour toi. Un monsieur âgé... sorcier", il précise.

Il n'y a pas beaucoup de monsieur âgé qui pourrait me rendre visite. Encore que.

"Italien ?" je tente. Avouons-le, je crois que je l'espère.

"Je dirais Espagnol plutôt… Il a un accent comme celui que tu avais quand tu es arrivé… Il est dans le salon."

Quelques minutes plus tard, je suis habillé, mais pas spécialement prêt à faire face à Don Curro en cape de voyage, debout dans notre salon dépareillé d'étudiants londoniens. Je pense qu'il a trouvé dangereux de s'asseoir sur notre canapé. Il me dévisage avec hauteur avant d'ordonner.

"Sortons."

"Je dois être au Ministère dans...", je regarde la pendule moldue que Nydia Lytton a ramené d'une de ses expéditions aux puces et laissé chez nous, "une heure."

"Tu y seras", il prétend.

J'ai beaucoup trop obéi sans discuter à cet homme, toute ma vie, pour faire autre chose que m'exécuter. On sort donc de l'appartement puis de l'immeuble sans un autre mot. J'ai dans l'idée que Ogden et les autres colocataires nous regardent nous éloigner dans la bruine glacée du matin depuis la fenêtre.

"Un briseur de sorts est venu prendre en ton nom toutes les baguettes de ta famille", il finit par lâcher.

"Vous surveillez mon coffre, Don Curro ?"

"Bien heureusement" est sa réponse sans appel.

Je dois surmonter mon envie de le planter là. Je sais qu'il sera là ce soir ou demain. Qu'il ne lâchera pas. Il m'a trouvé à Londres sans mon adresse. Autant dire qu'à moins de quitter l'Angleterre, je ne vois pas comment je l'éviterais.

"Je ne pouvais pas venir moi-même", je décide de répondre. "Je n'ai pas encore le droit de prendre des vacances."

"Qu'est-ce que tu as en tête, Rafael ?" questionne Don Curro en plantant son regard doré dans mes yeux.

"De comprendre."

"Il n'y a rien à comprendre, Rafael", il prétend.

"Une malédiction qui empêche d'utiliser sa baguette pleinement ?"

"Une précaution... un vieil accord... un équilibre qu'il ne faut pas briser - voilà ce qu'il faut comprendre. Rien d'autre."

"J'écoute, Don Curro."

"Je t'ai dit ce que tu as à savoir. Rends-moi les baguettes, je les ramènerai à Cordoue... Avant que... que tout cela ne dégénère."

"D'abord, je n'ai que ma propre baguette. Les autres sont analysées par des briseurs de sorts..."

"Arrête tout ça, tu m'entends ?", il plaide.

"Moi, je veux savoir si la malédiction peut être levée... Je note que vous savez très bien qu'elle est là et bien plus long sur tout ça que moi, Don Curro !"

Je vois l'agacement dans ses yeux, mais je me force à rester impassible. N'est-ce pas lui qui pouvait répéter des journées entières que le stoïcisme était la meilleure défense contre les dangers, qu'il ne fallait jamais montrer sa peur ou sa faiblesse, s'incliner devant les puissants pour mieux les contourner, supporter leurs explosions, mais garder son cap ?

"Rafael, tu crois... tu crois que si ta baguette... était différente… tu serais plus puissant ?", il essaie. Je me dis que si Tonks-Lupin me posait la même question, je douterais peut-être. Mais là, je ne vois que de l'impatience et de la hauteur dans les yeux de Don Curro.

"Clairement. Le faiseur de baguette, les briseurs de sorts que j'ai consultés, tous le pensent aussi", je réponds donc avec obstination.

"Tu serais pourchassé. Tu serais l'homme à abattre ! Et tu nous mettrais tous en danger !"

"Par qui ?"

"Tu sais par qui !", il tonne.

"Qu'ils viennent", je lui réponds avec un calme qui m'étonne moi-même. "Si ma baguette me laisse exprimer ma pleine puissance... ils n'auront peut-être pas le dessus cette fois". Je réalise en le disant que c'est même probablement la raison de la malédiction. Empêcher tous les descendants d'un ancêtre dont je ne sais rien d'avoir accès à l'intégralité de leurs pouvoirs. "Pourquoi Don Curro ?"

"Pour avoir le droit d'exister, tout simplement. Pour ne pas avoir à choisir entre fuir ou être tué."

"Ils ont tué Nuria et presque tous nos voisins", je lui rappelle.

"Des débordements de chiens fous. Ce n'est pas d'eux dont je parle. Nuria aurait dû m'écouter. Ne pas rester dans ce village, ne pas soigner aussi loin... elle a peint une cible sur son dos. Ne fais pas comme elle."

Tout cela n'est pas entièrement nouveau. C'est plus ou moins ce qu'il m'a dit quand elle est morte sauf qu'il n'avait pas alors parlé d'autres plus dangereux encore.

"Qui sont-ils, Don Curro ?"

"Leurs noms importent peu. Ils changent avec les générations, mais l'accord reste. Ceux qui, comme nous, portent cette puissante tradition doivent accepter… des limitations. Ceux qui n'ont pas accepté sont morts ou ont fui. Parfois, la fuite n'a pas suffi. Ne crois pas qu'ici tu seras en sécurité. Même si tu ne reviens jamais chez nous... tu ne seras jamais en sécurité. Et je ne sais pas, moi, où il faudrait que je me terre pour qu'ils ne me poursuivent pas pour obtenir des informations contre toi."

"Ils sont si puissants ?" je questionne avec un scepticisme de façade. Je suis un petit mouton noir porteur d'une malédiction qui me dépasse depuis longtemps. Quelque part, je ne suis pas surpris, je dirais.

"Rafael, ta grand-mère a tant espéré te sauver de tout ça ! Ne fais pas comme Azahara qui s'est cru plus forte qu'eux", il plaide maintenant.

Don Curro ne m'avait jamais parlé avant de ma mère. Jamais je n'avais entendu son prénom dans sa bouche. Il ne m'a jamais parlé non plus de la malédiction. Je mesure que je ne me suis jamais autant approché de la vérité. Mais est-ce que je veux l'entendre ?

13 janvier 2021 2021 Iris

J'aime l'Irlande, surtout dans ses parties sauvages, depuis toute petite. Pas seulement parce que ça ressemble à l'Écosse où j'ai grandi. J'aime aussi particulièrement le nord ouest, avec sa côte sableuse et découpée, faites de dunes herbeuses et de bras de mer comme la péninsule de Keel. La péninsule de Doonvinalla où nous sommes avec ses falaises et ses rochers tranchants sur la mer ou la lande est juste majestueuse. Même la nuit et en hiver, je souris pour moi-même en buvant une nouvelle gorgée de thé, le front collé sur la vitre froide.

Notre surveillance de l'îlot où Allodia détiendrait une maison est en place et j'ai personnellement veillé à ce qu'elle soit prudente. Menée, à la fois de loin, depuis la côte, et sans utiliser de dispositifs magiques. Bref, des hommes et des femmes à pied avec des Multiplettes et des appareils photos enchantés pour prendre des photos à distance. Sur une bonne idée d'Eolynn Camden, elle a accompagné avec deux policiers un pêcheur qui a de la famille sorcière et ils ont pu cartographier à distance l'île. Voilà pour notre action la plus proactive.

Il est clair que la pression de Londres que j'incarne - seconde de Ron Weasley et fille de ma mère - est bienvenue pour calmer les éventuelles protestations. J'ai même pris des tours parce que je crois à l'exemple et à l'effort partagé.

On a ainsi, collectivement, établi que la maison est occupée. Eolynn a découvert que deux femmes moldues du village y vont travailler à tour de rôle. Elle doit essayer de les approcher demain. J'hésite encore à m'imposer dans cette micro-enquête. J'ai l'impression que je ne devrais pas, à la fois pour calmer l'égo de Camden et aussi pour rendre l'approche moins compliquée. Deux inconnues qui posent des questions, c'est difficile à oublier et jeter un sortilège d'Oubliettes pourrait être repéré. Calmer des initiatives potentiellement dangereuses sans faire perdre confiance à l'équipe. C'est l'écueil à négocier.

Je me détourne de la fenêtre pour revenir à la table de commandement que nous avons installée au milieu de ce qui pourrait être un salon, contre un mur. Mon rapport en cours d'écriture est sur la table. Différents documents sont étalés à côté de mon encrier, essentiellement des photographies sorcières. La surveillance d'aujourd'hui a été courte, mais un homme revient sur pas mal d'entre elles.

Ce n'est pas un des sept hommes dont j'ai punaisé les photos dans notre abri. Il pourrait avoir l'âge de mes grands frères. Il est plutôt brun même si ce n'est pas facile à dire avec l'épais bonnet qu'il porte à chacune de ses sorties. Il est plutôt solidement bâti. Ses traits ne me disent rien, mais un court message de ma mère le prétend "méconnaissable d'après Bruxelles". Seuls ses yeux, dorés, me rappellent quelque chose de confus. Je sais, je n'ai pas de preuves, mais dans cette petite maison de pêcheurs isolée, seule réveillée, je n'arrive pas à faire taire la petite voix qui me dit que ça peut être Sopo.

L'appel de Sam me tire de ces réflexions circulaires et un peu dangereuses. Tout en prenant l'appel, je sors de la maison. Le vent est froid, mais la morsure me fait du bien et la maison quasiment vide est très sonore. Je n'ai pas envie de réveiller mes collègues ou, pire encore, d'éveiller leur envie d'espionner ma conversation.

"J'ai cru que tu ne m'appellerais que demain matin", je souris à l'homme de ma vie. J'imagine qu'il a fini toute sa préparation avant de m'appeler.

"J'ai attendu que ta mère parte" est sa réponse fataliste. Je n'ai pas besoin de le relancer. "Elle savait pour le procès. Elle est venue s'occuper des filles - comme d'habitude, après une heure de leur jeu de métamorphose, elles étaient épuisées et faciles à coucher. On serait presque jaloux !"

J'opine parce que ce n'est pas une découverte - le Jeu des Visages comme elles l'appellent les rend toujours étonnamment malléables. Mais je fais aussi le calcul. Si les filles ont été couchées à l'heure habituelle, ma mère est restée bien plus longtemps que pour simplement s'occuper d'elles.

"Après, elle s'est intéressée au procès", il confirme ma suspicion avec un petit rire. "Je ne vais pas râler. Je me sens prêt, du coup. C'est une affaire un peu casse-gueule et je suis content d'avoir eu... un accès direct à son expérience et à sa lecture politique… Toujours inspirant et impressionnant."

J'opine de nouveau parce que tout ça est certainement vrai.

"Cette affaire - ton affaire", il rajoute sur un autre ton, pensif, "l'empêche de dormir..."

"Elle t'en a parlé ?", je vérifie.

"Une faction politique étrangère avec des projets magiques transnationaux... et potentiellement disruptifs... Un infiltré qui ne doit pas être reconnu... et toi au milieu de tout ce bazar, où sa copine Maisonclaire peut être celle qui lui plante un couteau dans le dos ? Un peu, oui... moins que de mon procès, mais pas mal quand même... Je crois même que ça lui a fait du bien."

Je ne dirais pas à beaucoup de personnes, ce que j'avoue alors. Mais j'ai eu le temps de réfléchir à ce que Zorrillo et Maisonclaire ont raconté.

"Je m'inquiète pour elle... J'en suis à envisager d'appeler Carley."

"Je ne suis pas certain qu'elle appréciera", me prévient Sam quand il a surmonté sa surprise.

"Si elle ne prend pas les devants, elle deviendra le fusible si l'affaire tourne mal. Et le potentiel pour que ça tourne mal est là, Samuel", j'argumente.

"Tu crois que tu n'es pas en position de lui dire ça ?", il questionne avec pertinence.

"Je ne suis pas certaine de savoir si je le suis ou pas", je reconnais. Mes relations avec ma mère-mon commandant ont gagné en fluidité depuis la naissance des filles et mon retour à la Division, mais on peut aussi dire que je n'ai pas réellement été à la hauteur de ce qu'elle attendait ces derniers jours.

"Elle n'a pas l'air en colère contre toi, Iris", précise Samuel qui reconnaît bien les signes, je dirais. "Elle dit que vous avez rattrapé le truc en plein dérapage et à temps, Ron et toi. Elle est désolée que tu aies l'air punie avec cette mission qu'elle juge totalement utile... et qu'elle n'aurait pas confié à n'importe qui - ses mots. Franchement... n'appelle pas Carley sans avoir essayé de la convaincre toi-même... N'importe quel chef le vivrait mal..."

"Tu as sans doute raison", je soupire. Et puis, il y a la photo de cet homme. Elle est dans le rapport que j'ai envoyé et qu'elle a peu de chance d'avoir regardé si elle était avec Sam. "Bon, ok, je l'appelle. Ma mère", je précise.

"Maintenant ?"

"Avant de changer d'avis."

Samuel me souhaite bonne chance et je prends le temps de regarder le phare moldu au loin, de sentir la morsure du vent, de me dire que j'ai raison et que je n'ai aucun motif de douter avant de murmurer "Mãe" dans le miroir. Elle répond après deux sonneries seulement.

"Iris ?"

"Tu as eu mon rapport ?", je me lance avec une pointe d'affolement intérieur que je n'ai pas ressenti depuis longtemps.

"Je l'ai là, mais... un truc urgent ? Tu n'as pas mis que c'était urgent !"

Je la vois qui cherche dans son sac ; elle a posé son miroir contre un vase pour le faire. Derrière, c'est l'appartement de Londres - elle n'a pas eu le courage de rentrer à Poudlard après être allée s'occuper des filles et du procès de Sam. Je ne sais pas si le fait que mon père ne soit pas là pour la soutenir est une bonne ou une mauvaise nouvelle.

"Il y a une photo. Un homme en ciré jaune, avec un bonnet noir...", je la guide.

"Ça... ça pourrait être lui", elle admet après de longues secondes de réflexion et sans avoir besoin de davantage de sous-titres. "Ou n'importe quel sous-fifre, mais... l'âge et la stature générale marchent... Les yeux aussi... Tu m'appelles pour ça ?"

"Pas seulement. Je voulais savoir si je me montais la tête... mais pas seulement... "

Dans mon miroir, elle a l'air d'hésiter.

"Iris... tu vas avoir le droit de te moquer, mais… tu appelles qui, là, maintenant ?"

"C'est mélangé... toi, dans toutes tes facettes", je reconnais, contente d'être si mal éclairée de mon côté. Je ne me moque pas, j'espère qu'elle le perçoit malgré tout.

"Merlin, je suis désolée pour toutes les fois où ça t'a posé problème", elle souffle, ses mains essuyant son visage comme pour se réveiller mieux. "J'écoute."

"Je viens de... ruminer pendant des heures tout ce qu'on sait et... je... je me demande si... tu as pris toutes les dispositions pour... te protéger... personnellement, politiquement... si ça tourne mal..."

"Si ça tourne mal ?", elle répète, sa voix est un peu rauque.

"Si ça nous explose à la gueule, parce qu'un petit malin de notre équipe aura pris une nouvelle initiative malheureuse, parce que ces gars ne sont certainement pas des amateurs... parce que d'autres n'attendent qu'une chose, que tu te plantes... parce que d'autres encore n'auront pas d'autre choix que de chercher un coupable... " j'énumère.

"Non", elle lâche.

"Pardon ?"

"Non, je n'ai pas... pris de dispositions... encore... C'est allé bien trop vite pour que je le fasse."

"Alors avec tout le respect dû à mon Commandant, avec tout mon amour filial… il me semble qu'il ne faudrait pas attendre trop..."

Elle a son premier sourire. Pas de la moquerie. Quelque chose de tendre et de nostalgique.

"Merci du conseil, Auror Tonks-Lupin. Et merci de l'inquiétude filiale, Iris... Pour être tout à fait franche... je n'y avais même pas réellement réfléchi... Je... j'ai effectivement du mal à prendre de la hauteur... Merci du rappel bienveillant... Je vais m'organiser mieux..."

"Carley ?", j'ose demander.

"Voire Shacklebolt lui-même", elle me répond avec plus de simplicité que j'en espérais. "Si des gars veulent créer une nouvelle île magique en se servant de notre territoire comme base arrière... je doute qu'il me remerciera de ne pas avoir pris le temps de le prévenir", elle développe. "Merci de ton inquiétude professionnelle et filiale... elle est bien placée... Sincèrement."

"À ton service", je marmonne, plus émue que je ne devrais, que je ne me suis entraînée à l'être.

"Comment les troupes prennent-elles ta présence sur le terrain ?", elle questionne après un moment de flottement qu'aucune de nous deux n'a su briser.

"Comme elles le doivent. Rappel à l'ordre et incitation à faire mieux", je souris. "Rien de tel qu'arpenter les côtes battues par les vents..."

"Tu parles de toi, là", elle estime.

"Aussi", j'admets.

Elle secoue la tête, mais ne dit rien.

"Philippine et Zorrillo ont eu une copie de ce rapport ?", elle vérifie, mais elle n'attend pas ma réponse. "On va voir si la photo les fait réagir."

"Ils peuvent jouer les Aurors stoïques et ne rien dire", j'estime.

"Vu la confiance de Zorrillo envers nous, ça m'étonnerait qu'il ose jouer la carte du stoïcisme jusqu'au bout. Trop à perdre." J'opine que je comprends son raisonnement. "Prochain rapport dans trois heures ?" J'acquiesce avec un sourire d'excuse. Son sommeil va être aussi pourri que le mien. "L'Auror comme ma fille peuvent m'appeler au moindre doute... surtout pour me donner de bons conseils."

"Je suis contente que tu le prennes bien", j'avoue.

"Iris, je ne sais pas pourquoi... Ok, je sais", elle amende, en levant les deux mains en signe d'excuse. Elle cherche ses mots et je m'oblige à ne pas fuir dans l'intervalle. "Même si je ne l'avais pas bien pris sur le coup, Iris, c'était une réflexion intelligente et bienveillante. Parfois mes adjoints me disent des choses que je n'ai pas envie d'entendre et ils ont raison de le faire s'ils sont sincères et bienveillants. Je ne peux pas toujours avoir raison toute seule. J'ai raison quand vous êtes derrière moi, avec les faits, les preuves, le terrain... Ne me prive pas de ton expertise pour de mauvaises raisons, Iris. Et si j'ai des gestes d'humeur déplacés... pardonne-moi, mais ne doute pas de toi."

Des arrivistes, comme les Serpentard sont censés l'être, auraient peut-être sauté sur l'occasion pour parler de cette promotion que je n'ai toujours pas eue. Moi, je me contente de promettre d'essayer de ne pas douter, avec des larmes ravalées avec tout le stoïcisme que je peux réunir.